Atelier




Utopie et dystopie. Les deux sœurs siamoises

Par Marc Atallah (Université de Lausanne).


Du même auteur: Des mondes parfaits ?


Dossiers Utopie et dystopie, Politique, Genres.






Utopie et dystopie.
Les deux sœurs siamoises


Ce texte est d'abord paru dans le Bulletin de l'Association F. Gonseth. Institut de la méthode, juin 2011, pp.17-27. Il est ici reproduit avec l'aimable autorisation de son auteur et de ses éditeurs.



Que peut-on encore raisonnablement dire de nouveau quand tout semble avoir déjà été dit, qui plus est par tant d'illustres – et quelquefois intimidants – prédécesseurs? Peut-on imaginer qu'il soit toujours possible d'innover, alors que l'objet de notre attention théorique a été maintes fois réfléchi et décortiqué tout au long des siècles? Sommes-nous en définitive destinés à devoir restreindre nos ambitions et à accepter que nos contributions ne pourront plus jamais prétendre à plus qu'à l'ajout d'un infime détail à des édifices intellectuels monumentaux déjà constitués – édifices dont la splendeur conceptuelle impose par ailleurs le respect et, comme c'est généralement le cas dans une telle situation, fascine par sa puissance descriptive? Ces questions, de nature rhétorique il va sans dire, sont néanmoins particulièrement significatives et pertinentes, lorsqu'on aborde les problématiques propres à ces littératures de la modernité que sont l'utopie et sa terrible sœur, la dystopie. En effet, et quiconque s'est attardé sur ces récits – qu'ils soient classiques ou contemporains – n'a pu que l'observer, écrire à propos de l'utopie ou de la dystopie est une aventure hautement périlleuse: tellement d'essais semblent en avoir circonscrit les contours, développé les aspects, analysé les profondeurs. À tel point qu'une étude sur ces genres discursifs peut choisir de se déployer de bien des manières différentes et d'emprunter quantité de chemins particuliers, comme le rappelle à juste titre Roger-Michel Allemand:

La définition de l'utopie oscille constamment entre deux statuts: le concept précis et la notion fourre-tout. À la décharge de ceux qui tentent de la cerner, il faut reconnaître que l'entreprise n'est pas des plus faciles, dans la mesure où l'espace à délimiter fait figure de carrefour épistémique, esthétique et sémiotique, où s'entrecroisent les multiples voies de l'histoire des idées. À ce titre, les enjeux sémantiques de l'utopie relèvent aussi bien de la littérature que de l'idéologie, de la philosophie que de la métaphysique, de l'économie politique que de la sociologie.[1]

Le chercheur désireux de s'atteler à ce «carrefour épistémique, esthétique et sémiotique» peut par conséquent mettre en forme son analyse en s'affiliant à une démarche, par exemple chronologique ou thématique, politique ou philosophique. Plus concrètement, devrait-il commencer par l'herméneutique et s'interroger sur la signification du motif de l'«île»? ou sur celle du «voyage»? ou encore de l'«imprescriptibilité de la loi»? Mais… tout cela a été maintes fois traité. Devrait-il alors se pencher sur la pragmatique et amorcer son analyse par les conséquences épistémologiques de ce modèle sociopolitique? ou par ses conséquences métaphysiques? ou théologiques? Sauf que, là aussi..., rien de nouveau. Serait-il par conséquent plus intéressant de se plonger dans les arcanes de l'histoire littéraire et faire remonter l'enquête à l'Antiquité grecque, plus précisément à La République de Platon[2]? ou, pour ne pas avoir à convoquer deux mille ans d'histoire, notre chercheur devrait-il décider de s'en tenir à L'Utopie de Thomas More[3], texte fondateur d'une tradition qui perdure jusqu'à aujourd'hui? ou devrait-il plutôt laisser de côté ces œuvres déjà étudiées et rechercher dans les romans de science-fiction – comme La Cité du Soleil d'Ugo Bellagamba[4] –, quelles transformations structurelles l'utopie a-t-elle subies aux XXème et XXIème siècles, lorsqu'elle s'est mise à interférer avec d'autres imaginaires et d'autres sources génériques? Mais, une fois de plus… le chercheur découvrira une légion d'essais critiques et sa volonté d'innover, fort louable par ailleurs, risquera de se ternir à force de devoir recourir à une telle quantité d'ouvrages.


