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Petites querelles du Grand Siècle, ou l'accent circonflexe

par Marc Escola
(Université Paris 8)


Article initialement paru dans Les Facultés de juger. Critique et vérité, textes réunis par É. Grossman, J. Majorel, M. Rueff et É. Sclaunick, Textuel, n° 64, 2011, p. 37-46.


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Petites querelles du Grand Siècle
ou l'accent circonflexe


Pour se mettre à l'écoute, dans toute son inactualité, du style de la critique à l'âge classique, nul n'est besoin de partir en quête de quelque opuscule oublié: on en trouvera de suffisants échantillons dans deux de ces «querelles littéraires» dont la période ne fut pas avare; on ira droit aux plus fameuses: celle du Cid et celle de La Princesse de Clèves — deux moments d'intenses polémiques critiques, qui décidèrent l'une et l'autre d'une évolution majeure dans le système des genres, comme on le sait peut-être encore: ce fut en 1637 et en dépit du succès de Corneille, le triomphe théorique de la tragédie régulière sur la tragi-comédie; et en 1678, la consécration de la «nouvelle historique et galante», soit du modèle historiographique au détriment de la référence épique qui régissait le «grand roman» de l'âge baroque.


Le Cid donc. Acte III, scène 4, et l'inoubliable tête à tête de l'amant devenu meurtrier et de la fille de la victime, une heure à peine après l'acte sanglant: sommet du pathétique pour chacun d'entre nous, délibérément placé par Corneille au centre géométrique de l'intrigue, moment sublime où les amants obéissent à une nécessité toute intérieure qui les place, pour un temps seulement, au dessus des bienséances et par-delà bien et mal. Georges de Scudéry, qui était du métier, en jugea un peu autrement dans ces Observations sur Le Cid qui donnèrent le coup d'envoi de la querelle, et où il prétendait apprendre à «discerner le bon or d'avec l'alchimie» à tous ceux qui applaudissaient à la scène, dont nous sommes encore:

Rodrigue y paraît d'abord chez Chimène, avec une épée qui fume encore du sang tout chaud qu'il vient de faire répandre à son père; et par cette extravagance si peu attendue, il donne de l'horreur à tous les judicieux qui le voient, et qui savent que ce corps est encore dans la maison. Cette épouvantable procédure choque directement le sens commun; et quand Rodrigue prit la résolution de tuer le comte, il devait prendre [i.e. aurait dû] celle de ne revoir jamais sa fille. Car de nous dire qu'il vient pour se faire tuer par Chimène, c'est nous apprendre qu'il ne vient que pour faire des pointes: les filles bien nées n'usurpent jamais l'office des bourreaux; c'est une chose qui n'a point d'exemple, et qui serait supportable dans une Élégie à Phyllis[1] où le Poète peut dire qu'il veut mourir d'une belle main, mais non pas dans le grave Poème dramatique, qui représente sérieusement les choses comme elles doivent être. […] Rodrigue sort de derrière une tapisserie, et se présente effrontément à celle qu'il vient de faire orpheline: en cet endroit l'un et l'autre se piquent de beaux mots; de dire des douceurs et semblent disputer la vivacité d'esprit en leurs reparties, avec aussi peu de jugement qu'en aurait un homme qui se plaindrait en Musique dans une affliction, ou qui se voyant boiteux, voudrait clocher en cadence.[2]

Gardons-nous d'attribuer à la jalousie d'un rival les railleries de Scudéry reprochant à Corneille de s'être trompé de genre: si l'auteur du Cid eût mieux fait de se dispenser de la scène, c'est au nom d'une série de préceptes qui forment ce que nous nommons aujourd'hui la «doctrine classique». Le Cid choque les bonnes mœurs tout autant que «les règles du poème dramatique», mais c'est bien à ces dernières que l'auteur des Observations doit son autorité critique:

Si l'auteur que nous examinons n'eût pas ignoré ces préceptes […], il se fût bien empêché de faire triompher le vice sur son théâtre, et ses personnages auraient eu de meilleures intentions que celles qui les font agir.[3]

