L'affaire des textes possibles (Enquête/Inédit), par Christine Noille
Christine Noille est rhétoricienne, professeur à l'université Stendhal Grenoble 3.
(Enquête/Inédit)
La grosse horloge marquait toujours quatre heures et quelques: le temps n'en finissait pas de s'écouler. Par la fenêtre entrebâillée le vent qui s'engouffrait n'avait rien de réconfortant. Le commissaire Graimet n'arrivait pas à s'y faire, qu'on eût si froid, à la mi-mai; et il s'obstinait à laisser un peu ouverte la grande baie qui donnait sur le Paris qu'il connaissait tant, la Seine, les quais, les ponts, les boulevards.
Son regard revint sur la visiteuse, qui n'avait cessé de parler depuis qu'elle était entrée: comment s'appelait-elle déjà, un nom double, comme souvent chez les intellectuelles, Monique Sterpan..., ah oui, Monique Sterpan-Caubère. Elle avait dû être une très jolie femme, une de ces créatures proches du pouvoir en place, hantant inlassablement les milieux huppés situés entre Saint-Germain et Port-Royal, à la fois souriantes et déterminées, séduisantes et inflexibles: une silhouette gracile, un port de tête mondain, une coiffure invraisemblable, et des mains longues et fines qui prenaient des poses en scandant le débit de ses paroles. Le commissaire regarda encore une fois la pendule et soupira. L'affaire ne l'intéressait pas mais il sentait qu'il lui fallait dire quelque chose, pour en terminer, pour s'en débarrasser. Et d'abord il n'y avait même pas eu de meurtre, ni de violence, ni rien au fond: voilà, ce n'était pas de son ressort, pas plus compliqué que cela.
- ... Et c'est donc vraiment sur l'insistance de madame la Ministre que je me suis permise, cher monsieur le commissaire, de prendre sur votre précieux temps pour une si petite chose, mais comprenez bien que nous sommes tous bouleversés, à la Bibliothèque de l'École! Et de savoir que nous pourrions trouver auprès de vous un recours nous a paru, dans notre affolement, presque miraculeux! Jamais je n'aurais même pu l'envisager si madame la Ministre ne me l'avait suggéré et si madame la Ministre ne m'avait assuré, cher monsieur le commissaire, de votre légendaire compréhension!
Elle souriait, minaudait, calculait ses réactions à lui une seconde durant, pour repartir menton en avant sur une nouvelle salve de supplications. Le commissaire Graimet avait cessé de rêvasser: l'intrusion des autorités produisait toujours chez lui le même figement, la même exaspération rentrée. C'était fichu, il allait prendre le dossier, il ferait semblant de faire quelque chose, mais il ne pouvait plus y couper.
- Au revoir madame la directrice, j'ai bien noté, 45 rue d'Ulm, on franchit les deux cours intérieures, et on entre au fond par le nouvel immeuble de la rue Rataud.
Quand il referma la porte derrière lui, il était d'une humeur sombre, très vexé au fond. Il bouscula la chaise de la visiteuse pour la ranger dans un coin, ouvrit grand le battant de la fenêtre, qui claqua, déchira les notes qu'il avait fait semblant de prendre sur un calepin et en les balançant dans la poubelle, il s'assit enfin dans son fauteuil.
- Valle! On a du travail, enfin, ce qui s'appelle de nos jours du travail! Dis-moi ce que tu en penses.
Le petit Valle entra aussitôt, toujours à deux pas de son chef, ouvrit son minuscule ordinateur portable et attendit la suite.
- Qu'est-ce que tu veux que je t'explique! C'est une histoire de fous, un canular de normaliens... Normale Sup, tu connais? l'École Normale Supérieure, à deux pas du Panthéon, deux siècles d'«excellence», comme ils disent, des étudiants triés sur concours, des littéraires, des scientifiques, et avec ça, choyés, encadrés, cultivés sous serre pendant quatre ans: bref, la fleur des pois! Alors évidemment, chez eux rien ne se passe comme ailleurs...
L'inspecteur Valle attendait toujours, souriant discrètement sous sa grosse moustache, comme au spectacle. Mais déjà Graimet se calmait, les emportements ne lui duraient jamais longtemps.
- Bon, je t'amuse, c'est cela? Au fond tu penses que je suis flatté? Allons, on passe à la suite, je vais faire bref, tu peux noter: rue d'Ulm, il y a l'École; dans l'École, il y a la bibliothèque des littéraires, la très grande bibliothèque; et dans la bibliothèque, il y avait, jusqu'à peu, rien que pour les rayons Littérature, 50000 volumes, un vrai trésor... tu notes ou tu dors? 50000 textes, Valle, rends-toi compte! Tous les grands auteurs! Depuis Homère, au moins! La littérature mondiale à l'angle de la rue Rataud et de la rue Lhomond! C'est quelque chose, nom de Dieu!... Et donc aujourd'hui, enfin depuis le pont du 1er mai, on a désormais à peu près...
Le commissaire alluma son écran de veille, et fit mine de cliquer sur la calculatrice.
- ... à peu près 500000 textes de littérature. Oui, à la louche, dix fois plus. A peu près bien sûr: car, de l'autre côté, il n'y a plus aucun texte réel. Que des textes possibles.
Et Graimet d'enchaîner, sérieux, imperturbable, professionnel:
- C'est cela même, 500000 textes possibles, à la place de 50000 textes réels, tu te rends compte?
Valle le regarda ébahi, comme s'il avait manqué un épisode dans une série policière. Graimet s'amusait de le voir comme cela, suspendu, ne sachant sur quel pied danser; alors il en rajoutait, faisait la voix de Monique Caubère:
- La directrice me le disait encore ici même: Cher monsieur le commissaire, des textes partout, par terre, en tas, sur les meubles, on est envahi de textes possibles! Mais il n'y a plus... il n'y a plus... plus... aucun texte réel! Disparus, envolés! Des trésors, monsieur le commissaire, des trésors de la Renaissance, de la Révolution, de l'Empire, tous volatilisés! Monsieur le commissaire, faites quelque chose, je vous en prie!... (Et abandonnant sa voix de fausset, Graimet enchaînait en forçant sur les tons graves.) Mais oui madame, mais vous pouvez comptez sur nous madame, je vous en prie madame, à très bientôt madame!
Le commissaire se cala dans son siège et sans laisser à l'autre le temps d'en placer une, il ajouta goguenard:
- Et donc, cher Richard, je me permets de te reposer avec d'autant plus d'urgence la question déjà posée: Et maintenant, que fait-on?
Valle ne souriait pas. Quelque chose lui échappait, qui lui rappelait ses études, son doctorat. Ou cela relevait de la psychanalyse ou cela relevait de la phénoménologie, mais clairement on n'était pas dans le rationnel.
- Monique Sterbère prétend...
- Sterpan-Caubère!
- Monique Sterpan-Caubère prétend que sa bibliothèque a perdu 50000 livres tangibles et en a reçu 500000 virtuels, en un week-end?...
- Oui.
