Atelier


Une figure pour la voix, par Bruno Clément

Extrait (chapitre 1 p. 30-41) de La Voix verticale, Paris, Belin, coll. «L'Extrême Contemporain», 2013.

Ce texte est reproduit en ligne avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions Belin.

Compte rendu dans Acta fabula par Florence Balique: La parole silencieuse de l'écriture.

Dossiers Voix, Figures, Prosopopée.




Une figure pour la voix


Je me propose […] de prendre […] pour objet un […] de ces procédés visant à faire entendre ce qui, pour toutes sortes de raisons, est nécessairement sans voix. Soit parce que le discours est écrit et que, image seulement du discours vif – et seul précieux – il est donc par statut et pour ainsi dire par définition, aphone; soit parce que le discours, réellement vif ou mimant le vif, entend donner idée de la voix que prendrait ce qui en vérité ne saurait proférer de langage articulé (c'est ainsi que Socrate dans Criton fait parler les Lois); ou se propose de faire parler une personne absente, ou morte, ou feinte (c'est ainsi que Socrate, dans Théétète, fait longuement parler Protagoras; mais c'est ainsi aussi que Platon, dans ses dialogues, fait parler Socrate en son absence mortelle).

Ce procédé très ancien, et auquel sous une forme ou sous une autre les orateurs, les philosophes, les écrivains de toutes sortes, n'ont jamais cessé de recourir, est connu sous le nom de prosopopée.

Je veux bien reconnaître que la présentation que je viens de faire de ce procédé rhétorique un peu oublié et au nom quelque peu désuet est tendancieuse, peut-être même légèrement inexacte. Mais la torsion que j'inflige à la définition traditionnelle (et la facilité en somme avec laquelle je l'inflige) devrait donner une idée de l'ampleur et de l'importance des questionnements que fait surgir non pas exactement l'emploi de la prosopopée, son usage constant, mais son existence même.

Le mot de prosopopée n'est associé spontanément ni à l'existence ni à l'usage de l'écriture. Et j'exagère évidemment en rattachant à cette figure (oui, la prosopopée est une figure) la question immense et ancienne du rapport entre d'un côté le dialogue réel et incarné, et de l'autre le texte qui le transcrit ou se présente comme sa transcription – soit, pour aller vite: entre l'oral et l'écrit.

D'autre part, je confesse bien volontiers que si le mot prosopopée est quelquefois prononcé dans le voisinage de celui de Platon (et ce voisinage, bien sûr, n'est pas indu) c'est pour caractériser telle ou telle page de ses dialogues, qui y ont effectivement recours; non pour désigner le mode d'écriture de Platon.


Et pourtant… Et pourtant, l'on voit bien que je ne triche guère. Se sachant mortels, ou du moins conscients de leur incapacité naturelle à être physiquement présents dans tous les lieux susceptibles de rassembler des auditeurs capables de comprendre et d'apprécier leurs idées, ou leurs fictions, les auteurs ont de plus en plus fréquemment et avec de moins en moins de préventions eu recours à un moyen qui leur permettait d'être présents sans l'être. L'un des noms de ce moyen est écriture (les mots d'imprimerie, de numérique, sont depuis Platon venus le varier, au moins le préciser); un autre nom (dans une tradition cette fois rhétorique) est prosopopée.

«Figure par laquelle l'orateur apostrophe, fait parler et agir une personne absente ou morte ou feinte, ou même une chose qu'il personnifie»: cette définition[1], à l'ambiguïté de laquelle on n'aurait peut-être pas pris garde si je n'avais attiré l'attention sur elle, convient aussi bien, on ne devrait pas faire de difficulté à le reconnaître, au principe même de l'écriture (telle du moins que la définit le Socrate du Phèdre) qu'à la figure qui lui est donc comme substantiellement apparentée.

Quant à faire de Platon un usager du procédé, je sais bien qu'on n'y consentira facilement qu'autant qu'on accréditera, sans y prendre d'ailleurs autrement garde, l'équivalence Platon/Socrate. Mais l'on voit bien que ma cause n'est pas difficile à plaider. Si, mettant en scène son maître Socrate, Platon ne fait pas parler un mort, que fait-il donc? Et si le procédé qui consiste à faire parler un mort s'appelle prosopopée, alors, l'œuvre de Platon n'est-elle pas une immense prosopopée?

