Atelier



Théorie des textes possibles

Résumés des textes réunis par Marc Escola pour le volume Crin n° 57, printemps 2012
(Cahiers de recherche des instituts néerlandais de langue et de littérature française)
Amsterdam, Rodopi



La critique littéraire est-elle vouée par nature et fonction à rester un «discours second» entièrement subordonné à un texte premier qui peut seul prétendre à la dignité d'un discours créateur? L'interprète peut-il se départir de toute déférence à l'égard des décisions de l'auteur pour les regarder comme des choix parmi d'autres, de fragiles options ou des arrêts toujours révisables? Peut-on concevoir une forme de critique authentiquement créatrice qui s'émanciperait du respect attaché à la lettre du texte pour entrer dans l'élan dont l'œuvre est le produit, en tentant par exemple de lui offrir quelque supplément, voire en l'imaginant tout à fait autrement?

Les auteurs critiques ici réunis s'accordent à donner priorité au possible sur le réel, en traquant dans les œuvres déjà faites la trace de scénarios abandonnés ou de livres qui restent à écrire. Renouant parfois avec des convictions très anciennes — celles de la tradition rhétorique ou de la philologie— ils jettent les bases d'une théorie des textes possibles qui invite à aimer dans les grands textes littéraires non seulement le passé dont ils viennent mais aussi le futur qu'ils recèlent en puissance.



Marc Escola (Paris 8)

Présentation

Le chêne et le lierre. Critique et création


Petit organon pour une théorie des textes possibles

Bibliographie par Marc Escola


Jacques Dubois (Liège)

Pour une critique fiction

La critique fiction se veut méthode d'analyse des textes romanesques reposant sur deux constats: 1° les personnages des fictions vivent dans les lecteurs en tant que réalités mentales; 2° en retour, les lecteurs ont un pouvoir d'intervention sur les fictions en ce qu'ils activent et actualisent des données textuelles en latence et relatives à certains des mêmes personnages. Partant de quoi, cette critique se rend apte à faire bouger les lignes du texte et à ouvrir à des schémas narratifs de rechange tout en gardant le texte de départ comme référence stable. Les personnages qui se prêtent particulièrement à ce travail d'activation sont en général ceux qui révèlent des régions occultées ou refoulées de la fiction, relatives à la sexualité et à la socialité. Deux exemples sont donnés, empruntés à Balzac et à Jean-Philippe Toussaint.


Marc Douguet (Paris 8)

Cent mille milliards de tragédie

Contrairement à l'intuition commune, l'ordre des scènes dans une pièce de théâtre n'est pas si fermement établi qu'on ne puisse le modifier. Les seize dernières scènes de Phèdre peuvent par exemple permuter sans affecter la cohérence de l'intrigue dramatique, donnant lieu à une multiplicité de variantes: il suffit pour cela de réécrire les quelques vers mentionnant les mouvements d'entrée ou de sortie des personnages.

Cette possibilité d'intervertir certaines scènes peut nous conduire dans deux directions: soit on s'en sert pour justifier le texte réel et montrer que, si les variantes ainsi produites sont acceptables du point de vue de la cohérence dramatique, elles sont «moins bonnes» que les choix de Racine; soit on s'intéresse à ce que cette possibilité de disposer autrement le texte nous apprend sur le fonctionnement d'une intrigue.


Sophie Rabau (Paris 3)

Puissance de Jean Racine (déception de Raymond Picard)

Avant d'être poète, dramaturge et phare du classicisme français, Jean Racine fut un lecteur et, comme tant d'autres en son siècle, mit par écrit ses lectures, couchant sur des cahiers les «remarques» que lui inspiraient les textes antiques. Dans cette lecture de textes que d'autres écrivirent ne nous faut-il pas espérer trouver l'annonce de ce qui sera écrit par Racine ? Si l'on s'épuise en vain à chercher dans les Remarques de Racine l'ombre de Phèdre ou d'Andromaque, le commentaire racinien porte toutefois en puissance quelques pièces possibles, qui ne naissent pas du génie propre au poète tragique, mais de la pratique même et de la poétique du commentaire. Dans ces Remarques, nous ne cherchons pasl'annonce de ce que Racine écrira, mais plutôt la possibilité de pièces inédites qu'il n'écrivit pas et n'aurait peut-être pas voulu écrire, mais qu'il invente en lisant.


May Chehab (Chypre)

Gaia ou le poème (im)possible : Saint-John Perse annotant Jean Bollack

Si un texte achevé est censé contenir –au sens d'endiguer, d'empêcher de déborder– la somme de ses virtualités, vers quoi tendent les virtualités d'un texte jamais rédigé? Dans la recherche de l'œuvre poétique détruite de Saint-John Perse, Gaia, les annotations apposées sur l'Empédocle de Jean Bollack constituent un soubassement poétique et théorique important. Il se dessine une épopée tellurique compossible qui trouve son origine et sa fin en elle-même avant de s'ouvrir à une postérité créatrice.