On conçoit que la jeune Académie française, chargée d'arbitrer la querelle entre les deux dramaturges au nom du magistère qu'elle devait statutairement exercer sur la poétique du temps, ait dû donner raison à Scudéry quant à la valeur à accorder à cette scène de l'acte III:

[…] ce qui nous en semble inexcusable est que Rodrigue vienne chez sa Maîtresse, non pas pour lui demander pardon de ce qu'il a été contraint de faire pour son honneur, mais pour lui en demander la punition de sa main. Car s'il croyait l'avoir mérité, et qu'en effet il fût venu en ce lieu à dessein de mourir pour la satisfaire, puisqu'il n'y avait point d'apparence de s'imaginer sérieusement que Chimène se résolût à faire cette vengeance avec ses mains propres, il ne devait point différer à se donner lui-même le coup qu'elle lui aurait si raisonnablement refusé. C'était montrer évidemment qu'il ne voulait pas mourir, de prendre un si mauvais expédient pour mourir et de ne s'aviser pas que la mort qu'il se fût donné lui-même, dans les termes d'Amants de théâtre, comme elle lui eût été plus facile, lui eût été aussi plus glorieuse. Il pouvait bien lui demander la mort, mais il ne la pouvait pas espérer, et se la voyant dénié, il ne se devait point se retirer de devant elle sans faire au moins quelque démonstration de se la vouloir donner, et prévenir, au moins en apparence, celle qu'il dit assez lâchement qu'il va attendre de la main du bourreau. […] S'il fût allé vers Chimène dans la résolution de mourir en sa présence, de quelque sorte que ce pût être, nous croirions que non seulement ces deux Scènes seraient fort belles, pour tout ce qu'elles contiennent de pathétique, mais encore que ce qui manque à la conduite serait, sinon fort régulier, du moins fort supportable.[4]

Ne rions pas trop vite de ces conseils critiques: en signalant à Corneille qu'il eût pu mieux faire, les auteurs des Sentiments de l'Académie lui suggèrent du même coup quelques passables variantes, qui eussent ajouté encore — on est prié de le croire — au pathétique de l'acte, mais en ménageant mieux les bienséances.


Se prononçant sur le fond, soit sur le sujet même de la pièce, qui voit une fille «dénaturée» consentir in fine au mariage avec l'assassin de son père, ces mêmes Académiciens n'hésitaient pas davantage à proposer au dramaturge trois dénouements alternatifs susceptibles de concilier vérité historique et vraisemblance dramatique — celle-ci étroitement assujettie aux bienséances dont celle-la se peut passer:

Nous avouons bien que la vérité de cette aventure combat en faveur du poète, et le rend plus excusable que si c'était un sujet inventé. Mais nous maintenons que toutes les vérités ne sont pas bonnes pour le théâtre, et qu'il en est de quelques-unes comme de ces crimes énormes dont les juges font brûler les procès avec les criminels. Il y a des vérités monstrueuses, ou qu'il faut supprimer pour le bien de la société, ou que, si on ne les peut tenir cachées, il faut se contenter de remarquer comme des choses étranges. C'est principalement en ces rencontres que le poète a droit de préférer la vraisemblance à la vérité, et de travailler plutôt sur un sujet feint et raisonnable que sur un véritable qui ne soit pas conforme à la raison. Que s'il est obligé de traiter une matière historique de cette nature, c'est alors qu'il la doit réduire aux termes de la bienséance, sans avoir égard à la vérité, et qu'il la doit plutôt changer tout entière que de lui laisser rien qui soit incompatible avec les règles de son art, lequel, se proposant l'idée universelle des choses, les épure des défauts et des irrégularités particulières que l'histoire, par la sévérité de ses lois, est contrainte d'y souffrir: de sorte qu'il y aurait eu, sans comparaison, moins d'inconvénient dans la disposition du Cid, de feindre contre la vérité, ou que le comte ne se fût pas trouvé à la fin le véritable père de Chimène, ou que, contre l'opinion de tout le monde, il ne fût pas mort de sa blessure, ou que le salut du roi et du royaume eût absolument dépendu de ce mariage, pour compenser la violence que souffrait la nature en cette occasion par le bien que le prince et son état en recevraient : tout cela , disons-nous, aurait été plus pardonnable que de porter sur la scène l'événement tout pur et tout scandaleux, comme l'histoire le fournissait ; mais le plus expédient eût été de n'en faire point de poème dramatique, puisqu'il était trop connu pour l'altérer en un point si essentiel, et de trop mauvais exemple pour l'exposer à la vue du peuple sans l'avoir auparavant rectifié.[5]