Allons plus loin. La définition de tout à l'heure parlait d'une «personne absente, ou morte, ou feinte». Que faut-il entendre exactement par «personne feinte?» On pense sans y réfléchir longuement ni profondément que la pipe d'un auteur, ou de vivants piliers, ou un bateau pris de boisson, ou la Loi sévère et juste, pour prendre presque au hasard quelques exemples bien repérés, sont en effet des «personnes feintes» – et l'on retombe, presque soulagé, sur l'idée communément reçue de la prosopopée. Mais peut-on se contenter de cette fiction-là? Don Quichotte n'est-il pas une autre personne feinte? Et Blanche de Mortsauf? et Raskolnikov? et Mademoiselle de Chartres qui devint (trop) vite Princesse de Clèves? et Fabrice del Dongo? et Estragon? et Odette de Crécy? et Perceval? et Winnie? et Ubu? et Zarathoustra? ou certain malin génie se mettant à murmurer quelques paroles tentatrices au début des Médiations métaphysiques? ou même Immanuel Kant dans le récit de Quincey narrant les derniers jours du philosophe qui porte ce nom? ou Michel Foucault tel que l'imagine Maurice Blanchot[2]? Une «personne feinte», autrement dit, est-ce autre chose qu'un personnage[3]?

Le procédé qui touche de près à la question de l'écriture serait donc lié aussi à celle de la fiction et du récit. Même si cette seconde insinuation a déjà – et depuis longtemps – été formulée, elle reste choquante si l'on veut dire que la fiction, dans la mesure du moins où elle fait intervenir des personnages, relève de la prosopopée – est une prosopopée. Et l'on ne parle évidemment pas seulement du roman, mais du théâtre, mais de la bande dessinée, mais du cinéma.

Je n'accumule pas par plaisir ou par goût du paradoxe des propositions qu'on jugera peut-être provocatrices. Sous une forme un peu abrupte, les deux ou trois questions que je viens de soulever annoncent seulement des développements qu'une réflexion un peu ordonnée sur la prosopopée (ses définitions, ses modes, son existence même) ne permettra de toutes façons pas d'éluder longtemps. Et l'on aura compris, je pense, que je ne convoque pas la prosopopée pour régler d'un mot (fût-il aussi sonore, aussi barbare, aussi étrange et aussi sympathique en somme que celui qui la désigne) des problèmes qui risquent de se poser longtemps encore aux théoriciens de l'écriture, de la pensée, de la fiction. C'est à la prosopopée comme figure que je m'intéresse. Et la question que je me propose donc une nouvelle fois d'explorer est celle de la figure, non de la fiction – à laquelle elle est pourtant étymologiquement associée.

La prosopopée, disons-le nettement, n'est qu'un exemple.


Il est remarquable quoi qu'il en soit qu'il existe (je propose très vite et sans trop réfléchir cette définition sommaire de la prosopopée) une «figure de la voix», c'est-à-dire une figure dont le nom (ou le mode, ou le référent, ou le procédé – comme on voudra) est «naturel». La figure, sans doute, n'est pas naturelle. On la donne même pour l'artificiel même. Est-ce à dire pourtant – à supposer même que cette idée reçue ait quelque titre à l'être – qu'elle est sans lien avec la nature? Que figure et nature sont par hypothèse et définition (je n'ose dire: par nature) antithétiques? Il suffit de considérer un instant telle ou telle des «grandes figures», pour trouver de la vraisemblance à l'hypothèse contraire. Si la métaphore est réellement figure de la ressemblance, à quel titre prétendra-t-on qu'elle est sans lien logique avec les ressemblances que l'on trouve dans la nature (la ressemblance parents/enfants, par exemple)? Si l'on veut bien admettre que la métonymie est figure de la contiguïté, dira-t-on sans états d'âme que cette contiguïté n'a rien à voir avec la proximité dont les humains font chaque jour et partout l'expérience (proximité géographique, alliances familiales, etc.). Quant à l'épanorthose[4] peut-on sérieusement penser qu'elle est sans rapport avec ces mouvements, au vrai innombrables, que l'on observe dans la nature et que caractérise une alternance d'avancées et de reculs (flux et reflux des mers, progression de certaines maladies, etc.)? Est-ce la nature, autrement (et sommairement) dit, qui met des figures dans nos discours? ou est-ce nous qui projetons sur la nature (parlant de ressemblance, de contiguïté, de rétro-progressions) des catégories figurales (certains mots se ressemblent qui désignent des réalités sans commune mesure; certains autres voisinent dont le rapport est défini par la syntaxe, ou la morphologie; etc.)?