Laure Depretto (Paris 8)

Lettres possibles. Pour un critique épistolier

En régime fictionnel, un cas particulier de texte possible s'offre à qui voudrait s'essayer à la critique créatrice: la lettre manquante, celle dont non seulement le texte n'est pas reproduit (lettre absente), mais dont le contenu est caché au lecteur (lettre-solution d'énigme), celle qui fait d'autant plus défaut qu'elle recèle la clé de l'intrigue. Centré sur le cas d'Armance de Stendhal, cet article se demande à quelles conditions la lettre d'aveu d'Octave manquante peut être écrite, et à quel parcours le critique, secrétaire du romancier, doit s'astreindre pour y parvenir. Il s'agit donc d'explorer les étapes nécessaires au comblement d'un manque à écrire et d'observer ensuite les répercussions de cette entreprise critique sur l'œuvre qu'elle entendait compléter.


Arnaud Welfringer (Paris 8)

Étranges épidémies de décès dans les Fables de La Fontaine.

Réflexions sur une proposition de Pierre Bayard

Pierre Bayard proposait naguère de s'interroger sur «les étranges épidémies de décès qui frappent les héros des Fables de La Fontaine». Mais peut-on appliquer la «critique policière» de Pierre Bayard aux Fables? Un apologue, dont la moralité subsume sans reste le récit, ne présente nulle incomplétude; sa brièveté semble fournir peu de suspects à reconsidérer; et la critique policière risque de dénaturer le projet du genre en prenant à la lettre ses fictions allégoriques. Pourtant, «Les Animaux malades de la peste» présente une authentique énigme policière. La fable, de fait, se prête étrangement bien à cette «critique interventionniste» en droit malaisée, mais point si éloignée de commentaires plus traditionnels. Qu'est-ce qui permet dans la poétique des Fables cette disponibilité? Et jusqu'à quel point? Il importe en effet d'ajuster la méthode de Pierre Bayard au genre pour rétablir enfin la vérité dans l'affaire des «Animaux malades de la peste».


Maya Lavault

Petits essais de fiction autour d'À la recherche du temps perdu

Partant de l'idée que le texte d'À la recherche du temps perdu propose un canevas, une trame, offerts à la fabulation du lecteur, selon le modèle fourni par les prolongements fictionnels du narrateur autour de l'épisode Albertine, il s'agit de voir comment le lecteur de la Recherche élabore ses propres «fictions critiques», selon le terme emprunté à Jacques Dubois. L'étude d'un cas, celui de la réécriture de l'épisode de Montjouvain que propose Georges Bataille dans La Littérature et le mal, fournit à son tour les bases d'une pratique de la réécriture fictionnelle à visée critique.


Florian Pennanech

La possibilité d'un style

C'est un fait avéré: Proust est trop long. Le raccourcir constitue donc une tâche impérieuse. On s'inspire ainsi dans cet article de la démarche de Pierre Bayard dans Le Hors-Sujet, mais en choisissant d'abréger, non le roman lui-même, mais la phrase proustienne. Pour cela, il importe de revenir sur la façon dont on définit habituellement le style et de montrer comment la stylistique se donne couramment pour tâche de fonder la nécessité des formes qu'elle étudie. On se fait fort toutefois de montrer comment en réalité toute forme peut être perçue comme arbitraire, et par là refaite.


Franc Schuerewegen (Anvers & Nimègue)

Proust et Charles (Ray & Michel)

Pierre Bayard nous invite dans Le Hors Sujet. Proust et la digression (1996) à chercher des points communs entre l'œuvre de Proust et la musique de Ray Charles. On se rend compte assez rapidement que, chez P. Bayard, un Charles peut en cacher un autre, et que nous avons affaire à un exemple manipulé ou détourné. La question se pose alors de savoir pourquoi l'exemple est manipulé, ou détourné. Quel Charles? Et quel Proust? Bref, quel sens donner à tout cela? On se propose de réfléchir à ce qu'il faudrait peut-être appeler une théorie de la critique possible, et qui viendrait utilement complémenter une théorie des textes possibles. Après tout, le critique écrit, lui aussi, un texte.


