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Utopie et dystopie
Dossier



Le présent dossier comprend une introduction (texte ci-dessous), par Marc Atallah, et deux articles du même auteur: ainsi qu'un article de Claire Jaquier :



Utopie et dystopie

Bien que de nombreux critiques en font remonter l'origine à La République de Platon, voire, pour les plus téméraires d'entre eux à l'Éden judéo-chrétien, l'acte de naissance de l'utopie littéraire — ou «utopie narrative» — peut raisonnablement être fixé à la publication, en 1516, d'un récit que l'on doit à l'humaniste anglais Thomas More. Le texte de Thomas More, dont le titre forme par ailleurs un paronyme ironique — Utopie ou La Meilleure forme de gouvernement possible —, peut être considéré comme la matrice originelle sur laquelle s'appuieront de nombreux auteurs, au rang desquels, dès la fin du XIXe siècle, les écrivains de science-fiction. Précisons que si L'Utopie de More doit être acceptée en tant que «matrice», c'est parce que l'humaniste anglais instaure une technique narrative inédite basée sur un processus logique que l'on ne retrouve pas dans les traditions littéraires antérieures: la conjecture, c'est-à-dire, comme la définit Bertrand de Jouvenel dans L'Art de la conjecture (Monaco, Éd. du Rocher, 1964), la «construction intellectuelle d'un futur [ou d'un ailleurs] vraisemblable». En effet, qu'est-ce qu'une utopie — et, pour sa réinterprétation plus récente, un récit de science-fiction —, si ce n'est la représentation textuelle ou en images d'un monde fictionnel, dont les attributs sémiotiques sont à chercher dans l'extrapolation rationnelle de certaines réalités pratiques ou conceptuelles du monde empirique? C'est bien ainsi que procède Thomas More: il identifie, dans le premier livre de L'Utopie, la propriété privée comme responsable de la pauvreté et du malheur des hommes, et il imagine rationnellement, dans le second livre, un monde autre où l'être humain a enfin atteint le bonheur grâce à une nouvelle structuration de l'espace politique, en l'occurrence une structuration placée sous le signe d'une organisation économique ressortissant à la communauté des biens. L'utopie est un récit conjectural; en revanche, dire que l'utopie n'est que le récit d'une conjecture sociopolitique, ce serait comme affirmer que le fantastique n'est que le récit d'une hésitation. Cela ne suffit pas, il faut aller plus loin.


L'utopie, tout comme la science-fiction, possède certes la caractéristique d'être composée de récits conjecturaux, mais elles exploitent aussi à merveille une des propriétés des systèmes sémiotiques: la réversibilité. En effet, toutes les utopies établissent — habituellement de façon statique et rigide — des rapports déterministes entre les signes textuels, puisqu'elles décrivent, par le biais d'un personnage-monstrateur, les conséquences logiques qui dérivent nécessairement d'un changement sociopolitique opéré dans le passé de la diégèse (ce changement, par ailleurs, se comprend à l'aune du monde de référence fondé, lui, sur d'autres principes sociopolitiques postulés comme responsables de tous les maux sociaux: les mondes utopiques sont les images-miroirs des axiomatiques qui sous-tendent nos sociétés). Et c'est justement l'articulation syntagmatique de ces rapports déterministes — je reprends là une terminologie utilisée par Marc Angenot dans «Le paradigme absent» (Poétique, n° 33, février 1978) — qui forme le mirage d'une axiologie positive: l'utopie est affirmée heureuse par le personnage-monstrateur et contemplée comme épanouissante par le personnage-voyageur. À ce stade, il me paraît pertinent de rappeler que toutes les utopies classiques s'appuient sur une séquence narrative relativement stable: elles racontent, en général au début et à la fin du récit, le périple d'un voyageur qui, au cours de ses (més)aventures, aborde par hasard un monde clos, un «non-lieu», qui lui est par la suite décrit par un personnage endossant la fonction de «monstrateur». La capacité de l'utopie à représenter méthodiquement le bonheur humain provient par conséquent du point de vue subjectif que le personnage-monstrateur possède sur la configuration du système sociopolitique, ainsi que sur les conséquences socio-anthropologiques de cette même configuration. Il est alors tout à fait envisageable de se pencher sur le texte utopique avec un autre point de vue et, grâce à ce changement de perception, de se rendre compte que les rapports déterministes explicités par ce texte — auparavant responsables du bonheur des habitants — tendent plutôt vers une axiologie négative: l'utopie devient alors cauchemardesque. Autrement dit, et c'est ce que l'histoire littéraire peut aisément démontrer, les utopies sont postulées heureuses par celui qui raconte de l'extérieur la vie des utopiens, mais elles peuvent vite être vécues comme malheureuses quand elles sont narrées de l'intérieur — et ce, sans avoir à modifier quoi que ce soit au niveau de la structure du système sémiotique. Cette propriété de réversibilité, peu analysée à ma connaissance, nous autorise à comprendre que toutes les utopies sont, sémiotiquement, mais aussi ontologiquement, des dystopies: le meilleur des mondes est, en même temps, le pire des mondes; le bonheur absolu correspond à l'aliénation la plus totale. En ce sens, derrière chaque utopie — image-miroir du réel — se dissimule une dystopie, image-miroir d'une image-miroir: l'utopie eugéniste de Tommaso Campanella La Cité du Soleil (1623) pourrait très bien être «traduite» en dystopie et ce, sans avoir à modifier l'essence de la configuration textuelle. C'est par exemple dans une telle direction que s'est orienté Aldous Huxley avec sa dystopie Le Meilleur des mondes (1932).


L'utopie narrative est donc à considérer comme une forme littéraire qui, d'une part, institue une représentation décalée et rationnelle du monde réel (conjecture) et, d'autre part, contient en elle-même sa propre représentation renversée (dystopie). Autrement dit, l'utopie est un modèle — une «image-miroir» — qui permet, grâce à la tension structurelle créée par la conjecture, de mettre en évidence certaines problématiques sociétales et politiques à l'aide de l'exagération conjecturale, toujours intrinsèquement ironique. Cette définition rejoint d'ailleurs celle donnée par Jean-Michel Racault dans son ouvrage L'Utopie narrative en France et en Angleterre[1]:

[O]n appellera utopie narrative la description détaillée, introduite par un récit ou intégrée à un récit, d'un espace imaginaire clos, géographiquement plausible et soumis aux lois physiques du monde réel, habité par une collectivité individualisée d'êtres raisonnables dont les rapports mutuels comme les relations avec l'univers matériel et spirituel sont régis par une organisation rationnellement justifiée saisie dans son fonctionnement concret. Cette description doit être apte à susciter la représentation d'un monde fictif complet [...] implicitement ou explicitement mis en relation dialectique avec le monde réel, dont il modifie ou réarticule les éléments dans un perspective critique, satirique ou réformatrice.


Marc Atallah, (Université de Lausanne)
Mars 2016







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[1] Jean-Michel Racault, L'Utopie narrative en France et en Angleterre, 1675-1761, Oxford, The Voltaire Foundation (Studies on Voltaire and the eighteenth century), 1991, p. 22.



Marc Atallah

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Octobre 2016 à 8h55.