- Alors là, patron, je vais être franc: si des intellectuels de la montagne Sainte-Geneviève s'amusent à dissoudre ce qui est réel et à démultiplier ce qui est possible, libres à eux. Mais nous, on travaille sur du concret, sur du factuel, sur de l'identifiable. Allez voir le juge Seurat, patron, racontez lui vos salades, et vous verrez s'il ne vous dira pas la même chose!
Graimet réfléchissait: bien sûr, le petit avait raison, mais quelque chose le turlupinait dans cette affaire. Peut-être son amour des livres, au fond, qui lui venait du temps où à l'école il récitait des tirades entières, les stances de Corneille, la "Mort du loup", de Vigny, et "Waterloo, Waterloo, Waterloo morne plaine..."! Des souvenirs lui revenaient en bribes, et en même temps, il retrouvait ce respect qu'il avait toujours eu pour la langue française, pour les belles choses de l'esprit, quand elles honorent l'histoire d'un peuple et transportent des générations d'admirateurs. Que de jeunes iconoclastes s'en prennent aux uvres du patrimoine et les détournent, ça s'était toujours vu. Mais là, on avait franchi un cap, ils s'en étaient pris aux textes authentiques, ils les avaient supprimés, remplacés par des possibles, des dizaines et des dizaines de possibles...
- Et d'abord, à quoi ça ressemble, des textes possibles? reprit Graimet en fronçant les sourcils. A des objets en l'air? comme de la barbe à papa? moelleux et translucides?
- Peut-être. Patron, vous devriez abandonner: c'est trop compliqué, ça ne peut que vous faire du mal.
Graimet détourna son regard: Valle le devinait toujours. Il sentait qu'il perdait pied, qu'il fallait se ressaisir.
- Écoute, Richard, on laisse de côté la phéno et on se concentre sur les éléments de base: où? quand? qui? quoi?
- Où, quand, qui, quoi et aussi: pourquoi?
- ...
- Oui, Patron: pourquoi? Quand on aura le mobile, on aura le criminel. Mais franchement, entre nous, qui a intérêt à remplacer un texte réel par dix textes possibles? Elle est là, la vraie question!
Valle sentit qu'il avait touché juste - et mille idées lui revenaient, sur l'utilité des belles lettres, sur la richesse et sur la cohérence des textes quand on apprend à les relire, à les interpréter. Il s'apprêtait à enchérir quand on frappa à la porte: c'était le juge Seurat qui passait prendre le commissaire pour aller à une réception officielle du côté de l'Hôtel de Ville.
Valle et Graimet se regardèrent et tous deux eurent la même idée: le mettre au courant, officieusement, là, entre deux portes, pour voir comment il réagirait, lui aussi. Le juge Seurat était un homme pondéré, attentif, de bon conseil, rien à voir avec ses prédécesseurs, et quand il toussota à la fin du récit, son buste mince et droit appuyé contre la fenêtre qu'il avait pris la liberté de refermer, les deux inspecteurs comprirent qu'il ne prenait pas l'affaire à la légère.
- Valle a raison, commissaire: pourquoi faire des textes possibles, je vous le demande? Et je dirai même mieux: au fond, entre vous et moi, à quoi ça sert, des textes possibles, à quoi ça peut servir?
La question resta en suspens.
- Bon, il est cinq heures passé, Graimet, il faut songer à y aller.
Et ils sortirent tous les deux.
Le lendemain il faisait toujours aussi froid et il pleuvait. A la P.J. les hommes s'affairaient d'un bureau à l'autre, pris par toutes les corvées du matin: rien d'urgent au demeurant, le tout venant du métier, des dossiers à boucler, des rapports à envoyer. Midi venait tout juste de sonner quand le commissaire Graimet put enfin regarder dans l'agenda ce qui l'attendait. Il vit immédiatement la carte que la directrice de l'École lui avait laissée et qu'il avait glissée à la page de ce jour.
Bon, il fallait en finir, et le plus rapidement serait le mieux. Le plan de bataille n'était pas compliqué: mettre sous surveillance les couloirs de la Bibliothèque, enquêter auprès des gens sur place, prendre deux trois clichés du phénomène, repartir, revenir, se montrer le plus possible. C'était ce qu'il appelait remuer la nasse: faire le maximum de bazar, pour éveiller les vocations d'indicateurs. Dans un si petit milieu, ça serait bien le diable si en trois jours on n'avait pas le nom des coupables.
- Marie-Claude, vous prenez la planque; Isabelle, vous interrogez tous les personnels (et les lecteurs, s'il y en a encore); Valle, viens avec moi, on va d'abord manger un morceau, du côté de la Sorbonne.
Graimet appelait les filles de son équipe par leur prénom et les vouvoyait systématiquement. C'était comme ça, un reste de préjugés. Sa femme le taquinait à ce propos mais il n'arrivait pas à les traiter comme les autres, la faute à son éducation sans doute. Il faut dire à sa décharge que depuis sa dernière promotion, au sommet de l'échelle, il ne naviguait plus dans le monde des gens ordinaires: presque tous les soirs il avait des dîners en ville et on le voyait souvent au premier rang des cérémonies.
Dehors les deux hommes eurent la surprise de voir qu'un soleil pâle hésitait: ils en profitèrent pour aller à pieds sur la rive gauche, à deux pas. Valle était impressionné: il devenait de plus en plus rare que son chef s'autorisât des sorties sur le terrain et de fait, ils ne faisaient plus souvent équipe ensemble. Pourtant Graimet ne se sentait pas avoir changé: et pendant qu'il racontait au petit deux trois anecdotes qu'il avait apprises au raout de la veille en l'honneur du grand académicien Luc de Chaumont, il remontait le boulevard Saint-Michel du même pas lourd et martelé qu'autrefois, au temps de ses anciennes rondes. Mais les choses et les gens avaient bien changé, eux: des enseignes de vêtements remplaçaient une à une les échoppes, des files de touristes déambulaient à la place des étudiants, les petits cinémas avaient fermé.
Ils entrèrent dans une des dernières brasseries encore intactes, place de la Sorbonne. Graimet y avait donné rendez-vous à une femme qu'il décrivit en deux mots à Valle comme une amie, professeur de français en classes préparatoires au lycée Henri-IV. Gisèle Lefebvre arriva un peu en retard, comme autrefois, grande, sérieuse, affable, attentionnée. La vérité est qu'il l'avait connue dans une vie antérieure, avant d'avoir rencontré Madame Graimet, et qu'ils avaient vécu un temps ensemble. Pourquoi avaient-ils rompu, il ne se rappelait plus bien, à cause de lui sans doute, mais ils étaient toujours restés en bon terme. Graimet savait qu'il pouvait lui faire confiance.
- Tu es toujours le même, Jules, je te trouve dans une forme resplendissante!
Elle s'assit à leur table et prit comme eux le plat du jour. Graimet s'abstint de prendre du vin, il valait mieux ne pas avoir les idées trop embrouillées.
- J'ai vieilli, Gisèle: je fatigue vite, tu sais; et il y a des choses que je ne comprends plus bien.
Elle le regardait en souriant, sans s'impatienter.
- Alors quoi?