Il me semble difficile de le contester: les directions que peuvent emprunter les recherches sur l'utopie ne manquent pas et, à défaut d'être originales, elles ont au moins pour mérite d'avoir déjà été suivies, parcourues, creusées. Le lecteur ne sera donc jamais véritablement perdu ou laissé dans l'ignorance, l'auteur non plus. Or, tant de choses ont été exprimées sur l'utopie et sur la dystopie, qu'il devient ardu pour l'essayiste de trouver un axe singulier, un axe qui révélerait une veine restée – on ne sait comment – inexploitée. Ce sera pourtant l'objectif auquel je m'affilierai durant ce travail et cet objectif débutera sous l'égide d'un constat, étonnant quand on y réfléchit posément: l'utopie et la dystopie n'ont été que très rarement passées au travers des filtres analytiques du littéraire. Autrement dit, elles sont souvent exploitées dans ce qu'elles conduisent à penser – elles deviennent donc des modèles heuristiques – ou dans ce qu'elles permettent de comprendre du contexte sociohistorique à partir duquel elles ont été construites – c'est leur nature de modèle herméneutique qui est alors révélée –, mais, le plus fréquemment, les «leçons» qui peuvent être tirées du mode de composition interne de ces littératures, sont étrangement passées sous silence. C'est pour que ce silence cède sa place à un discours – tout comme l'utopie et la dystopie viennent combler le silence laissé par l'impensé à l'œuvre dans une société donnée –, qu'il m'a semblé nécessaire de venir compléter le champ protéiforme des études utopiques avec le point de vue du critique littéraire.


Plus précisément, la démarche ici préconisée s'articulera en deux moments, un définitoire et un autre qui exploitera ce qui aura été posé. Tout d'abord, je prendrai le temps de réfléchir à ce qui me semble bien être la propriété principale des récits autant utopiques que dystopiques, soit la réversibilité du système sémiotique: tout système équilibré d'éléments, par exemple textuels, peut se voir renversé et, de ce fait, s'orienter vers deux interprétations axiologiquement opposées selon la manière dont la configuration discursive est donnée à lire au lecteur. Puis, après avoir explicité et développé ce postulat, je montrerai la relation logique – mais aussi épistémologique – qui se fait jour entre l'utopie et la dystopie, une fois les caractéristiques de ces systèmes sémiotiquement ambivalents acceptées: la dystopie ne pourra alors plus être considérée comme une anti-utopie ou comme une utopie poussée dans ses retranchements ultimes. À la poétique succèdera par conséquent la pragmatique: et la conclusion me permettra de préciser – si cela est encore nécessaire – la nature des textes ressortissant à ces genres discursifs ainsi que la terminologie qui devrait être de rigueur si l'on souhaite saisir ce qui, dans le raisonnement utopique, demeurera toujours problématique.