«Feindre contre la vérité que le Comte ne se fût pas trouvé à la fin le véritable père de Chimène», c'eût été affabuler l'une de ces scènes de «reconnaissance» dont les tragi-comédies du temps avaient le secret, et qui rencontraient à tout coup les faveurs du public; «feindre contre l'opinion de tout le monde que le Comte ne fût pas mort de ses blessures», c'eût été recourir au ressort du malentendu qui a fait dès longtemps ses preuves; et «feindre que le salut du roi ou du royaume eût absolument dépendu de ce mariage», c'eût été invoquer l'absolue raison d'État qui fait de nécessité loi sinon vertu. Autant de variantes dont la fable se fût fort bien accommodée pour produire d'autres effets, qui valent bien, par hypothèse, les choix arrêtés par Corneille. Une variante sinon rien: il eût été finalement plus expédient de laisser le Cid aux historiens sans plus songer à porter sa geste à la scène.


Passons d'une amante infortunée à une autre, et de 1637 à 1678, pour relire avec Valincour, tel épisode fameux de la Princesse de Clèves; pour émouvante qu'elle soit, la scène d'aveu ne laisse pas de lui paraître trop concertée, au bénéfice de la suite immédiate, donc pour la seule commodité de l'auteur de la nouvelle:

[…] Si j'avais quelqu'un à reprendre sur le sujet de cette aventure, ce ne serait peut-être pas le duc de Nemours. En effet, il me semble qu'il ne tenait qu'à l'auteur de lui faire naître une occasion moins dangereuse, et surtout plus naturelle, pour entendre ce qu'il voulait qu'il sût. Car enfin, ce qui m'embarrasse ici n'est pas le danger où se trouve Madame de Clèves, sans le savoir, ni celui où s'expose le duc de Nemours. […] Il me semble que la chose n'en eût pas été moins agréable, si elle eût été moins concertée. C'est à faire à n'avoir pas tant l'air de grande aventure[…]. En effet, quel embarras n'est-ce point que d'avoir à faire venir de la Cour Monsieur de Clèves, faire égarer le duc de Nemours, le faire cacher dans un pavillon, y amener Madame de Clèves et son mari, et tout cela pour entendre une conversation d'un demi-quart d'heure, que l'on lui eût fort bien fait entendre partout ailleurs. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que ces manières d'incidents si extraordinaires sentent trop l'histoire à dix volumes[6]: il n'était rien de plus aisé que de rendre la chose naturelle et croyable. Le Duc de Nemours était intime ami de Monsieur de Clèves; il pouvait se trouver chez lui à telle heure qu'il eût plu à l'auteur; et il eût aussi bien entendu cette conversation dans quelque endroit où il se serait rencontré par hasard, que dans ce pavillon, où il l'a fallu amener avec tant de soins et de peines.[7]

Si un hasard en vaut un autre, autant choisir le moins coûteux en termes de vraisemblance, et opter pour l'occasion la plus «naturelle» — on renverra à l'analyse, elle-même classique désormais, que G. Genette a donné de ce principe d'économie narrative.[8]


Poursuivons: l'auteur de La Princesse de Clèves eût été mieux inspiré encore d'épargner au Duc son indiscrétion au sortir de Coulommiers, qui lui vaut ensuite de fâcheux embarras.