- Je ne sais pas trop par où commencer: une histoire de normaliens, de jeunes universitaires qui s'amusent à faire du grabuge sur les textes; ça te dit quelque chose?
- Non, Jules, je ne vois pas. Tous mes anciens élèves sont très respectueux, non seulement des textes, mais du travail qu'ils font, devant leurs étudiants comme dans leurs recherches. Je trouve même que les jeunes générations sont bien plus sérieuses que nous n'étions à leur âge, Jules! Leur C.V sont remplis de communications et de participations à des colloques internationaux et les articles qu'ils m'envoient de temps à autre sont d'une intelligence, d'une rigueur et d'une ingéniosité étonnantes. De quoi veux-tu parler?
Graimet hésita, puis se tournant vers son collègue:
- Valle te dira mieux, il a soutenu un doctorat en sciences humaines avant d'entrer dans la police, il est plus à l'aise que moi sur ces questions.
L'inspecteur vit le regard des deux autres posé sur lui et il se sentit rougir, bêtement. Pourtant ce n'était pas sorcier, 50000 textes d'auteurs passés à la trappe, explosés, 500000 textes possibles déversés à la place, ça n'arrive certes pas tous les jours, mais une fois qu'on l'a admis, on pouvait peut-être passer à la suite et envisager un peu froidement la chose? Et d'abord dans quel but avait-on pu faire cela, avait-elle même une idée?
Gisèle réfléchit sérieusement, quelques instants. à la façon qu'elle eût de relever la tête et de réfréner un sourire, Graimet vit qu'elle savait quelque chose:
- Je vois que la police se lance dans la critique moderne, quelle audace!
Elle s'arrêta, but un peu d'eau puis reposa son verre et se lança:
- La vérité, Jules, c'est que le métier a changé, et les élèves, et les savoirs sur les textes, et les lecteurs, et même les auteurs. De nos jours, un texte n'est plus un texte; ce n'est rien; rien que des mots inertes, si tu veux, accrochés sur des feuillets comme les tableaux dans un vieux musée, à la queue leu leu, face à des promeneurs désintéressés qui passent sans les voir. Tu sais, Jules, le mode d'emploi d'autrefois n'existe plus, l'éloge des beautés, le culte des uvres et tout le tintouin. Alors on ne lit plus, parce qu'on ne voit pas trop ce qu'on pourrait faire de sa lecture, ou ce qu'on pourrait faire avec des textes.
Graimet l'écoutait un peu déphasé: elle, l'amoureuse des livres, la lectrice absolue, y croyait-elle vraiment, à ces idées modernes, ou faisait-elle semblant d'en prendre le parti? Elle continuait, pourtant, finalement très sûre d'elle:
- Je le vois bien avec mes élèves tout juste bacheliers, ils s'ennuient et quand ils s'ennuient, ils ne lisent pas. Pour sauver les textes, Jules, il faudrait aujourd'hui réinventer les pratiques, dépoussiérer les relectures, les rendre un peu plus actives, un peu moins spectatrices, et ça, c'est une autre paire de manches.
- Qu'est-ce que tu fais, toi?
- Oh moi, je ne compte pas, je n'en ai plus que pour quelques mois dans le métier; mais de jeunes collègues ont lancé un nouveau jeu, très à la mode en ce moment. Les règles en sont simples: on prend un texte, on imagine des variantes possibles, et une fois qu'on les a, on peut même les écrire. Bon, bien sûr, on n'écrit pas vraiment les variantes, mais on dit qu'on pourrait: et rien que cela suffit, tu vois, à regarder d'un autre il les textes réels, comme des variantes qui auraient mieux réussi que les autres, en quelque sorte.
Elle avait dit: les textes réels. Valle et Graimet en étaient sûrs. Il n'y avait plus qu'à la laisser dire, sans éveiller sa méfiance:
- Et d'où sont-ils, ces jeunes collègues?
- Ce sont des chercheurs tu sais, des enseignants-chercheurs en poste, ou en recherche de postes: je me suis laissée dire qu'à l'origine il y avait plus ou moins un groupe informel qui est lié, je crois, à un séminaire de la rue d'Ulm, à Normale Sup
Quelques minutes plus tard, Valle et Graimet se retrouvaient marchant au même pas, côte à côte, en silence, dans la rue d'Ulm. Ils n'avaient pas besoin de parler pour savoir qu'ils pensaient la même chose. Quand ils arrivèrent devant la petite maison qui servait d'entrée à l'École Normale Supérieure, le commissaire eût comme une faiblesse.
- ça risque d'être compliqué, ce qui nous attend là-dedans, mon vieux. Je boirais volontiers un petit quelque chose avant d'y aller. Tiens, là, au bout de la rue, viens donc!
L'estaminet du coin était rempli de groupes animés, qui préféraient manifestement se retrouver là plutôt qu'à la cantine de l'École pour manger. Les deux policiers se glissèrent comme ils purent au bout du comptoir et prirent un demi. Silencieux, en imper beige clair, ils faisaient un peu tâche.
C'est peu de dire que la Bibliothèque était en ébullition. Il y avait des camions dans l'entrée, des gens qui allaient en tout sens, avec des livres à bout de bras, sur des chariots, dans des cartons; des étudiants sortaient de nulle part, traînant en plein milieu. Et à la réception, près de l'escalier, Graimet reconnut les inspecteurs Bastello et Santin, les deux filles, en train d'interroger une à une les personnes qu'elles avaient convoquées.
- C'est quoi, ce bazar, leur demanda-t-il machinalement. ça avance?
- C'est comme ça depuis ce matin, patron, mais rien d'intéressant. Les personnels sont accablés.
Graimet se serra pour laisser passer des livreurs. Par-dessus leur chargement, il aperçut Monique Sterpan-Caubère qui faisait des pieds et des mains pour se frayer un passage à l'autre bout de la salle et le rejoindre.
- Cher commissaire, je vous présente toutes mes excuses pour vous avoir négligé, je me doutais bien que vous viendriez mais mon secrétariat ne m'avait pas dit que ce serait si tôt.
- Ce n'est rien, pensez donc. L'inspecteur Valle et moi-même nous voulions juste nous rendre compte, répondit Graimet en désignant son second.
Il se sentait badin, curieux, pas tout à fait sérieux. Il se fit une place et s'assit sur un coin de table, en repoussant quelques volumes de feuilles mal reliées.
- Alors, alors, où sont-ils, ces textes possibles? Vous êtes en train de les déménager?
- Vous n'y êtes pas du tout! Les déménager, mais c'est impossible, ça coûterait trop cher, et puis après on n'aurait plus rien du tout, sur les rayonnages: autant fermer la Bibliothèque tout de suite! Non, ce que vous voyez là, c'est le legs Chaumont qui est en train de nous être livré: un bon millier de volumes supplémentaires, c'est bien le moment! Mais enfin, ce sont des textes réels, eux au moins, et quels textes! La bibliothèque personnelle et les archives de l'académicien, l'académicien Luc de Chaumont, vous savez, l'auteur qui va être édité en Pléiade? Il nous lègue toutes ses archives, messieurs, rendez-vous compte! C'est une chance fabuleuse pour l'École.