Suite aux nombreux travaux sémiologiques accomplis par les linguistes tout au long du XXème siècle, il n'est aujourd'hui plus à démontrer que tout texte, tout récit, tout roman, doit être accepté comme un système sémiotique, c'est-à-dire comme une organisation raisonnée d'éléments – les signes (les mots) – qui, d'une part, établissent une relation paradigmatique à leurs référents associés et, d'autre part, entretiennent tous une relation logique spécifique à la fois entre eux et avec leur entourage extratextuel[5]. Le terme «système» conduit d'ailleurs à postuler l'existence de deux contraintes supplémentaires: celle de la cohérence interne et celle de la frontière. En effet, un système ne peut être défini en tant que tel que parce que les éléments qui le composent, forment une structure cohérente; cette structure doit au demeurant être distincte de l'environnement du système et c'est pour cela que tout système sémiotique conduit nécessairement à accepter l'existence d'une frontière entre celui-ci et ce qui l'entoure mais qui n'est pas lui. Il est de surcroît trivial d'identifier ces propriétés dans le cas des systèmes sémiotiques formés par les utopies et les dystopies: les signes du système sont les mots du texte[6] et la cohérence interne correspond à la relation de vraisemblance que ces derniers éléments établissent les uns aux autres (si l'univers fictionnel met en scène le signe /abandon de la propriété privée/, tous les autres signes du récit doivent renforcer ce signe, sauf si ce renforcement est contredit explicitement[7]). Quant à la frontière, elle est à percevoir à deux niveaux, dans le cas particulier formé par les utopies et les dystopies: au niveau textuel (les sociétés utopiques et dystopiques sont des lieux clos, fermés sur eux-mêmes et séparés de l'extérieur par des barrières naturelles ou artificielles) et au niveau extratextuel (le récit n'est pas le monde du lecteur). En ce sens, il est aisé d'accepter les genres littéraires ici étudiés, comme des systèmes sémiotiques à forte composante intertextuelle – les récits s'inscrivent à la suite d'autres récits qu'ils convoquent, copient, discutent, transforment et, pour les plus intéressants d'entre eux, dépassent –, qui construisent un monde (fictionnel) en décalant rationnellement[8] la sphère empirique de l'écrivain. La conséquence épistémologique d'un tel processus discursif est de permettre la constitution d'un monde décalé, distancié, évoquant notre réalité sur le mode du «miroir herméneutico-heuristique»: pragmatiquement, l'utopie et la dystopie sont des régimes de discours qui octroient au lecteur la chance de penser la société à partir de laquelle la Cité parfaite a été inventée (miroir heuristique) et de s'y rapporter différemment en bénéficiant de l'interprétation qui en a été faite par l'auteur (miroir herméneutique). En d'autres mots: en conjecturant un état social alternatif évoquant, sur le mode du négatif photographique, la société dans laquelle évolue l'auteur, l'utopie et la dystopie créent un espace de liberté qui peut être investi intellectuellement par le lecteur.

Il serait peut-être agréable au curieux de voir concrètement l'application de ces considérations théoriques: je prendrai donc un exemple tiré de l'utopie de Tommaso Campanella, La Cité du soleil[9]. Dans ce fameux texte, Campanella nous décrit par le biais de son narrateur[10] (le Gênois) – compagnon de Christophe Colomb –, l'arrivée de voyageurs sur une île, non loin de Ceylan: les ressorts de ce type d'écriture sont ici bien maîtrisés et nous retrouvons dans ce récit, tous les ingrédients propres à l'utopie classique (narration intradiégétique, ironie rhétorique[11], ordre immuable de la Cité, urbanisme géométrique, loi omnisciente et omnipotente, communisme de gestion et de production, bannissement de la propriété privée, cohérence de tous les éléments du système, etc.). Au vu de ce qui précède, il est aisé d'accepter cette utopie comme un système sémiotique: nous sommes bien face à un ensemble homogène de signes en interrelation les uns avec les autres. En revanche, il semble nécessaire de développer en quelques mots la manière dont la propriété évoquée plus haut de cohérence interne «travaille» le texte; pour ce faire, il m'a semblé opportun de choisir parmi tous les exemples possibles, celui des modalités de procréation. En effet, quoi de plus problématique si l'on souhaite radicalement évacuer la propriété privée – conjecture sociopolitique à la racine de cette Cité utopique: «Leur principe est le suivant: tout appartient à tous; mais ce sont les officiers qui détiennent le pouvoir de distribution. Ainsi, non seulement la nourriture est commune, mais aussi les études, les honneurs et les divertissements, ce qui signifie aussi qu'il n'est pas possible de s'approprier quoi que ce soit»[12] – que la thématique des relations intimes? Comment enfanter sans posséder ou, du moins, sans être tenté par le sentiment de possession? Tout comme Platon avant lui, Campanella ne pouvait pas être insensible au fait que l'intimité établit un rapport spécifique à autrui et au fait que l'arrivée d'un enfant ne peut manquer de créer une relation tout autant spécifique entre les acteurs de cette naissance. La nécessité de cohérence interne conduisit alors le dominicain calabrais à décrire l'activité de reproduction en des termes qui nous paraissent, de nos jours, étrangement aliénants:

Les filles ne sont pas exposées à un homme avant qu'elles aient atteint 19 ans et les hommes ne s'adonnent pas à la génération avant vingt-et-un ans, ou plus, s'ils n'ont pas bonne mine. […] Alors, après force ablutions, ils font l'amour tous les trois soirs, les grandes et belles filles avec les hommes grands et intelligents, les grasses avec les maigres, et les maigrelettes avec les gros, de manière à tempérer les excès. […] Ils ne s'accouplent que digestion faite et après avoir prié. […] À ce moment, la maîtresse préposée ouvre la porte des deux cellules. L'heure est déterminée par l'Astrologue et le Médecin et ils font toujours en sorte de choisir un moment où Mercure et Vénus soient à l'orient du Soleil en maison favorable, qu'ils soient en bon aspect de Jupiter, de Saturne et de Mars, non moins que le Soleil et la Lune, qui sont souvent aphètes.[13]

Et, plus loin, le Génois explique pourquoi la jalousie a été éradiquée des affections humaines grâce à ce procédé «parfait»:

[…] car chacun obtient exactement ce que son goût lui fait désirer. La génération est considérée sous l'angle du bien collectif, non du bien privé. Et l'on doit s'en tenir aux décisions des officiers.[14]

Alors que l'utopie est bâtie autour d'une conjecture sociopolitique – la fin de la propriété privée –, la propriété de cohérence interne du système sémiotique impose à l'auteur de traiter l'ensemble des signes de son récit relativement à cette conjecture: la procréation n'échappe pas à cette règle. En effet, l'acte d'amour à des fins de reproduction n'est pas laissé au libre choix de l'individu («La génération est considérée sous l'angle du bien collectif, non du bien privé»), mais contrôlé par les principes au fondement de la Cité: les considérations astrologiques gouvernent et sont appliquées par les gardiens, représentants de la loi inamovible. Allons plus loin: c'est parce que Campanella souhaite écrire une utopie, une Cité parfaite, qu'il se voit dans l'obligation de construire un système (sémiotique) dans lequel l'ensemble des signes constituent un cadre cohérent. En d'autres termes, si les relations intimes suivent des préceptes rigides refusant à la volonté individuelle la moindre des libertés, ce n'est pas pour développer une idéologie totalitaire, mais, au contraire, pour fonder une société garantissant le bonheur de tous. Or, ce bonheur étant mis en péril, d'après le moine calabrais, par toutes les situations où le sentiment de possession prend le dessus, quoi de plus logique que de désirer le bannir? C'est exactement ce qu'il se passe ici: la procréation étant une des dimensions de l'agir humain dans laquelle le sentiment de possession s'éprouve, il fallait trouver une façon de se reproduire sans risquer la possibilité de s'attacher – et c'est exactement ce que fait Campanella en confiant aux étoiles le soin de former les couples ou en obligeant les individus à se réunir en fonction non d'affinités personnelles, mais de l'équilibre des contraires («les maigrelettes avec les gros, de manière à tempérer les excès»). Les enfants, séparés de leurs parents après leur naissance comme chez Platon, ne doivent donc pas leur existence à l'amour individuel: ils sont les fruits de lois cosmologique et sociopolitique. Comme nous pouvons l'observer ici, la cohérence interne d'un système sémiotique conduit l'utopiste à choisir pour son récit des signes qui renforcent cette même cohérence: voilà sûrement la raison pour laquelle les utopies (et les dystopies) donnent au lecteur l'impression d'être face à une horloge (trop) parfaitement réglée ou une mécanique (trop) bien huilée.