Même si l'idée selon laquelle la figure doit quelque chose, quoi que ce soit, à la nature est loin d'être reçue, même s'il est vrai qu'elle continue vraisemblablement de heurter le sens commun, il faut rappeler ici qu'une œuvre comme celle de Vico[5] se fonde sur l'hypothèse, donnée comme vraie et même comme certaine, selon laquelle les figures du langage doivent leur forme et leur existence à la nature, qu'est venue peu à peu modifier l'histoire. Loin d'attester la liberté voire la richesse de l'imagination des poètes ou des orateurs, la figure telle qu'il l'entend est au contraire l'indice d'une nécessité essentielle; dans l'usage qu'en font les écrivains ou les penseurs se manifeste ou se laisse apercevoir un donné naturel dont la pensée est en effet naturellement et historiquement tributaire:

Tous les tropes, dont nous réduisons le nombre à quatre[6], n'ont pas été comme on l'a voulu jusqu'ici, de spirituelles inventions des écrivains, mais seulement des manières nécessaires de s'exprimer dont les premières nations poétiques ont fait usage. […] Ces formes de langage eurent à leur origine une signification propre et naturelle, et […] ce fut par un travail successif que les hommes arrivèrent à trouver les mots au moyen desquels ils expriment aujourd'hui les formes abstraites et les genres renfermant leurs espèces, aussi bien que la réunion des parties qui forment un tout. Ces premières formes de langage ne furent plus alors que des transpositions ou des figures[7].

La voix, la prosopopée, qu'on les considère séparément ou dans la complexité de leur intrication, ne permettront peut-être pas de répondre définitivement, ni sans doute précisément à cette question du naturel de la figure; Mais je fais le pari que l'examen raisonné de cette figure particulière (la prosopopée) dans son rapport avec cet objet paradoxalement équivoque (la voix) jettera un peu de jour sur la question à laquelle pourrait donc se résumer ma préoccupation: celle de l'antécédence ou de la figure ou de l'objet du monde. À moins que le jour jeté (s'il l'est jamais) ait pour conséquence sinon pour vertu de dissiper la question – de disqualifier en tout cas le terme qui la résument. Je ne tiendrais certes pas ce résultat pour un échec.


On voit en tout cas que l'affaire de la prosopopée ne saurait se limiter à aucun des deux termes (la figure, la voix) qu'elle semble mettre en œuvre à l'exclusion de tout autre. Dire que le mot rayonne ou ramifie en direction de la pensée (ou de ce à quoi elle s'oppose: le sens unique); de l'écriture (qui tient – mal – lieu de la voix); de la fiction (cet autre de la vérité); de la conscience (lieu mental bruissant d'une multitude de voix); des discours théoriques de toutes sortes pour qui le mot de subjectivité fait problème; c'est seulement dire au fond que c'est de figure qu'on se soucie – le mot désignant justement un procédé de discours permettant d'arpenter plusieurs domaines, en tout cas de poser sur des champs divers une grille unique et lumineuse, heureusement signifiante.

Il n'empêche, on est frappé – à vrai dire: impressionné – par l'immensité de ces mots (je compte sur l'arbitraire de l'ordre alphabétique pour accuser le trait): conscience, écriture, fiction, langue, pensée, sujet. Est-il possible qu'à une seule figure – et encore: une figure si rare à présent, en tout cas si rarement envisagée – soient attachés de tels enjeux? Ne suis-je pas abusé par l'élasticité de ses définitions, par l'innocence de leurs premiers et remarquables auteurs (Cicéron, Quintilien) qui n'avaient pas, comme nous avons (comme j'ai) parfois, la manie de voir en tout objet observé un peu longuement, un peu attentivement, un peu curieusement – un peu amoureusement – la réplique exacte et minuscule du fonctionnement du monde, l'épitomé de la vérité théorique? Tel serait bien le programme pourtant. Une phrase de Deguy en dirait l'esprit: «Il n'est presque pas d'items, dans la taxonomie générale, qui n'ait cette double valeur: d'une part de déterminer un procédé, une tournure du Dire [la prosopopée est seulement cela, en effet: un procédé, une tournure particulière], et d'autre part de valoir pour métonymie de toute l'affaire poétique-et-rhétorique, sous l'angle de laquelle la réflexion se rapporte à l'entier et à la généralité de la nature tropologique du langage [oui, je le crois, la prosopopée est la pierre de touche possible d'une théorie générale de la figure][8].

