Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Florence Balique

La parole silencieuse de l’écriture

Bruno Clément, La Voix verticale, Paris : Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2012, 304 p., EAN 9782701164755.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a

L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
Paul Verlaine, Mon rêve familier

1Essai foisonnant, La Voix verticale invite à explorer le mystère de la voix, plurielle et complexe, exerçant un pouvoir de séduction qui pourrait être le signe du mouvement de pensée porté par la parole équivoque. Selon Pascal Quignard, la voix s’entend comme « ce qui est divisé et ce qui divise, ce qui tient du langage et se souvient qu’elle touche à un temps qui ne le connaissait pas1 » p. 9), elle invite à faire le « deuil de l’univoque2 », nous suggère finalement Bruno Clément (p. 296). Concert mystérieux, les voix silencieuses animent l’écriture en une gigantesque prosopopée qui élève l’esprit à la hauteur de la pensée, de la connaissance de l’autre. À la fois chant des morts et ode à la vie, la parole équivoque éloigne des voies tracées, déroute en faisant entendre des résonances étrangères qui suggèrent des chemins inconnus : musique polyphonique sans cesse réinventée, séduction des sirènes qui tente l’esprit, éveille la curiosité, l’emporte sur les argumentaires du discours simplement rationnel.

2En ouverture et en point d’orgue, comme pour encadrer le propos d’une intonation qui fascine, le livre évoque l’apparition troublante qui noue l’intrigue du Lys dans la vallée : celle de la voix de Blanche, charmant le personnage de Félix, soudain ensorcelé par un amour vaporeux, insaisissable. N’est‑ce pas d’abord de cette voix que Félix tombe amoureux3 (comme Swann tombe amoureux non d’Odette, mais de la mélodie de la petite sonate de Vinteuil qui accompagne l’entrée de la femme bientôt aimée, la circonstance prévalant sur l’événement apparemment saillant dans la rencontre amoureuse) ?

3Dans un premier moment réflexif (« Une figure pour la voix »), Br. Clément explore une double hypothèse de représentation de la voix dans le langage : soit elle deviendrait personnage (comme dans l’exemple balzacien), soit elle serait envisagée comme figure (chez Quignard). La question importe pour déterminer si les caractéristiques de la voix (divisée, difficilement imputable) sont à la source de la complexité narrative ou si le récit, par sa diversité essentielle, rencontre la voix comme son mode privilégié d’expression.

4Questionner la voix sous tous ses aspects4, tel est l’un des enjeux majeurs de l’ouvrage :

[…] interroger quelques‑uns des textes de la culture occidentale qui ont pris la voix pour objet, ou l’ont rencontrée sur leur parcours tantôt comme une question ou comme un obstacle, tantôt comme un biais salutaire. (p. 11)

5Entrer dans les textes par la voix, cette focalisation délibérée n’induirait pas une réduction du champ d’investigation ; à l’inverse, elle élargirait la perspective, en révélant le lien qui rapproche des discours apparemment éloignés. La voix devient alors « le biais permettant de penser la proximité entre des discours (disons pour faire vite : la littérature, la philosophie), qui la convoquent, tantôt solennellement tantôt discrètement, parfois frontalement mais souvent obliquement, explicitement ou non, quoi qu’il en soit régulièrement. Et même avec une régularité, une obstination qui ne laisse pas de faire question » (p. 12).

6Plus encore le « rôle décisif » (p. 13) de la voix apparaît dès qu’on examine le geste philosophique entendu comme tentative de penser la pensée (Aristote). Br. Clément nous rappelle la permanence d’une définition de la pensée comme dialogue intérieur. Ainsi depuis Platon, la pensée est « une conversation que l’âme poursuit avec elle-même sur ce qui est éventuellement l’objet de son examen. » (Théétète), jusqu’à Kant : « penser, c’est parler avec soi-même […] ; c’est, par conséquent, s’entendre soi‑même intérieurement (par l’imagination reproductrice) » (Anthropologie du point de vue pragmatique, cité en note p. 23).