Luc de Chaumont! Quelle coïncidence! Hier soir à l'Hôtel de Ville, Graimet et Seurat lui avaient été présentés alors qu'on lui remettait la médaille des Arts et Lettres de l'Académie Florentine et le voici justement qui débarquait à son tour, descendant l'escalier, cambré sur ses talons. Costume cintré, arborant un jabot de baptise immaculée, ses cheveux blanchis avec des ondulations façon grand siècle, Luc de Chaumont poussait déjà des cris d'exclamation de l'autre côté de la rambarde et Graimet eût à peine la surprise de voir qu'il était suivi du juge Seurat, l'un aussi exubérant que l'autre était discret.
Les deux hommes, petits et fluets, eurent un peu de peine à atteindre le premier groupe. Tous les cinq se répandirent en propos confus et inutiles. Graimet écoutait, répondait, acquiesçait, tout en essayant, mine de rien, d'apercevoir, quelque part, un de ces fameux textes possibles. Les cris de Luc de Chaumont le ramenèrent à la réalité.
- Je compte tel-le-ment sur vous, cher commissaire, cher monsieur le juge! Vous imaginez dans quel état je suis! C'est é-pou-van-ta-ble!
- Je vous demande pardon, mais où est votre problème?
A peine eut-il dit cela que Graimet sentit sur lui le regard de Seurat. Chaumont faillit s'étouffer:
- Mais je vous l'ai dit! Je ne peux pas être plus clair! Comprenez-moi, commissaire, je suis un auteur, moi, et un auteur qui souffre!
- Chers amis, intervint Seurat, je crois que notre auteur est épuisé. Luc, nous vous promettons de faire le maximum, mais ne vous mettez pas dans des états pareils. Commissaire, ajouta-t-il en se tournant vers Graimet, je ne vous cache pas que la situation est critique. Luc de Chaumont vient de faire déposer ici même toutes les éditions de ses textes et tous ses manuscrits autographes. Vous imaginez la proie que cela représente, pour qui voudrait tenter de recommencer le coup du possible? Dilapider l'uvre réelle de notre auteur, l'escamoter en moins d'une heure peut-être et la métamorphoser en milliers de feuillets plus ou moins aléatoires, plus ou moins improbables, quel beau coup! Quelle tentation! Réalisez-vous, commissaire?
- Ah oui, je vois, je vois je vois très bien alors, alors, voyons ce qu'on peut faire, n'est-ce pas allez, pas d'hésitation, voilà voilà on va commencer par mettre en place un cordon sanitaire carrément autour des vrais textes c'est cela, autour des textes édités on va vous les garder, je vous le dis, et de très près! bon, pour ce qui est du reste les brouillons, les ratés, les épreuves, les corrections c'est moins grave, au fond, si on les perd, on verra après et puis à la limite, ça pourrait servir d'appât, hein, ce ne serait peut-être pas plus mal ça nous permettrait d'en finir plus vite!
Ce fut un beau tollé. Même la directrice était effondrée. Seul, le petit Valle souriait sous sa moustache.
- Je crois que vous ne devriez pas réfléchir à voix haute, patron. Les littéraires sont des gens fragiles.
Mais Luc de Chaumont s'était ressaisi. En académicien, il se raclait la gorge, soudain très maître de lui, et attendait qu'on l'autorisât à discourir.
- Si vous le permettez? Oui? bien. Alors, par où commencerai-je? A vrai dire, vous êtes un auditoire un peu difficile, je n'ai pas l'habitude, je rencontre surtout mes lecteurs, mais bon, foin de précautions, allons droit au fait. Les faits, pour la police, il n'y a rien de tel. Donc, je dirai tout simplement que je suis un auteur de textes, c'est cela, j'écris des textes. Vous me suivez? Donc, qu'est-ce qui se passe, quand j'écris un texte? Je l'écris une fois, deux fois, dix fois, je l'abandonne, je le retrouve, il m'accompagne et au bout du compte, je l'édite une première fois et puis pour la seconde édition, je le reprends, je le relis, je le retouche un peu, c'est normal, et comme cela une fois, deux fois, trois fois, vous me suivez?
Graimet commençait à comprendre.
- Pour un texte édité, vous écrivez en moyenne une vingtaine de versions?
- Oh, bien plus, et parfois bien moins, ça dépend des passages et ça dépend aussi des uvres. Mais oui, disons, une cinquantaine de variantes importantes.
- Autrement dit, les variantes sont aussi des textes réels?
- Oui, si l'on veut. On pourrait dire également que les variantes auraient pu être des textes possibles? Mais enfin, elles sont bien réelles quoi. Et surtout, elles n'ont jamais été encore publiées. C'est pour cela que me voir bientôt édité dans la collection «La Pléiade» est pour moi une absolue nécessité...
- Et une consécration, cher monsieur!...
La directrice venait de les interrompre avec beaucoup d'à-propos:
- Quelle merveilleuse nouvelle, permettez-nous de nous réjouir! Nous aurons enfin accès à toutes vos variantes, en notes, après le texte édité! C'est un peu comme si on entrait dans votre atelier d'artiste, je m'en fais déjà une fête
Ainsi il existait des éditeurs qui publiaient les textes qui auraient pu être, avec les textes qui ont déjà été! Les textes possibles avec les textes réels, quoi! Et c'était ça, le must! Et quand il n'y avait plus que les possibles, alors là, c'était la panique! Comment y comprendre quelque chose Graimet se sentait lourd, perdu, positif et entêté. Entre les jeunes chercheurs qui s'amusaient à produire des variantes possibles et les auteurs qui couvaient leurs variantes réelles, il commençait à trouver que cela faisait beaucoup. Il vit Valle qui voulait poser une question, mais Seurat fut le plus rapide:
- Et qui est votre éditeur, cher auteur?
- L'éditrice est une femme remarquable, une enseignante de Paris Vincennes, Paule Dejean, une ancienne de l'École, je crois
- Oui, cher Luc, vous avez tout à fait raison
La directrice savait décidément beaucoup de choses:
- Paule Dejean, si je me souviens bien, messieurs, est une agrégée de lettres modernes. Elle était très liée, quand elle était à l'École, à un de nos séminaires de recherches, voyez-vous pour tout vous dire et même si cela ne vous dit rien, le séminaire de Charles, qui a servi de creuset, en quelque sorte, à toute une jeune génération de théoriciens actuels de la lecture, n'est-ce pas.
- Qui est-ce, Charles?
- Michel Charles? Un des inventeurs probables des textes possibles, voyons Ah! Que n'ai-je pas dit! Les textes possibles! J'avais un instant oublié! Mais qu'est-ce qu'on va en faire, de tous ces textes possibles! Rien que pour les cataloguer, ça nous prendra dix ans! Et pour les ranger, vous y avez pensé? Il va falloir construire un nouvel immeuble alors même que celui-ci vient à peine d'être achevé! Que de soucis, mon Dieu, c'est épuisant!