J'essaierai pour cela de m'en tenir aux traits de la prosopopée qui me paraissent essentiels; et puisqu'il semble difficile, on le verra, de trouver une définition qui vaille pour tous ses usages, en tout cas pour tous ses usagers ou ses quelques théoriciens, je me risque à retenir pour la caractériser les quatre points suivants en lesquels je crois que se résument sa condition et ses vertus.


La prosopopée est d'abord un discours direct.

Typographiquement, la prosopopée se signale le plus souvent dans nos objets de lecture modernes par des guillemets qui témoignent que celui qui y a recours fait le choix – ou le pari – de la présence. Elle consiste donc en une convocation dont elle espère probablement un dialogue – une sorte de dialogue en tout cas. Il y a dans la prosopopée, comme dans la citation, deux «je» distincts, qui donneraient presque à croire qu'il n'y a pas un mais deux discours. Pour peu qu'on y réfléchisse, on dira que la prosopopée (comme aussi le discours indirect libre ou l'ironie) est un discours polyphonique. Et qu'elle est, selon qu'on considère les choses sous un angle ou sous un autre, une chance ou une menace. Le dialogue et le monologue encadrent en effet la prosopopée dont ils constituent les deux bords, les deux limites. S'il y a prosopopée, c'est sans doute parce que l'absence ne convient pas. Qu'elle indispose. Ne suffit pas, quoi qu'il en soit. Le discours manifeste, à l'occasion de la prosopopée, son étonnante et sans doute essentielle propension au dédoublement.


La prosopopée est ensuite un discours fictif.

Cette proposition, qui a l'air d'aller de soi, puisque l'instance de discours qui la pratique est par hypothèse absente, n'est pas toujours facile à assumer. La question cruciale est évidemment ici celle de la définition de la fiction. Une hypothèse tentante consisterait à poser que la prosopopée est la pierre de touche du fictif. Ce qui reviendrait à avaliser la proposition suivante: «Il n'y a pas prosopopée quand il y a fiction, mais fiction dès lors qu'il y a prosopopée».

Je donnerai seulement un exemple. C'est celui de l'usage que fait Rousseau d'une citation de l'Apologie de Socrate au début du Discours sur les Sciences et les arts. La citation de Platon est exacte, ou presque. Mais la fiction ne consiste certainement pas dans l'écart, d'ailleurs minime, qui sépare ces mots de Socrate dans le Discours de ceux que lui fait «réellement» prononcer Platon; elle réside plutôt dans le dispositif extrêmement serré, et rigoureux, dans lequel Rousseau a enchâssé la citation. Le texte de Platon est en effet cité juste avant le discours, lui vraiment fictif, de Fabricius. Le premier, pourrait-on dire, créditant le second d'authenticité; le second rendant l'autre fictif.

On voit, je pense, l'horizon de la question: tous nos dispositifs critiques ou théoriques, dès lors qu'ils sont configurés rigoureusement et qu'ils font comparaître la voix de ceux dont ils entendent analyser ou comprendre la pensée, c'est-à-dire dès lors qu'ils les citent, ces dispositifs sont tous fictifs. En ce sens, on ne peut pas dire que la méthode de Sartre qui consiste à pratiquer, systématiquement, l'empathie et à imputer à ses objets (Genet, Flaubert, Baudelaire, Mallarmé, Tintoret, tant d'autres) des pensées, des discours non attestés par l'Histoire ou par les témoignages de proches, soit plus contestable que celle d'un Blanchot, par exemple, qui cite exactement, mais dans un appareil critique d'une telle complexité, d'un tel raffinement, d'une telle beauté, qu'elle fait venir aux lèvres le mot de méconnaissable.


La prosopopée est aussi un discours inclus.