À ce stade, il est essentiel de se rappeler que les systèmes sémiotiques possèdent une autre propriété: celle de la réversibilité. En effet, si l'on prend un système binaire tel qu'un feu vert et un feu rouge, nous savons tous que le vert ne possède pas, intrinsèquement, la signification de «avancez», ni le rouge, celle de «arrêtez»: leur sens respectif ne peut être précisé qu'à l'intérieur du système, en fonction des relations s'établissant entre les signes. En l'occurrence, un système {feu vert; feu rouge} associé à des référents {avancez; arrêtez} peut tout à fait être renversé dans un système sémiotique alternatif, néanmoins identique ontologiquement: les signes {feu vert; feu rouge} se référeront alors aux significations {arrêtez; avancez}. Pour le dire autrement, tout système sémiotique possède son «négatif» (photographique) et il est possible de percevoir ce dernier en changeant le regard que l'on a sur le premier – et il existe de multiples façons de faire cela. Pour des raisons de concision, je me restreindrai dans cette étude au changement du point de vue narratif, c'est-à-dire qu'au lieu de découvrir un système sémiotique par le biais d'un œil extérieur – le voyageur qui vient d'un pays étranger, par exemple –, nous le découvririons de l'intérieur, par un de ses habitants. C'est exactement cette propriété de réversibilité qui caractérise au mieux le rapport entre utopie et dystopie: ces deux types de récits sont en effet des systèmes sémiotiques et, vu qu'ils sont réversibles par exemple en changeant de point de vue narratif, il n'est pas compliqué d'accepter la dystopie comme une utopie renversée. Mais je vais trop vite: il me faut démontrer la véracité de ce qui n'est encore qu'une hypothèse. Reprenons une des citations utilisées plus haut:

[…] car chacun obtient exactement ce que son goût lui fait désirer. La génération est considérée sous l'angle du bien collectif, non du bien privé. Et l'on doit s'en tenir aux décisions des officiers.[15]

Que se passerait-il si l'on focalisait le récit sur un personnage de la Cité du Soleil qui, pour des raisons peu importantes à ce stade, ne désirerait pas «s'en tenir aux décisions des officiers»? La Cité parfaite le demeurerait-elle ou se transformerait-elle en un état totalitaire? Notre individu se sentirait-il toujours heureux d'évoluer dans cette société qui ne peut être que parfaite et dont tous les éléments concourent à construire le bonheur de tous? Ou, au contraire, serait-il dans la situation délicate de celui qui remet en cause la perfection supposée du monde dans lequel il vit et qui doit donc être cadré, voire supprimé, pour éviter que cette perfection ne soit remise en cause? L'utopie muterait donc en dystopie – non pas en modifiant les signes du récit, mais en optant pour un autre point de vue. En ce sens, la dystopie n'est pas une anti-utopie ou une contre-utopie: la dystopie est une utopie, néanmoins perçue par un autre angle, par un autre regard !


La réversibilité du système sémiotique permet par conséquent de comprendre le lien – dynamique – qui a de tout temps existé entre l'utopie et la dystopie: More ne l'avait-il d'ailleurs pas déjà compris, lui qui, à la fin de son Utopie, affirmait, de manière sibylline, «il y a dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités. Je le souhaite, plutôt que je ne l'espère»[16]? Il est à présent temps de prendre un exemple provenant du champ de la dystopie, afin de constater que si dans chaque utopie se cache une dystopie, il en va de même dans l'autre sens: la dystopie est une utopie.


Eugène Zamiatine a écrit, en 1920, l'une des illustrations les plus intelligentes de la dystopie contemporaine: Nous autres[17]. Dans ce récit, nous lisons le journal intime de D-503, un homme du futur qui participe à la construction d'un vaisseau spatial, l'Intégral, destiné à conquérir des civilisations extraterrestres et à les convertir aux principes de l'État Unique dans lequel il vit. Or, plus nous avançons dans le texte, plus nous découvrons que D-503 est attiré par le monde, démocratique, qui existait avant la création de l'État Unique – et que nous comprenons évidemment comme étant le nôtre. Force est tout d'abord de constater que la dystopie de l'écrivain russe est en fait construite comme une utopie:

Tous les matins, avec une exactitude de machines, à la même heure et à la même minute, nous, des millions, nous nous levons comme un seul numéro. À la même heure et à la même minute, nous, des millions à la fois, nous commençons notre travail et nous le finissons avec le même ensemble. Fondus en un seul corps aux millions de mains, nous portons la cuillère à la bouche à la seconde fixée par les Tables; tous, au même instant, nous allons nous promener, nous nous rendons à l'auditorium, à la salle des exercices de Taylor, nous nous abandonnons au sommeil…[18]