Et elle s'arrêta là, comme une actrice qui a oublié la suite de son rôle. Le commissaire en profita pour glisser à nouveau sa requête:
- Justement, je me disais, où sont-ils, en fait, ces textes possibles? L'inspecteur Valle et moi-même souhaiterions en consulter quelques-uns.
- Mais pas de soucis. Venez messieurs, vous pourrez vous installer dans une des salles du haut! Ou peut-être préférerez-vous d'abord faire un tour dans toutes les salles? C'est comme vous voulez. Je vous laisse.
Ils grimpèrent les escaliers donnant sur les fichiers. En haut, de partout les livres possibles débordaient, s'amoncelant en piles invraisemblables.
- Alors c'est donc cela?
Graimet avait en main huit ou dix textes possibles du Cid. Dans l'un, Chimène était la fille de Don Gormas, dans un autre elle était la maîtresse de Rodrigue, dans un troisième elle était l'Infante, dans un quatrième une prostituée. Dans d'autres encore, Rodrigue ne tuait pas Don Gormas, Don Gormas n'était pas le père de Chimène, Don Sanche triomphait, et même, les Maures revenaient, s'emparaient du trône et nommaient Rodrigue roi des deux Terres. Certains avaient juste changé quelques vers conclusifs, d'autres barré une scène initiale; la plupart proposaient des réorganisations locales très intéressantes.
Graimet les feuilletait avec précaution, tant ils lui paraissaient fragiles, sur le point de se déliter. C'étaient des feuillets A 4 mis en page grossièrement, imprimés sur un seul côté et cousus en liasses par quelques fils. Pas de reliures, pas de couverture: manifestement les textes possibles n'avaient pas été pris en charge par des éditeurs réels. Leurs auteurs s'étaient contentés de les assembler tels quels au fur et à mesure de leur impression laser, en les enfilant sur une corde qu'ils avaient ensuite nouée. Le résultat était étrange, des liasses molles et froissées d'épaisseur variable, certaines de quelques feuillets, d'autres boursouflées, énormes, retenant ensemble plusieurs ramettes de cinq cents pages. Rien que pour la Nouvelle Héloïse, il devait bien y avoir cinq mètres cube de possibilités.
La situation était grave et le commissaire comprenait que pour des bibliophiles, il fallait faire quelque chose. Mais en même temps il n'était pas sans goûter un certain plaisir, à farfouiller à droite à gauche dans cette débauche de textes, à reconnaître ici un début, ici une reprise, sans souci des contextes, des sources, des intentions. Certaines variantes lui en suggéraient d'autres, et il les cherchait aussitôt dans le tas d'à côté, pour voir si quelqu'un y avait pensé avant lui.
- Tu crois qu'il y a là tous les textes possibles, Valle?
Valle réfléchit un instant.
- Du moment que les textes possibles sont devenus réels, il n'est pas impossible qu'ils suscitent à leur tour des textes possibles qui viennent les remplacer, à un moment donné
- Tu veux dire que ces liasses que je tiens ne vont pas rester là?
- Peut-être pas mais qu'importe: à la place, il y en aura dix autres!
Graimet n'était pas complètement satisfait de cette éventualité. Valle le vit qui glissait dans ses poches la dizaine de Cid qu'il avait mis de côté. Cependant le juge Seurat avait finit par les rejoindre, en quête d'une version pas trop défectueuse du dernier article de Charles. Ils le laissèrent à ses recherches et se décidèrent à faire un tour dans la bibliothèque.
C'était un dédale aléatoire de longues salles ouvertes sur des cours intérieures, certaines ultra-contemporaines, d'autres de ce design industriel daté des années soixante, une enfin, tout au bout, sertie de rayonnages en bois ciré, d'une hauteur invraisemblable, silencieuse et dorée.
- C'est la salle historique, murmura Valle, elle a été inaugurée par Victor Hugo.
Cela ne l'empêchait pas d'être elle aussi envahie de liasses échevelées: tous les romans y avaient été infiniment multipliés. Sur l'une des immenses tables en bois, une étudiante, seule, s'affairait au milieu de dizaines de textes. Les deux policiers se dirigèrent vers elle mais un magasinier les retint:
- Je vous demanderai de ne pas troubler le silence, messieurs, la candidate compose.
Mais déjà elle relevait la tête et s'avançait vers eux:
- Bonjour, vous êtes les inspecteurs, c'est cela? Blanche Descombes, agrégative. Je prépare mon grand oral, la «leçon» dans notre jargon. J'y suis depuis quatre heures déjà, j'ai bien mérité une pause.
- Et en quoi cela consiste, votre devoir?
- Moi, je passe l'agrégation de rhétorique. On a six heures pour composer un discours, qu'on prononce ensuite devant le grand jury pendant quarante minutes: ce n'est pas évident, surtout quand on ne sait pas comment l'auditoire est disposé envers nous, mais bon, il faut être réactif, voilà tout Si on voit que ce qu'on dit n'accroche pas, on a toujours deux ou trois éléments en réserve qu'on est prêt à adapter
- C'est de la haute gymnastique, dites-moi!
- Oui, ou de la cuisine, c'est selon Bon, je retourne à mon sujet: «Le Président américain s'adresse à ses alliés pour les persuader de continuer la guerre en Afghanistan». Chut, ne me dites rien, c'est strictement interdit!
- C'est dur, non?
- Non, c'est classique. Et puis, j'ai le droit de consulter tous les textes que je veux. J'ai demandé au magasinier qu'il m'apporte quelques harangues antiques, de Tite-Live et de Cicéron. J'en ai là une cinquantaine, c'est plus que suffisant!
- Mais ce sont les harangues possibles en fait que vous lisez, ce ne sont pas les harangues réelles! C'est quand même un sacré handicap, pour votre épreuve!
- Pourquoi?
- Comment ça pourquoi? Eh bien, parce que vous n'avez pas les originaux, vous n'avez que des variantes, et alors c'est forcément moins bien!
- Moins bien? Ah non, mais vous faites erreur; moi c'est l'agrégation de rhétorique que je passe, pas l'agrégation de lettres. Vous savez, pour nous, quand on relit un discours, qu'il soit de Cicéron ou de l'orateur lambda, on s'y prend toujours de la même façon: on regarde comment il est séquencé, on essaie de repérer ses articulations, jusque dans les détails, les briques qu'il s'est choisies; on jauge bien sûr aussi son ordonnancement, sa cohésion, les modèles dont il s'inspire, mais ce qui est intéressant, c'est surtout ce qui se passe si on remplace une brique par une autre, en quoi ça fait varier le modèle d'ensemble, son rythme, ses transitions, vous voyez Un discours de Cicéron, ce n'est pas qu'un seul texte, c'est l'ensemble des textes qu'il est possible de faire à partir de lui!
- Mais il est réel, pourtant?
- Pas plus réel que les autres, au fond, et tout aussi aléatoire! A bien y regarder, les discours que vous dites réels ne sont que des avatars parmi d'autres, auxquels l'histoire aurait donné un crédit inconcevable!
Les deux hommes la regardaient, vaguement choqués. Elle ne croyait pas aux textes réels, mieux elle s'en moquait!