Proche du dialogue, la prosopopée ne saurait se confondre avec lui. Le dialogue est symétrique. La contiguïté est son affaire. La condition de la prosopopée est d'apparaître dans une situation d'englobement, d'encerclement, de «compréhension». À l'intérieur d'un discours qui va son train, une voix tout à coup se fait entendre – qui en perturbe le cours, tend à en invalider le propos, sans en contester la tenue. Se posera donc assez rapidement à propos de la prosopopée la question du discours (ou du monologue) «intérieur». La prosopopée est une figure du «un en deux». Le miroir — la réflexion — est sa manière: discours dans le discours, comme théâtre dans le théâtre, la prosopopée est bien près, dans les cas exemplaires, de dire la vérité sur le discours qui lui confère relief et pertinence, de la faire advenir en tout cas (exactement comme la scène que miment les comédiens convoqués par Hamlet à Elseneur).


Enfin, la prosopopée est un discours moral.

La prosopopée exemplaire est celle des Lois dans le Criton, ou celle de Fabricius, dans le Discours sur les Sciences et les Arts. La voix qu'elle fait entendre, avec quelque solennité d'ailleurs, est une voix à laquelle le procédé confère une sorte d'ascendant, une voix que son statut textuel particulier (précisément, son inclusion au sein d'un discours plus convenu) doue d'une autorité presque toujours paradoxale. Une voix dont le surgissement permet que soit proférée une vérité à laquelle il est question de conformer une vie, des vies – la vie. Je voudrais indiquer tout de suite les conséquences étranges et considérables dont ce constat pourrait autoriser la formulation.

Interroger une figure en ses profondeurs, comme j'essaie de le faire ici, c'est tenter d'en saisir la logique latente. La question étant quelque chose comme: «Pourquoi la prosopopée existe-t-elle?» Nulle part dans les définitions antiques ou modernes de la figure il n'est dit que la prosopopée serait le moyen de faire entendre morale aux auditeurs (comme on dit «faire entendre raison»). L'examen des discours montre pourtant que c'est presque toujours le cas.

Faut-il donc dire que la prosopopée constitue la figure idéale pour mettre en forme le discours moral et lui donner vraisemblance et crédit? Ou que la morale existe parce qu'existe la prosopopée, c'est-à-dire la faculté pour le discours de se scinder et de s'opposer à lui-même? Nouvelle face de la vieille question: de la morale non plus il semble qu'on ne puisse dire qu'elle existe tant qu'on n'aura pas procédé à l'évaluation des procédés de langage qui la définissent et la promeuvent. Ce n'est sans doute pas le plus mince intérêt d'un examen raisonné de cette figure, décidément surprenante.

La méthode, dont j'ai tenté de dire la logique épistémologique dans un travail antérieurs» est bien une figure, une «personne feinte». Au sens propre (étymologique) du mot[9], était un outil étrange en ceci qu'il ne différait pas de l'objet qu'il aidait à façonner. Sa formule parfaite disait la coïncidence – mieux: l'identité – de la méthode et de la vérité; elle était quasi religieuse: «Je suis la voie, la vérité…» (la méthode n'étant rien d'autre, on le sait, que la voie, précisément). Un enjeu semblable – au moins comparable – est selon moi attaché à la figure de la parole incluse et dédoublée. Dans la prosopopée la voix figurée n'est pas différente du visage qui paraît l'articuler. Une autre formule religieuse en donnerait la clé: «Au commencement était le logos». Cette phrase fameuse renvoie la pensée à son origine de langage, ou plutôt impute à l'une et à l'autre une origine commune (car le langage, car la figure ne viennent pas, par après, «orner», «habiller», une pensée qui saurait s'énoncer sans elle). Et en même temps elle articule cette proposition sous la forme d'une figure (la prosopopée) qu'elle fonde et constitue tout à la fois. Car ce «logos» est bien une figure, une «personne feinte». Au sens propre (étymologique) du mot[10], c'est donc une prosopopée (une figure qui parle). Chacun sait quels noms ont été donnés à ce personnage. Je ne parle pas ici par métaphore: on est peut-être bien avec cette formule au cœur du problème. La prosopopée est l'une des formes que prend l'antique question du «penser-parler-en-langue» (Michel Deguy) dont n'est pas facilement séparable celle de la prescription et de l'autorité qui l'assoit. Je ne dis évidemment pas que la prosopopée soit première; mais je trouve intéressant (j'allais dire: parlant) qu'elle surgisse presque naturellement lorsque se pose la question de l'origine – et celle de la morale.