Ou, plus bas:

J'ai eu l'occasion de lire et d'entendre beaucoup d'histoires incroyables sur les temps où les hommes vivaient encore en liberté, c'est-à-dire dans un état organisé et sauvage. Ce qui m'a toujours paru le plus invraisemblable est ceci: comment le gouvernement d'alors, tout primitif qu'il ait été, a-t-il pu permettre aux gens de vivre sans une règle analogue à nos Tables, sans promenades obligatoires, sans avoir fixé d'heures exactes pour les repos![19]

L'égalité entre individus – renforcée par l'anaphore «à la même heure et à la même minute» –, l'essence mécanique du système étatique, la primauté de la collectivité sur l'individu, la loi imprescriptible («les Tables»), l'obligation de loisirs organisés, nous rappellent évidemment les propriétés des utopies classiques: Nous autres peut donc légitimement être affirmé ressortir à ce genre littéraire. Cependant, une différence – et non des moindres – se fait jour entre ce récit et ceux dits «utopiques» (au sens propre du terme): le narrateur est ici un acteur de la Cité idéale. Alors, tout change… Et le monde parfait devient le pire des cauchemars possibles… N'allons pas trop vite et prenons le temps de constater comment le protagoniste du récit, encore aliéné par le système – que l'on peut bien qualifier de «totalitaire» – dans lequel il évolue, se situe par rapport à la procréation dans un monde libre, c'est-à-dire dans un monde qui œuvre non prioritairement pour la liberté individuelle, mais pour la liberté de tous, de la communauté:

N'est-il pas absurde que le gouvernement d'alors, puisqu'il avait le toupet de s'appeler ainsi, ait pu laisser la vie sexuelle sans contrôle? N'importe qui, quand ça lui prenait… C'était une vie absolument a-scientifique et bestiale. Les gens produisaient des enfants à l'aveuglette, comme des animaux.[20]


Ce mode de reproduction, sensiblement le même que le nôtre, est réprouvé, conçu comme aléatoire, indigne de l'intelligence humaine: la sexualité ne doit pas être libre, sous peine de devenir «bestiale». Une société utopique, on l'a vu, se doit de contrôler les naissances en se référant à des lois strictes infranchissables – sans cela, sans limiter la propriété privée, comment le bonheur de tous peut-il être garanti? À nouveau, dans l'univers de D-503, la sexualité se doit d'être maîtrisée ou, comme c'est le cas ici, annulée dans sa dimension d'intimité:

Après avoir vaincu la Faim (ce qui, algébriquement, nous assure la totalité des biens physiques), l'État Unique mena une campagne contre l'autre souverain du monde, contre l'Amour. Cet élément fut enfin vaincu, c'est-à-dire qu'il fut organisé, mathématisé et, il y a environ neuf cents ans, notre «Lex Sexualis» fut proclamée: «N'importe quel numéro a le droit d'utiliser n'importe quel autre numéro à des fins sexuelles».[21]

Si l'Amour est vaincu, alors le sentiment de possessivité qui en dérive généralement est vaincu à son tour : quelle vertu y aurait-il en effet à choisir une personne singulière, distincte des autres, quand on peut, légalement, les choisir toutes? Ici, et similairement au récit de Campanella, le plaisir physique est aboli, dissipé, épuré et réduit à sa plus simple fonctionnalité (reproductive chez le Calabrais, pulsionnelle chez Zamiatine). Il pourrait a priori paraître surprenant au lecteur de ces deux œuvres de constater que l'Amour est voué à disparaître autant dans les utopies que dans les dystopies: les premières ne devraient-elles pas en faire l'apologie? Pourtant, et afin d'exploiter la réflexion menée auparavant sur la réversibilité des systèmes sémiotiques, cet état de fait est complètement logique: ces deux genres littéraires que sont l'utopie et la dystopie sont effectivement tous deux des systèmes sémiotiques identiques – l'amour subira donc le même traitement dans les deux genres –, mais «axiologisés» différemment en fonction du type de point de vue préconisé (le Gênois est extérieur à la Cité, D-503 en est un protagoniste). Pour le dire autrement, et cette définition-slogan me permettra de conclure cette brève étude, «l'utopie est une dystopie vue de l'extérieur; la dystopie, une utopie vue de l'intérieur».