Car enfin croira-t-on que Monsieur de Nemours, que l'on dépeint partout ailleurs avec tant de discrétion, en ait eu assez peu en cette rencontre pour aller conter au Vidame une histoire de cette nature? Mais supposé que la chose lui fût échappée; lorsqu'il vit que le vidame lui appliquait l'histoire à lui-même, n'eût-il pas mieux pris ses mesures pour l'empêcher d'en parler à personne? Ne prévoyait-il pas de quelle conséquence cela pouvait être? Ne lui eût-il pas fait la demi-confidence, en lui avouant qu'à la vérité l'histoire était de lui, mais qu'il ne pouvait lui nommer les personnes intéressées? C'est ainsi qu'il l'eût engagé au silence. Car de lui dire que c'était l'histoire d'un tiers, et qu'il le suppliait de ne la point conter, cela est ridicule. De quel droit obliger son ami à garder un secret qu'il ne pouvait garder lui-même?[9]

Ici encore, la fin poursuivie par l'auteur n'excuse pas les moyens:

Il est vrai que, s'ils n'eussent point fait ces fautes l'un et l'autre, l'aventure de la chambre de Madame la Dauphine ne serait pas arrivée. Mais une aventure ne coûte-t-elle point trop cher, quand elle coûte des fautes de sens et de conduite au héros du livre?[10]

Voilà toujours deux variantes: le duc de Nemours eût pu entendre ailleurs que dans le jardin de Coulommiers la même scène d'aveu; et, plus sincère avec le Vidame, il eût été moins imprudent, et davantage honnête homme.


On ne serait pas en peine de multiplier ainsi les exemples: de la réception d'Horace ou d'Andromaque à la compétition des Bérénice ou des Phèdre, le Grand Siècle est jalonné de ces petites querelles où la critique littéraire s'exerce sous la forme d'interventions directes sur la lettre du texte, et, sous le sceau de ces accents circonflexes, dans l'invention de variantes: Rodrigue n'eût-il pas mieux fait de feindre vouloir se donner la mort au lieu de venir la demander à sa maîtresse? Et le duc de Nemours n'eût-il pas été plus avisé de faire au Vidame une entière confidence en exigeant le secret? Soit encore, un peu partout, cette adresse du critique à l'auteur: «vous eussiez pu faire autrement», et donc toujours en même temps: «j'aurais fait mieux que vous».[11]


* * *

On se demandera maintenant ce qui rend une telle critique apparemment inassimilable à notre présent. Et on tentera d'abord de prendre la mesure de la distance qui sépare la culture classique, qu'on dira «rhétorique», de notre âge acquis à la culture du «commentaire» et à l'herméneutique, pour reprendre la commode opposition proposée naguère par Michel Charles[12].


Au sein de ce qui s'est appelé jusqu'au milieu du XVIIIe siècle les «Belles-Lettres», une seule et même poétique normative fondait de plein droit la création littéraire comme imitation et l'exercice de la critique comme pratique également créatrice: «critiquer» ou «remarquer» une œuvre de fiction a longtemps consisté à regarder les options de l'auteur comme des choix parmi d'autres, en considérant qu'à chaque scène il aurait pu en aller autrement; si interpréter, c'est nommer la signification en mettant au jour un sens latent, la lecture, à l'âge classique, ne relève en rien d'une herméneutique[13] —on ne s'interroge pas par exemple, au temps d'Horace ou de Phèdre, sur une possible politique cornélienne ou une hypothétique métaphysique amoureuse racinienne —, mais participe d'une logique de réfection qui évalue l'œuvre à l'aune de ce qu'elle aurait pu être, en rapportant donc le texte réel à un horizon de textes possibles. Nul arbitraire ici: si le geste critique peut tenir dans la production d'une variante, c'est qu'il met au jour des possibles logiquement déduits non pas tant de la lettre du texte que de la grammaire dans laquelle l'œuvre considérée s'est délibérément élaborée; ce sont autant de variantes forgées au nom d'une poétique que les critiques ont en partage avec les auteurs dont ils jugent la production, à l'aune de règles qu'ils n'ont pas de peine à expliciter et que les écrivains eux-mêmes ne pouvaient méconnaître, si l'on ose dire, qu'en connaissance de cause.