Richard Saint-Gelais (Laval)

La transfictionnalité honteuse en critique littéraire

Si l'on appelle «tranfictionnalité » le domaine des pratiques textuelles procurant un prolongement quelconque à une fiction préexistante (par expansion, version, croisement avec d'autres fictions, etc.), il semble à première vue que la critique, activité par définition métatextuelle, ne saurait en faire partie: traitant les textes qu'elle commente comme des fictions, la critique se situerait forcément à l'extérieur du cadre fictionnel. Les exemples se multiplient cependant qui démontrent, en acte, la possibilité d'une critique transfictionnelle: quelques récents essais de Pierre Bayard (Qui a tué Roger Ackroyd?, Enquête sur Hamlet, L'affaire du chien des Baskerville) mais aussi plusieurs ouvrages de John Sutherland (Is Heathcliffe a Murderer?, Can Jane Eyre Be Happy?, Where Was Rebecca Shut?, Who Betrays Elisabeth Bennet?) et, déjà, la critique holmésienne dont l'ingéniosité confine souvent à la réinvention des intrigues policières de Conan Doyle. Si ces exemples spectaculaires sont riches en enseignements, on ne négligera pas pour autant l'action plus discrète de la transfictionnalité dans une critique littéraire d'obédience plus traditionnelle qui n'hésite pas à enter sur les récits diverses inférences, notamment psychologisantes, sans pourtant jamais décrire comme une intervention ce qu'elle pense plutôt comme la mise au jour d'un sens implicite du texte lui-même. Ce sont les modalités et les enjeux de cette critique transfictionnelle honteuse que nous nous proposons d'examiner ici.


Laurent Zimmermann (Paris 7)

L'hypothèse Zidane

Le footballeur Zinedine Zidane commente une de ses actions de jeu, qui n'a pas mené à un but, de manière paradoxale : son geste, dit-il, était trop parfait. Commentaire qui permet de formuler une hypothèse-Zidane, selon laquelle une certaine présence du défaut est nécessaire pour la réussite d'une entreprise. Or ce qui est vrai pour le football pourrait également l'être pour la littérature, comme du reste l'ont souligné, de diverses manières, aussi bien Longin qu'Yves Bonnefoy : une œuvre vraiment réussie est, paradoxalement, une œuvre qui comporte des défauts. cette hypothèse implique des conséquences quant à la théorie des textes possibles. En effet, dans la mesure où cette théorie repose sur le dévoilement de défauts (du dysfonctionnement de Michel Charles, que souligne également Marc Escola, à l'erreur créatrice de Pierre Bayard) et souvent sur l'établissement d'une version sans défaut, le risque est alors d'aboutir à un texte nouveau moins réussi, parce que trop parfait. Il faut donc penser, dans la théorie des textes possibles, des moyens de préserver la place du défaut.


Nathalie Solomon (Perpignan)

Léon Bloy, démolisseur romanesque»

Léon Bloy, qui utilise la critique littéraire comme arme polémique, s'approprie l'œuvre des autres, au point de la transformer radicalement quand le besoin s'en fait sentir. La fiction est l'instrument essentiel de cette stratégie de combat: elle lui permet de s'attaquer en premier lieu aux auteurs, en les transformant en personnages, grotesques et méprisables quand il s'agit d'ennemis, conformes au modèle désiré quand il s'agit d'écrivains admirés. Il ne s'excepte pas, du reste, de cette fictionnalisation, composant dans ses articles des autoportraits efficaces dans la perspective de ses engagements. Il superpose ainsi aux œuvres des autres une œuvre seconde, dont il proclame la vérité supérieure au nom de principes indépassables et transcendants.


Baptiste Franceschini (Bordeaux 3 & Montréal)

Du médiéviste au transleator. Graal Fiction de Jacques Roubaud

Le Graal Fiction de Jacques Roubaud s'apparente volontiers à un ouvrage de médiévistique qui chercherait à analyser certains textes de la bibliothèque arthurienne mais aussi à en diffuser d'autres, pour le plaisir du lecteur peut-être novice qui y trouvera des passages apparemment traduits. Pourtant si l'oulipien semble souvent suivre de très près les sources du Moyen Âge, il n'hésite pas non plus à les transformer, en un geste de transmission-invention qui rappelle étonnement celui de la translatio médiévale. Dans l'écart subtil que cette pratique du transfert creuse à l'égard de ses modèles, il est dès lors loisible de suivre les traces de la lecture roubaldienne, qui déploie les potentialités du texte en le réinterprétant


Yves Citton (Grenoble)

Indiscipline littéraire et textes possibles. Entre présomption et sollicitude

Loin de constituer une rupture envers les pratiques traditionnelles de la critique littéraire, l'exploration des textes possibles permet de saisir ce qui fait le plus précieux de l'interprétation littéraire: l'investigation d'une réalité virtuelle que nous avons la responsabilité d'aider à faire advenir. On esquisse ici un argumentaire en dix thèses qui s'inspirent de l'ontologie de Gilbert Simondon et d'Étienne Souriau, ainsi que de la réflexion anthropologique d'Eduardo Viveiros de Castro, pour suggérer que la présomption apparemment scandaleuse dont fait preuve la pratique des textes possibles relève d'une sollicitude pour un virtuel que l'indiscipline littéraire permet de cultiver en ouvrant des espaces d'équivocité.



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Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Mai 2012 à 15h27.