- Vous aussi vous avez fréquenté le séminaire de Michel Charles?
- Non, il était déjà parti quand je suis arrivée. Mais j'ai lu ses textes bien sûr. Et puis je participe aux travaux de l'équipe de rhétorique à Grenoble, dont l'une des animatrices a suivi ses cours. C'est complètement fou, vous savez, ce qu'ils sont arrivés à faire, là-bas! Un véritable atelier de composition, où ils détricotent tous les discours possibles et imaginables Une fois qu'on est dedans, c'est passionnant!
Graimet avait le tournis, la salle était trop calme, trop encombrée, trop statique, pour toutes ces idées qui virevoltaient en tous sens. Plus ils avançaient, et plus ça se compliquait. Il avait envie d'un autre demi bien frais.
- Bien, nous vous laissons, mademoiselle, merci beaucoup. Décidément les élèves de Charles sont partout dans l'université!
Alors elle ajouta sans qu'on le lui ait demandé:
- Oui, mais parmi ceux qui sont en poste, il y en a surtout trois qui ont pratiqué les textes possibles. Sophie Rabau, Marc Escola et Christine Noille. Noille est sur Grenoble, donc; Rabau est quelque part à Paris; et Escola est en train de quitter la France, pour la Suisse je crois.
Ce fut comme un coup de pistolet. Une minute avant, on était dans le brouillard le plus complet et tout d'un coup, le voile se déchirait, tous les éléments du puzzle avaient pris place, le tableau était achevé.
Les deux policiers se ruèrent sur leurs mobiles. Il n'y avait plus une minute à perdre: Noille trafiquant sur Grenoble, Escola en fuite vers la Suisse, c'était clair. Il fallait les coincer, si possible avant la frontière. S'assurer de Rabau, planquée à Paris. Joindre l'ambassade de Genève, préventivement. Et faire un tour par Grenoble, pour aller voir d'un peu plus près ce qu'il recelait, leur fameux atelier de rhétorique. Graimet était au bord de la nausée: ah, ils l'avaient bien eu, avec leurs milliers de textes possibles, si libres, si exubérants! Mais il connaissait à présent l'arrière-cuisine d'où sortaient les feuillets en liasses répandus: un atelier de retraitement, oui, qui décomposait les textes réels et les débitait en morceaux. L'affaire prenait décidément un drôle de tour.
Il prit le premier train du lendemain, gare de Lyon. Il connut la presse dans les halls glacés sous les verrières à ciel ouvert, le réconfort du départ dans la sirène des portes automatiques et puis l'étourdissement des campagnes monotones, la surprise d'un rayon de soleil en pleins yeux quand un contrôleur le réveilla; et toujours cet écurement au milieu des odeurs confuses du bar, où il alla prendre machinalement un café.
Les événements de la veille s'étaient enchaînés comme dans un rêve et maintenant, les souvenirs lui revenaient par bribes. Il y avait eu Seurat, le juge, qu'ils avaient croisé en quittant la bibliothèque et qui avait tenu à leur montrer un folio, glissé dans la liasse de l'article possible de Charles qu'il avait collationné une simple liste manuscrite, de fait, des variations minuscules sur une formule: «A mardi cinq heures», «A tous: à mardi», «A ceux du mardi», «A mardi, à cinq heures» Il y avait eu ensuite tout ce bastringue, à la P.J., l'affairement des grands soirs. Après, il avait fallu aller au dîner chez les Bardon, et lui qui n'avait pas son appétit, et le docteur Bardon qui le prenait à part, l'interrogeait, comme s'il lui trouvait quelque chose de bizarre. Il l'avait rembarré un peu brutalement et ils s'étaient réconciliés autour d'un armagnac, comme toujours.
Et puis, oui, il y avait eu ce propos de Bardon, plus tard encore, alors qu'ils avaient déjà bien bu, trop sans doute. Bardon qui lui confiait qu'il aurait voulu faire des études de lettres, si son père ne l'avait incité à reprendre son cabinet. Comment avait-il dit, déjà? Non pas pour parler de ce qui plaît dans les textes, mais pour les décrire un peu précisément, c'est cela, pour savoir les décrire et avoir les mots et les outils pour ça: ça devait bien exister, des outils pour examiner les textes, en faire l'anatomie, les disséquer! Graimet s'était récrié, mais Bardon n'en démordait pas. Analyser, ça ne voulait pas forcément dire démembrer, mais radiographier, par exemple: rien de plus nécessaire, au fond, qu'un art de décrire bien fait, du moins si l'on voulait comprendre quoi que ce soit de l'ossature, de l'organisation interne, des tissus au-delà des impressions de surface.
En y repensant, là, dans la lumière vive de la vallée où le TGV filait vers son terminus, Graimet avait quand même des doutes. Pour lui le texte était comme de la musique, qui n'existe que par ce que l'on en perçoit, et vouloir le disséquer, c'était vouloir disséquer sa lecture: quelque chose de totalement artificiel, en somme. Il soupira profondément, prit ses affaires et s'apprêta à descendre.
Dès qu'il mit le pied sur le quai, la tiédeur de l'air le suffoqua. Il eut l'impression de débarquer en vacances, dans une ville du sud.
Grenoble était toute en mouvement, active et pleine d'entrain. Les terrasses des cafés, les trams, les gens, tout avait l'air léger et engageant. Au bout de chaque rue, une montagne, mordorée sous le soleil. Il était à peine onze heures et déjà le taxi déposait Graimet sur le campus, au milieu de nulle part. Des groupes d'étudiants désuvrés étaient assis sur les pelouses et dans l'azur du ciel, au fond, on pouvait voir les sommets enneigés des Alpes. Le commissaire se dirigea vers un bâtiment bas qu'on lui indiqua, au bout de l'allée. Il se sentait mieux, presque requinqué.
- Bonjour, commissaire, vous avez fait bon voyage?
La présidente de l'université s'avança et l'introduisit dans le hall nord. Elle était grande, avenante, attentive. Graimet la mit au courant en deux mots. L'étonnement qu'elle manifesta aussitôt et sa réprobation n'étaient pas feints:
- Commissaire, je crois que vous faites erreur. Mais nous n'avons rien à vous cacher. Je vais vous conduire moi-même à l'atelier de rhétorique, bâtiment B, 2e étage. J'emporte la clef, c'est plus prudent, il doit n'y avoir personne en ce moment, ce sont les examens semestriels, ici.
Le commissaire ouvrit lui-même la porte et entra. C'était un bureau comme un autre, des ordinateurs, l'imprimante, une armoire ouverte et des piles de photocopies entassées un peu partout. Sur la table, il vit une feuille de papier sur laquelle on avait maladroitement collé des morceaux de textes découpés ailleurs et un peu plus loin, les photocopies correspondantes. Il vérifia le contenu des ordinateurs, mais là encore, rien de spécial: toujours des textes mélangés, repris, redisposés la plupart en latin. Dans un dossier, il trouva même les clichés photographiques d'un ancien montage de textes des fragments manuscrits, illisibles, à la plume, plaqués sur de grands feuillets jaunis, avec des titres en biais: «Misère», «Raison des effets», «Divertissement». Manifestement l'atelier de composition avait eu un passé avant d'atterrir ici. Graimet se sentait floué: on était loin du laboratoire clandestin et des rotatives tournant à pleins régimes, d'où seraient sortis à la chaine des kilomètres de feuillets possibles. Il n'avait plus qu'à repartir, en espérant qu'à Paris les choses auraient avancé.