Si le critique traite ainsi d'égal à égal avec l'auteur en regardant son œuvre comme un objet résolument contingent et non pas nécessaire, comme un texte seulement possible donc, c'est en définitive que ni l'œuvre ni l'auteur ne sont pour lui doués d'autorité: dans le contexte d'une poétique normative, seul le genre fait vraiment autorité, si l'on entend par genre l'ensemble des règles et des normes qui fondent un système de possibilités toujours susceptibles d'être actualisées autrement. Mieux vaudrait donc parler d'une grammaire, au sens le plus technique du terme : un éventail de règles régissant la production d'énoncés et de formes susceptibles d'être reconnus comme corrects, c'est-à-dire admissibles, par tous ceux qui ont une même langue en partage.


Ce que signale donc à tout coup l'accent circonflexe, c'est la possibilité d'infléchir dans un autre sens la dynamique d'une fable, ou pour reprendre un terme de la poétique du temps, de l'affabuler autrement; le critique peut bien faire part de ses regrets et recourir aux temps du subjonctif: le mode de la critique littéraire à l'âge classique, ce n'est pas l'irréel du passé, c'est encore et toujours le potentiel.


Il n'est ainsi pas de meilleure lecture à l'âge classique que celle qui rapporte le réel au possible, et l'actuel au potentiel — celle qui confronte ce qui a été fait non seulement à ce qu'il était imaginable de faire, mais à ce qu'il reste loisible d'imaginer. On peut bien dire créatrice une telle critique, dont le télos se confond avec la liberté sinon l'ambition d'une complète refonte de l'œuvre, soit encore: de sa réécriture. Nul hiatus ne vient ici séparer la critique et l'invention.


On a vu un peu plus haut la position de Valincour: on pourrait faire comparaître à ses côtés le bien nommé Du Plaisir, auteur en 1683 de la toute première poétique de la nouvelle historique et galante sous le titre Sentiments sur les lettres et l'histoire, avec des scrupules sur le style, et qui devait donner en même temps avec La Duchesse d'Estramène une plaisante, et pour nous seuls déroutante, combinaison entre possibles narratifs déduits de la seule Princesse de Clèves et variantes directement suggérées par la querelle sur «l'extraordinaire» de la scène d'aveu et du dénouement.[14] L'invention romanesque n'est ici que la continuation de la critique par d'autres moyens — ou l'inverse, bien sûr.


* * *

On voit ce qui nous sépare de pareille ambition: nous avons hérité du romantisme une tout autre idée de la création littéraire, du génie créateur et de la valeur esthétique, qui donne entière autorité à l'auteur au prix d'une complète redéfinition des rapports que l'œuvre originale entretient avec la singularité de l'artiste sans plus de modèles pour les médiatiser; et la critique n'est plus pour nous qu'un discours d'accompagnement des œuvres, discours second produit par dérivation, qui peut bien être, dans le meilleur des cas, doué de quelque valeur propre, mais qui ne reçoit jamais d'autorité que par délégation: on ne saurait mieux commenter qu'en s'efforçant de parler au nom de l'auteur pour rendre compte de ses choix comme les meilleurs possibles — et non pas en auteur, pour substituer au texte achevé une œuvre encore à faire. La «critique d'écrivain» ne fait pas même exception à la règle: quel auteur aujourd'hui irait dire à tel autre que son œuvre est à refaire ou améliorer («Voici comment j'aurais fait»)? Le second venu peut bien puiser dans sa lecture critique du premier l'idée d'une nouvelle œuvre à faire, ce qu'il poursuivra alors sera bien une création neuve — qu'on évaluera en retour à l'aune de son originalité et non pas de sa conformité à un modèle.