Il sera donc ici question d'une voix si vive qu'on la prendrait facilement pour une voix réelle; d'une voix feinte avec un art si consommé que peu s'en faudrait qu'on la dise vraie; d'une voix si vraisemblablement enchâssée dans une autre moins vive et plus commune qu'on la distinguerait à grand peine d'une voix intérieure; d'une voix à l'autorité si impressionnante qu'on serait bien souvent tenté de lui donner le nom de «voix de la morale».

D'une voix donc. Mais d'une figure tout aussi bien. La conjonction qui fait (mon) problème restant celle du discours et de la «personne» censée le proférer. Conjonction qui nous paraît naturelle dans la vie de tous les jours, ou lorsque nous lisons un roman qui feint de s'y conformer plus ou moins, mais dont l'évidence se perd lorsque la prosopopée vient brouiller les indices de l'imputation, lorsque c'est la pensée qui est en question.

Cette équivocité essentielle tire la pensée du côté de la fiction, du récit; mais elle tire aussi le personnage du côté de la pensée. «Faire personnage» ou «faire figure», c'est ordinairement faire également «discours» (on n'invente guère de personnage qui ne parle pas, à moins de faire de son silence l'objet d'une interrogation théorique). Tout personnage sans doute (le personnage conceptuel, cela va sans dire; mais le personnage de roman tout aussi bien) est «une personne feinte» – autant dire une prosopopée. Il doit à la fiction autant qu'à la pensée, étant tissé de leur conjonction. On voit quelle est la limite à considérer: la pensée, s'il est vrai que la prosopopée est son mode (mon questionnement peut se réduire à l'examen de cette hypothèse), est de son côté ancrée dans la fiction. Une personne, son discours: là serait le principe. Ou (en souriant): «Au commencement était la prosopopée».



Bruno Clément (Université Paris 8)


Pages de l'Atelier associées: Voix, Figures, Prosopopée, Personnage, Fiction, Roman, Récit, Discours?, Polyphonie, Dialogue, Monologue?.




[1] C'est celle du Dictionnaire de la Langue Française, Quillet, 1975. Mais on n'en pas fini avec les définitions…

[2] Maurice Blanchot, Michel Foucault tel que je l'imagine, Arles, Éditions Fata Morgana, 1986.

[3] J'y reviendrai à loisir, bien sûr, mais il est bon malgré tout de le rappeler d'emblée: étymologiquement la prosopopée n'est effectivement rien d'autre que la fabrication d'un personnage. Le prosôpon, c'est le masque, ou le visage; mais c'est aussi le personnage. Le suffixe de notre mot, le -pée de «prosopopée», n'indique nulle parole: seulement un faire (poïein), comme dans épopée. Pratiquer la prosopopée, c'est donc «faire personnage», ou mieux: «faire figure». Même s'il est devenu, avec le temps, ce qui nous paraît aujourd'hui l'essentiel de cette figure (au point sans doute, pour le plus grand nombre, de se confondre avec elle), le discours de la prosopopée, si l'on peut dire, est venu en plus.

[4] Fontanier en donne la définition suivante: «L'épanorthose consiste à revenir sur ce qu'on a dit, ou pour le renforcer, ou pour l'adoucir, ou même pour le rétracter tout à fait, suivant qu'on affecte de le trouver, ou qu'on le trouve en effet trop faible ou trop fort, trop peu sensé ou trop peu convenable.» On objectera peut-être que l'épanorthose n'est pas une «grande figure». J'ai déjà répondu à cette objection…

[5] Giambattista Vico, La Science nouvelle, Gallimard, «Tel», 1993 [1725].

[6] Ce sont, dans l'ordre où les aborde Vico: la métaphore («chaque métaphore se trouve être une petite fable»); la métonymie (née d'un défaut de la logique); la synecdoche (qui témoigne d'une indéniable «indigence d'expression»); l'ironie («proposition fausse qui set à exprimer que la proposition contraire est vraie») ; La Science nouvelle, op. cit., p.147-149.

[7] Ibid., p.149; si Vico n'avait lui-même souligné ces mots ou expressions, je me serais certainement permis de le faire.

[8]Michel Deguy, La Raison poétique, Paris, Éditions Galilée, 2000, p.157.

[9] Bruno Clément, Le Récit de la méthode, Paris, Éditions du Seuil, «Poétique», 2005.

[10] Cf. ci-dessus, n.3.



Bruno Clément

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Dernière mise à jour de cette page le 25 Septembre 2015 à 10h27.