Il y avait toujours un moment comme cela, dans les enquêtes, où Graimet s'enlisait, s'enferrait, où les événements lui donnaient tort en apparence et où pourtant il sentait qu'il était tout prêt de la solution. Alors il s'imprégnait des faits, des papiers, des mots, qu'il emmagasinait presque à son insu, avec comme seule règle la devise des bricoleurs: ça pouvait toujours servir! Il resta encore un bon moment à consulter les liasses. Un message reçu sur son portable le tira de sa torpeur: l'inspecteur Valle l'avertissait que Rabau, Noille et Escola venaient d'être arrêtés. Aussitôt joint par téléphone, son second le rassura en deux mots: tout s'était fait dans le calme, les trois universitaires ne s'étaient méfiés de rien, on les avait cueillis à l'estaminet du coin, rue d'Ulm, au moment du repas, et maintenant on l'attendait pour commencer les interrogatoires.
Graimet n'avait qu'un train à 17h05: cela lui laissait trois bonnes heures à tuer. Il hésita à se rendre dans un musée mais le vent chaud qui s'était levé l'emporta. Sans prendre congé de personne, il s'en alla, seul, jusqu'à la station du tram; il acheta un sandwich à un petit commerce juste à côté et il monta dans une navette qui le déposa au centre ville. Alors il traîna, libre, spectateur, dans les rues. Il prit une bière à une terrasse près d'une fontaine. Place aux Herbes, il acheta un petit pot de tapenade à un chaland. Au détour d'une ruelle, il tomba sur l'immense Parlement éclatant dans le soleil.
Le temps était comme suspendu, il n'était même pas quatre heures. Il finit par s'échouer au café de la gare. Il était à peu près vide. A l'autre bout, un homme seul buvait un café en relisant des pages, qu'il corrigeait parfois. Graimet prit son mal en patience et lut la presse du jour. A un moment l'homme fit un geste au serveur, qui lui apporta un nième café. Graimet fit de même avant de se replonger dans ses mots croisés. A l'annonce du train, les deux hommes réglèrent au comptoir, puis ils se dirigèrent vers le même quai et montèrent tous deux en première classe, voiture 2. Graimet s'enfonça dans son siège et s'assoupit presque aussitôt.
A son réveil, il vit qu'il pleuvait. On allait bientôt arriver. Il ne ramenait rien de là-bas, mis à part quelques papiers pris un peu hasard. A quoi son déplacement lui avait-il servi? Pas à grand-chose, au fond: à voir Grenoble, peut-être. Tout simplement. Mais il se sentait prêt désormais.
A l'arrivée, il fonça dans la foule, sauta dans la voiture de police qu'on lui avait envoyée et fut en cinq minutes au Quai des Orfèvres. Il grimpa deux à deux les marches du grand escalier et fila vers son bureau où l'attendaient ses hommes. En passant dans l'antichambre, c'est à peine s'il vit la haute silhouette un peu voûtée. L'homme du café était dans un coin, qui attendait.
L'interrogatoire commença presque aussitôt. Valle n'en pouvait plus d'attendre. Sans hésiter, le commissaire décida qu'on écouterait les trois suspects ensemble, histoire de voir tout de suite de quoi il en retournait. On les fit venir directement par le couloir de derrière, sans passer par l'antichambre.
Ils entrèrent sans rien dire et s'assirent. On les sentait nerveux, méfiants, les yeux cernés, tendus comme des ressorts. Pourtant il n'y avait pas mort d'homme. Le commissaire sortit sa pipe et les autorisa à fumer. Marc Escola alluma aussitôt une cigarette. Il était grand et sec, en costume. Après une ou deux bouffées, il se lança:
- Pourquoi a-t-on été conduit ici?
Le commissaire sourit:
- Habituellement c'est moi qui pose les questions. Mais je veux bien répondre: pour que vous me parliez des textes possibles, figurez-vous. ça vous surprend?
Oui, ça les surprenait manifestement. L'une des deux femmes répliqua:
- Mais qu'entendez-vous vous-mêmes par textes possibles?
- Encore une question? C'est une manie, décidément! Vous pourriez vous présenter s'il vous plaît?
Celle qui venait de prendre de parole était Sophie Rabau: les cheveux mi-longs, presque amusée malgré les circonstances, elle contrastait avec l'autre femme, plus grande, les cheveux attachés, combattive; cette dernière ne pût s'empêcher d'intervenir:
- Désolée de vous interroger à mon tour, mais je me permets de reprendre la question de Sophie: que voulez-vous savoir sur les textes possibles?
- Rien, tout. Reprenons dans l'ordre. Les textes possibles, à l'origine, qu'est-ce que c'est exactement? Une pratique de lecture? Une théorie de la variation? Un outil d'analyse?
- Une pratique et une théorie, dirent ensemble Rabau et Escola.
- Une pratique, et peut-être un outil, si on le construit, si on met en uvre la variation selon un protocole réglé, dit Noille. Escola acquiesça.
Le commissaire coupa court aux subtilités des points de vue:
- Inutile d'entrer dans les détails! ça me suffit, rassurez-vous! à titre personnel, je dirai même que tout cela me paraît très raffiné, très sophistiqué, très ingénieux très savant au fond, n'est-ce pas? Mais dites-moi, entre nous, à quoi ça sert? Vous voyez ce que je veux dire? à quoi ça peut servir?
Ils restèrent d'abord silencieux, non que la question les désorientât, mais on les sentait gênés de devoir entrer dans le vif du sujet, comme cela, devant des néophytes, et sans bien savoir ce qu'on leur reprochait, au fond. Finalement, l'un après l'autre, ils s'expliquèrent.
Pour Rabaud, c'était une façon d'actualiser les textes littéraires par de nouveaux usages, par une lecture interventionniste joyeuse et dépaysante.
Pour Escola, c'était aussi un art de lire, de transformer en pratique fictionnelle créatrice les routines du commentaire.
Noille répondit un peu en décalé, en recentrant l'intérêt de la variation sur ce qu'elle appelait un usage épistémologique des textes possibles, y voyant un moyen d'analyser les textes réels et de construire un savoir rhétorique sur leur composition.
- Et Michel Charles? Qu'est-ce qu'il en pense?
Les trois universitaires se regardèrent, puis, un à un:
- Sans doute qu'il tient la variation comme essentielle, par exemple pour rendre compte des interprétations possibles du texte
- Mais ses propositions ne s'arrêtent pas aux textes possibles
- Il travaille plus généralement à ce qu'est la description formelle, l'analyse méthodique des textes, aux moyens et aux fins qu'on peut lui donner
- Sans compter que l'idée des textes possibles a été proposée sous diverses formes ici et là
- Où? dit Graimet.