L'analyse de la rupture introduite par la conception romantique du génie créateur occupe toute une bibliothèque, dont on n'essaiera pas même d'entrouvrir les portes. On s'en tiendra à une unique formule, la plus expédiente dans sa brièveté, qu'on empruntera à Alain Brunn: si, à l'âge classique, est critique quiconque peut parler en auteur, à dater du romantisme est auteur qui peut parler en critique — dans la mesure où chaque œuvre vient accomplir pour son propre compte cette théorie qu'est devenue la littérature[15].


Le style de la critique de l'âge classique peut-il dès lors nous être encore de quelque usage, ou faut-il le ranger définitivement au chapitre des curiosités de l'histoire littéraire?


Il se pourrait que, dans leur inactualité même, ces petites querelles du Grand Siècle soient susceptibles d'apporter un singulier éclairage sur ce qu'on peut percevoir comme un changement de paradigme dans le champ actuel des études littéraires, dont témoignent concurremment les propositions de théoriciens aussi différents que P. Bayard, J. Dubois ou Y. Citton (pour s'en tenir ici à quelques livres récents)[16], qui tirent chacun pour leur propre compte les conséquences du constat légué naguère par S. Fish: «on peut faire autre chose des textes que les interpréter»[17], ou plus radicalement encore par R. Rorty: «la seule chose que l'on puisse faire d'un texte, c'est d'en user»[18], l'interprétation ne constituant dès lors qu'un usage parmi d'autres.


Si la substitution de la question de l'usage des textes littéraires à celle de leur signification, peut apparaître comme l'une des tâches théoriques de notre époque, la critique de l'âge classique est une école qui en vaut bien une autre pour tenter d'imaginer des modes d'appropriation des œuvres qui se vouent à ménager par elles ou en elles des possibilités inédites.


En se mettant à l'école d'un Scudéry ou d'un Valincour, il ne s'agit évidemment pas d'en appeler à la «restauration» d'un mode de lecture dont on ne voit pas qu'il puisse survivre à l'effondrement de l'empire rhétorique; rien n'interdit en revanche de réfléchir sur une forme historiquement datée de critique littéraire pour sonder sur le plan théorique la porosité de la frontière qui sépare commentaire et réécriture, et penser autrement les rapports entre critique et création au bénéfice de nouvelles formes d'écriture critique qui conjuguent au plus près pratique hypertextuelle et gestes métatextuels — réécriture et commentaire donc[19].


Les démarches inaugurées de leur côté par P. Bayard ou J. Dubois sous le nom de «critique interventionniste» ou «critique-fiction» ne sont pas si éloignées de cette pratique qui conçoit la critique comme invention ou production d'une variante de l'œuvre considérée. Mais à entrer dans le détail de la démonstration proposée par Comment améliorer les œuvres ratées?, il me semble que l'on fait un peu partout l'épreuve de ce qui manque aujourd'hui à pareille critique «interventionniste»: l'existence d'une poétique normative, soit d'un système de règles, de normes génériques et de valeurs communément partagées par les auteurs comme par le public, et susceptibles de régir sinon de légitimer la production de variantes dans le discours critique lui-même. Comment autoriser pareil geste critique, sinon peut-être en cherchant à déduire de la lettre du texte réel la grammaire des possibles, désormais toujours singulière, dans laquelle il s'est élaborée — en considérant chaque œuvre isolément comme l'unique exemplaire d'un genre qui ne lui préexisterait pas, et dont il s'agirait de reconstituer les lois, pour mettre au jour les possibilités dont il reste virtuellement porteur?[20]