Arrivé au terme de ce cheminement, je ne peux que me retourner et prendre acte du parcours effectué… Qu'a-t-on appris? Qu'a-t-on découvert? Rien de profondément nouveau, je pense… Par contre, il me semble que la réflexion explicitée ici nous autorise à mieux saisir le sentiment qui, je pense, est celui de la plupart des lecteurs de dystopies: c'est parce que les humains ont voulu tout rendre parfait, qu'ils se sont asservis à cet idéal de perfection et qu'ils en ont payé le prix fort. En ce sens, et je pense ne pas me tromper en affirmant cela, si la dystopie fascine autant que l'utopie, c'est que ces deux genres littéraires convoquent la même idée, fabriquent le même système (sémiotique), se renversent sur le même axe et conduisent aux mêmes conséquences aliénantes – ils sont identiques, donc. Et la leçon est claire: vouloir réaliser une utopie, un État parfait, c'est s'aliéner à cette idée et risquer de sombrer dans le totalitarisme, car c'est oublier que la nature sémiotique des systèmes utopiques suppose, ontologiquement, leur réversibilité. Puisque le sens du feu vert peut devenir celui du feu rouge – un simple décret le permettrait –, une utopie peut devenir une dystopie. Or, la réflexion utopique est essentielle à l'humanité, puisqu'elle lui donne une direction, un sens. Mais alors, comment éviter que l'ombre dystopique vienne assombrir les lumières du sens? L'aporie paraît inévitable, à moins que… à moins que nous nous rappelions, et les dernières lignes de ce texte sont le bon endroit pour revenir à son commencement, que l'utopie n'est pas la société de demain, ni ce qu'il faudrait absolument atteindre, ni un «possible de réalisation»… Non, l'utopie est un modèle servant à mieux comprendre notre quotidien, à mieux en saisir les arcanes; un modèle qui en éclaire les obscurités, qui les met en évidence tout en les propulsant à distance… Ce modèle, qualifié ailleurs d'heuristico-herméneutique ou de cognitivo-critique, doit continuer à être perçu en tant que modèle… Sinon… sinon, nous verrons se révéler la véritable nature, sournoise, insidieuse, de l'utopie: celle d'une Cité parfaite toujours accompagnée de sa sœur siamoise.




Marc Atallah, (Université de Lausanne / Maison de l'Ailleurs)
Juin 2011


Du même auteur: Des mondes parfaits ?



Pages associées: Utopie et dystopie, Politique, Genres, Récit, Fiction, Science-fiction.




[1] Roger-Michel Allemand, L'Utopie, Paris: Ellipses (Thèmes et études), 2005, pp. 5-6.

[2] Platon, La République, présentation et traduction du grec par Georges Leroux, Paris: Flammarion (GF), 2004.

[3] Thomas More, L'Utopie, traduction de Marie Delcourt, présentation et notes par Simone Goyard-Fabre, Paris: Flammarion (GF), 2002 [1516].

[4] Ugo Bellagamba, La Cité du Soleil et autres récits héliotropes, édition augmentée et révisée par l'auteur, Paris: Gallimard (Folio SF), 2005 [2003].