- Pierre Bayard, dans ses contre-enquêtes
- Franc Schuerewegen, avec ses propositions sur la critique postextuelle
- et Jacques Dubois, dans son plaidoyer pour une critique-fiction
- Dubois, de Liège?
Les inspecteurs se retournèrent sur Graimet.
- Ce nom me dit quelque chose, les gars. Mais je ne le connais pas bien. C'est plutôt lui qui me connaît
- Commissaire, ils nous mènent en bateau avec leurs histoires! Les textes possibles, on sait bien ce que c'est, on les a vus, des amoncellements, des milliers et des milliers de liasses froissées, attachées à la va-que-je-te-pousse et plus un texte réel! Ah, c'est du beau travail! Commissaire, il faut en finir.
L'inspecteur Valle était nerveux. Il tendit un papier au commissaire: c'était le folio que le juge Seurat leur avait passé, l'autre soir, dans la folie du coup de théâtre. Graimet sourit:
- «A mardi, à cinq heures» «A tous mardi cinq heures» «A tous ceux du mardi, à cinq heures» Alors, qu'est-ce que cela signifie? Hum, vous ne parlez plus? Allez, je vous écoute, mais faites bref, je vous préviens que je ne vais pas tolérer que vous m'embrouilliez toute la soirée!
Rabau suggéra:
- Je dirais que c'est une interpolation?
Escola:
- J'aurais plutôt dit: un dysfonctionnement?
Et Noille:
- Mais non, c'est une dédicace, voilà tout!
- Eh bien, pas du tout, mes petits amis. Je vais vous le dire, moi, ce que c'est.
Et Graimet soudain se faisait plus lourd, plus lent:
- C'est un rendez-vous. Pour le mardi 1er mai. A cinq heures. Dans la bibliothèque. C'est cela, Valle?
- Oui, commissaire, on a eu une sacrée chance de mettre la main là-dessus. Une preuve comme cela, on n'osait l'espérer! Mais à présent, tout est limpide, comme de l'eau de roche! Ils ont profité du jour férié pour se donner rendez-vous et faire leur coup, en une soirée. Comment s'y sont-ils pris, concrètement, c'est un mystère, mais la preuve est là, c'est bien comme ça qu'ils ont fait!
Noille, Rabau et Escola étaient accablés, livides, le souffle coupé. On les entendit qui articulaient quelques protestations:
- C'est un malentendu
- C'est contre la lettre
- C'est impossible
L'inspecteur Valle jubilait, sous sa moustache. Graimet attendait, sans se presser.
- Alors, on avoue?
- Nous ne dirons plus rien. Ce n'est pas la peine. Ce n'est pas vrai. Vous faites erreur.
- C'est faux?
- Oui.
- C'est faux? ou c'est simplement improbable?... pas tout à fait nécessaire?... invraisemblable?
Graimet s'amusait, manifestement. Mais Noille enchaînait, très sérieusement:
- Commissaire, peut-être que dans un monde, c'est vrai. Mais dans un autre monde, je puis vous assurer que c'est faux.
Graimet réfléchit un instant:
- Et Charles, dans tous les mondes possibles, c'est un caïman?
- Je ne sais pas.
Les inspecteurs présents regardèrent gênés le commissaire: quel rapport avec le sujet?... Le commissaire n'allait quand même pas repartir dans ses rêveries, ce n'était vraiment pas le moment Mais Graimet enchaînait, très à l'aise:
- Bon, on arrête là. On va dire que je vous crois pour le moment. Valle, raccompagne-les pour les faire sortir. Qu'on me laisse seul, je ne veux plus personne. Je n'en ai pas pour longtemps.
Ce fut une belle cohue: Valle essayait de protester; Escola, Noille et Rabau bégayaient des remerciements; les chaises raclaient sur le sol, les inspecteurs rassemblaient les dossiers, les portes claquaient; et ce fut tout.
Alors Graimet se leva, s'arrêta un instant devant le miroir posé sur la cheminée, respira profondément et ouvrit la porte donnant sur l'antichambre:
- Entrez s'il vous plaît.
L'homme s'avança, presque humble, lui tendit la main. Il semblait un peu fatigué, mais il souriait, lui aussi.
- Asseyez-vous Michel Charles, je vous remercie d'être venu.
Graimet se calait sur son fauteuil, les mains sur la table.
- Alors, c'était vous, n'est-ce pas?
L'homme fit oui de la tête.
- Pourquoi?
L'homme eut un geste vague, en souriant toujours. Graimet aussi souriait.
- C'était un beau coup, vraiment Évidemment, je ne vous demande pas comment vous vous y êtes pris?
L'homme esquiva, là encore. Graimet continuait son monologue:
- Oui, bien sûr je m'y attendais. Mais on ne peut pas passer l'éponge, Michel Charles, on ne peut pas
L'homme attendait la suite, sans impatience.
- Vous comprenez, ce n'est pas tant les textes possibles, qui posent problème Mais voyez-vous, l'escamotage des textes réels quand même... ce n'est pas tolérable, n'est-ce pas?
L'homme le regarda avec étonnement, fixement, eût l'air de réfléchir un instant, puis secouant la tête, dans un souffle:
- Mais ils n'ont pas disparu ils sont toujours là, vous savez à la bibliothèque, en fait!
Quand Graimet se remémorait cet interrogatoire et les conséquences qui en découlèrent, un mot lui revenait toujours en tête: «Petites causes mais grands effets». L'affaire des textes possibles d'un seul coup retomba: il devenait clair que les poursuites seraient abandonnées. Ce fut le juge Seurat qui rapporta à la directrice les consignes que Graimet lui avaient répétées entre deux portes:
- Pour les textes réels, ce n'est pas sorcier, on aurait dû s'en douter en fait: ils sont retranscrits sur des liasses, comme les autres, tout simplement!
- Comme les autres comme les autres Mais alors comment les reconnait-on?
- Bonne question, attendez que je me rappelle Oui, c'est cela, il a dit: Le texte réel, c'est sans doute le meilleur des textes possibles, non?
Il est des expériences infimes qui nous contraignent à tout réviser de nouveau: c'est ainsi qu'à la rue d'Ulm, et de proche en proche dans toutes les régions de la res literaria, on avait vu se multiplier à l'infini les petits groupes qui, pour chaque ouvrage, discutaient sans relâche sur ce qu'on allait indexer dans le catalogue Littérature/section Textes réels, comme le meilleur des textes possibles. Sans le vouloir, l'affaire des textes possibles avait permis de renouveler de fond en comble tout le stock de nos uvres littéraires.
Quand il rentra ce soir-là chez lui, Graimet se souvint de sa fatigue, et de son soulagement, et du vide qu'il ressentit d'un seul coup. Un peu hagard, il s'était affalé sur son fauteuil, avec un livre, pris au hasard. C'était un exemplaire de La Princesse de Clèves. Alors, sans même y songer, il avait demandé:
- C'est la bonne version que nous avons?
Paris XIIIe, 17- 21 mai 2012.
Christine Noille
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Christine Noille