La «critique-fiction» que promeut par ailleurs J. Dubois — qui «se donne à tâche de faire fructifier le récit, de féconder l'imagination dont il est la trace vive», une critique «de participation» donc, qui choisit par méthode «de relancer les données de la fiction, d'en révéler les virtualités» — souffre peut-être d'un déficit d'une autre sorte. Les «romans virtuels» que J. Dubois nous invite à traquer — dans les «failles de la construction narrative», les ellipses et les lignes de fuite, dans la hiérarchie du personnel romanesque qui maintient injustement à l'arrière-plan des personnages secondaires qui méritaient meilleur sort, etc. — nourrissent régulièrement chez lui une herméneutique du soupçon: le projet reste de «faire surgir de la trame du texte les significations latérales qu'oblitère la structure narrative dans ce qu'elle a de contraignant»; il ne s'agit pas tant de produire une autre fable que de «faire émerger du texte un sens enfoui», ou pour tout dire : censuré ou oblitéré par la facture du texte réel; les ambitions du critique ne diffèrent guère ici de celles de tout commentateur, fût-il le plus respectueux de la lettre du texte[21]. Les querelles de l'âge classique nous enseignent sur ce point qu'il est un autre usage du recours aux possibles textuels que celui qui consiste à produire un plus réel que le réel: la lettre même y était sans profondeur, dans une lecture toute de surface; le texte réel y était tout uniment envisagé comme un possible parmi d'autre.


C'est au fond l'unique leçon que l'on veut retenir de ces petites querelles du Grand siècle, quant aux rapports entre critique et création: s'il peut y avoir encore critique de ce pour quoi nous ne pouvons plus avoir de théorie — j'entends: la création —, c'est peut-être en s'arrogeant à nouveau le droit et en même temps le devoir qui est celui de tout créateur: l'impératif d'accorder priorité au possible sur le réel.


Le mot de la fin sera le mot de l'enfant: enfant non pas du Grand Siècle mais de ce siècle romantique qui se souvenait encore de l'héritage rhétorique — le grand-oncle d'André Malraux dont les Antimémoires rapportent ce mot superbe:

«Tout enfant — c'était entre 1850 et 1860, l'Alsace appartenait encore à la France— il [i.e. mon grand-oncle] avait répondu à un curieux qui demandait “ce qu'il ferait plus tard”: “Je travaillerai à l'Académie française”.— Que diable y feras-tu?— Il y aurait M. Victor Hugo, M. de Lamartine, M. Cuvier, M. de Balzac… — Et toi?— Moi, je serais derrière le pupitre. — Que diable ferais-tu derrière le pupitre?— Moi? Je leur dirais: “Recommencez-moi ça!”».[22]


Marc Escola (Université Paris 8), 2010.



[1] C'est-à-dire dans une poésie amoureuse adressée à une femme aimée.

[2] G. de Scudéry, Observations sur la tragi-comédie du Cid…, [in:] P.Corneille, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1980, t. I, p. 788-9.

[3] Ibid., p. 787-878.

[4] Sentiments de l'Académie française…, éd. cit. des O.C. de Corneille, t. I, p. 815.

[5] Ibid., p. 809-810. Nos italiques.

[6].C'est-à-dire le romanesque «ancienne manière»: celui des longs romans de Mlle de Scudéry.

[7] Valincour, Lettres à la marquise de *** sur la Princesse de Clèves, éd. C. Montalbetti, GF-Flammarion, 2001, p. 48-49.

[8] «Vraisemblance et motivation», Figures II, Seuil, coll. «Poétique», 1969; rééd. coll. «Points», p. 88 sq.

[9] Valincour, Lettres…, éd. cit., p. 50.

[10] Ibid.

[11] Dans la mesure où le présent article vise à ressaisir des formulations dispersées dans plusieurs de nos travaux antérieurs, le lecteur nous pardonnera de multiplier en note les renvois à de précédentes publications, où ces mêmes propositions se trouvent plus amplement développées. Ainsi: pour trois des querelles ici mentionnées, voir les textes réunis et commentés dans les dossiers respectifs de nos éditions d'Horace, Iphigénie, Bérénice, GF-Flammarion, parues respectivement en 1998, 1998 et 1997.

[12] Dans la thèse centrale de L'Arbre et la source, Seuil, coll. «Poétique», 1985, relayée dans Introduction à l'étude des textes, Seuil, coll. «Poétique», 1995.