[5] Il convient ici de préciser que dans la cas des productions littéraires, et en particulier celles dites «utopiques» et «dystopiques», cet entourage extratextuel est toujours de deux ordres: les signes utopiques établissent une relation d'intelligibilité, d'une part, avec le paradigme linguistique du lecteur (celui-ci comprend un texte car il a appris à associer les signes à leurs référents associés) et, d'autre part, avec un nombre plus ou moins grand d'autres textes ou discours – ce nous appelons, dans le jargon des études littéraires, «l'intertextualité» ou «l'interdiscursivité». Ces derniers concepts, il m'a semblé utile de le rappeler, permettent d'esquisser une «histoire littéraire» (par exemple de l'utopie classique, comme dans: Jean-Michel Racault, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l'utopie littéraire classique (1657-1802), Paris: Presses de l'Université de Paris-Sorbonne (Imago Mundi), 2003), c'est-à-dire l'histoire des rapports entretenus entre un texte et ceux qui l'ont précédé: Thomas More écrit un récit singulier, tout en y intégrant quantité de références (à Platon, à Érasme, etc.), idem pour Tommaso Campanella, Francis Bacon, etc. Or, il s'avère que le genre de l'utopie use à souhait de ce type de rapports entre les textes: c'est pour cela que je caractériserai plus tard les utopies comme des «systèmes sémiotiques à forte composante intertextuelle».

[6] Pour être très précis, il s'avère que le système sémiotique des textes utopiques est un sous-système du système sémiotique représenté par le langage. Afin de ne pas alourdir la terminologie utilisée dans ce travail, j'ai choisi de ne pas tenir compte de cette distinction hiérarchique.

[7] Dès que deux signes textuels entrent en contradiction l'un avec l'autre, l'effet d'incohérence vient frapper le lecteur qui, dès lors, serait dans son bon droit de critiquer le mode de fabrication du texte: la vraisemblance littéraire suppose la cohérence du système sémiotique à des fins d'intelligibilité du récit.

[8] L'utopie autant que la dystopie relèvent toutes deux d'un méta-genre littéraire – que j'ai appelé ailleurs «littératures conjecturales» – et qui contient les deux genres précités, les voyages imaginaires et la science-fiction. La caractéristique principale de ce méta-genre est de réunir l'ensemble des récits forgés autour d'une conjecture (romanesque), c'est-à-dire l'extrapolation rationnelle d'un état mondain (réel) vers un autre état mondain (fictionnel, celui-ci). C'est en outre la nature de cette extrapolation rationnelle qui permet de distinguer les différents genres de ce méta-genre (conjecture sociopolitique pour l'utopie, technoscientifique pour la science-fiction, etc.). Pour de plus amples précisions, voir: Pierre Versins, Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, Lausanne: L'Âge d'Homme, 1972; et Marc Atallah, Écrire demain, penser aujourd'hui. La Science-fiction à la croisée des disciplines: façonner une poétique, esquisser une pragmatique, thèse de doctorat sous la direction de Danielle Chaperon, Lausanne, 2008.

[9] Tommaso Campanella, La Cité du soleil, introduction, édition et notes par Luigi Firpo, traduit de l'italien par Arnaud Tripet, Genève: Droz (Les classiques de la pensée politique), 2000 [1623].

[10] Le narrateur de l'utopie campanellienne est dit «intradiégétique», dans le sens où il raconte, au sein d'une histoire première (sa rencontre avec l'Hospitalier), une histoire seconde (celle de son périple dans la Cité du Soleil). La distance s'instaurant entre le lecteur et l'histoire seconde est une bonne illustration du mode opératoire des littératures conjecturales: on décale l'univers raconté de la sphère empirique et, de ce fait, on permet au lecteur d'interroger à la fois le monde fictionnel et l'espace qu'il crée avec la réalité.

[11] J'appelle «ironie rhétorique», le procédé propre aux littératures conjecturales, qui consiste à distancier rationnellement le monde fictionnel du monde réel: l'univers créé est donc «ironique», puisqu'il fait semblant de dire «je suis un monde réel» alors qu'il est, en fait, un monde se sachant fictionnel.

[12] Tommaso Campanella, op. cit., pp. 10-11.

[13]Ibid., pp. 19-20.

[14]Ibid., p. 23.

[15]Idem.

[16] Thomas More, op. cit., p. 234.

[17] Eugène Zamiatine, Nous autres, traduit du russe par Benjamin Cauvet-Duhamel, préface de Jorge Semprun, Paris: Gallimard (L'Imaginaire), 2005 [1920].

[18]Ibid., p. 25.

[19]Idem.

[20]Ibid., p. 26.

[21]Ibid., p. 33.





Marc Atallah

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 4 Avril 2016 à 17h13.