[13] La proposition serait évidemment à nuancer: l'allégorèse est bien une herméneutique, et le protocole de lecture allégorique survit au déclin de l'allégorie comme pratique, même s'il est en grande partie «joué» dans la production galante du second dix-septième siècle: Fables de La Fontaine ou Contes de Perrault (voir Lupus in fabula. six façons d'affabuler La Fontaine, puv, 2004, et nos commentaires des Contes, Gallimard, coll. «Foliothèque», 2005); dans le premier versant du siècle, mais encore avec les Caractères de La Bruyère (1688-1696), la pratique des lectures «à clés» s'apparente également à un protocole herméneutique (voir M. Bombart et M. Escola (éds.), Les Lectures à clés: Littératures classiques, 54 2005; et nos Brèves questions d'herméneutique. La Bruyère II, Champion, 2001).

[14] Voir notre anthologie des Nouvelles galantes du XVIIe siècle, GF-Flammarion, 2004, pour le texte de la nouvelle, et des extraits de l'opuscule critique.

[15] «[…] Est critique jusqu'au romantisme celui qui peut ou prétend parler en auteur […]; est auteur à compter du romantisme celui qui peut ou prétend parler en critique» (A. Brunn, «Sainte-Beuve et La Rochefoucauld. L'auteur, case aveugle de la théorie littéraire?», in: M. Escola et S. Rabau (éds.), La Lecture littéraire, n° 8, 2006: La Case blanche. Théorie littéraire et textes possibles, Actes du Colloque d'Oléron, organisé par le groupe de recherches Fabula, p. 62).

[16] J. Dubois, Pour Albertine. Proust et le sens du social, Paris, Seuil, coll. «Liber», 2000, et: «Pour une critique fiction», dans: L'Invention critique, Éditions Cécile Defaut/Villa Gillet, 2004, p. 111-135; ou encore avec C. Baethge, «Fictions critiques. Érotique et politique dans La Chartreuse de Parme et La Cousine Bette», [in:] Stendhal. Balzac. Dumas. Un récit romantique?, sous la dir. de L. Dumasy, C. Massol & M.-C. Corredor, P.U. du Mirail, 2006, p. 283-299. Y. Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires?, Paris, éd. Amsterdam, 2007. Et parmi les nombreux ouvrages de P. Bayard: Qui a tué Roger Ackroyd? (1998); Comment améliorer les œuvres ratées? (2000) , Bayard, P. (2007), Comment parler des livres que l'on n'a pas lus? (2007); Le Plagiat par anticipation (2009), Et si les œuvres changeaient d'auteur? (2010), tous parus aux éditions de Minuit, coll. «Paradoxe». Pour une discussion de quelques-uns de ces titres, voir les pages «Textes possibles» de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.

[17] Quand lire, c'est faire. L'autorité des communautés interprétatives, trad. fr. de Is there a text in this class?, Les Prairies ordinaires, 2007. Voir le compte rendu donné de cette tardive traduction du best seller de S. Fish: «L'autorité de l'interprète».

[18] «Le parcours du pragmatiste», [in:] U. Eco, Interprétation et surinterprétation, PUF, 1992.

[19] Voir nos articles cosignés avec S. Rabau, notamment: «Comme des cochons…» et, à la suite, ceux réunis sous le titre «La bibliothèque de Circé», dans Lalies, 30, 2010, p. 133-212.

[20] Voir notre contribution au récent volume consacré aux travaux de P. Bayard, «Comment améliorer les œuvres réussies?», [in:] L. Zimmermann (dir.) , Pierre Bayard. Pour une critique décalée, Nantes, C. Defaut, 2011, p. 71-92.

[21] Voir, sous le titre «Le chêne et le lierre», notre texte de présentation du volume collectif Théorie des textes possibles, livraison de la revue CRIN (Université de Nimègue), à paraître en 2011, et la contribution qu'y donne P. Dubois.

[22] Gallimard, coll. «Folio», p. 28.




Marc Escola

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