7Or, s’il est une « figure pour la voix », il semble bien que la recherche doive s’orienter vers la prosopopée, pour le principe « naturel » (p. 18) qui la régit. Elle consiste à « mettre en scène les absents, les morts, les êtres surnaturels, ou même les êtres inanimés : les faire agir, parler, répondre », suivant la définition de Fontanier. L’essai de Br. Clément peut se lire comme une méditation et une redéfinition élargie du sens profond de ce geste discursif qui dépasse le simple procédé et pourrait être « la pierre de touche d’une théorie générale de la figure » (p. 36). La diversité des exemples, susceptible de dérouter le lecteur, s’explique par cet enjeu transversal. Si elle est classée par Fontanier parmi les figures de pensée, la prosopopée ne permet pas « de "traduire" une pensée dans l’ordre du langage mais ce dont la pensée est sinon naturellement, du moins a priori, affectée » (p. 21). Br. Clément inscrit ici son propos dans la lignée qui, depuis Gambattista Vico, jusqu’à Michel Deguy, affirme « la nature tropologique de la pensée » (Deguy) (p. 21).

8« Au commencement était la prosopopée » (p. 41) conclue‑t‑il au terme de la première étape, comme si faire parler ce qui ne peut parler incitait à observer la naissance même de la parole, voire sa gestation, en deçà du langage.

9La seconde promenade explore la figure sous l’angle d’une « autre voix », inattendue, intempestive, paradoxale, qui surgit directement, brusquement, marquant une rupture dans le discours, et se révélant « mystérieusement persuasive » (p. 47). Le propos prolonge ainsi l’évocation de la théorie de l’écriture dans le Phèdre de Platon (p. 29), susceptible d’éclairer la force de la prosopopée : la fiction qu’elle charrie l’emporte sur tout raisonnement, son équivocité compense « l’unicité dommageable » (p. 29) de l’écriture.

Le mystère de son identité lui confère un caractère quasi oraculaire, et la question ne se pose même pas de savoir quel crédit lui accorder. La vérité ne peut lui être étrangère. (p. 49)

10Non qu’elle dise la vérité, à la manière d’une loi définitive ; elle livre une parcelle de vrai, comme un instantané de la pensée :

Ma conviction [nous confie Br. Clément] est que se joue dans la prosopopée quelque chose qui tend obscurément à donner à la voix — la voix vive, la voix incarnée, la voix faillible et troublante — la part qui lui revient dans la pensée (et dont le livre, dit-on, aurait causé le veuvage) /…/. » (p. 49-50)

11Commentant la célèbre prosopopée de Fabricius (Rousseau) et celle des Lois dans le Criton, Br. Clément montre comment agit le philtre « prosopique » (adjectif créé par l’auteur) : il parvient à convertir, en donnant l’illusion d’une présence vocale sans médiation, ce qui invite à rapprocher la figure de celle de l’hypotypose, créant une illusion visuelle.

12L’exemple du discours historique révèle pourtant que « la prosopopée est moins un instrument de persuasion que la condition obligée du savoir […] » (p. 75). Il s’agirait non de « recouvrir l’oralité », ni seulement de « suppléer à l’absence de document écrit » (comme l’avance Lucien Febvre) ; l’absence de la vive voix (à restituer) est condition même de l’écrit.5

13Le troisième volet de l’essai s’interroge sur l’opposition « Voix feinte, voix sérieuse », en revenant d’abord au sens étymologique du terme, comparé à celui d’épopée :

Si l’épopée consiste à faire epos, soit à fabriquer des paroles, des discours, des chants, des poèmes (ce sont autant de sens du mot epos), la prosopopée consiste, elle, à faire prosôpon, soit à faire visage, ou masque ou personnage. (p. 77)

14Br. Clément questionne l’opposition indiquée par Fontanier entre prosopopée feinte et prosopopée sérieuse. Sans doute le discours de Fabricius est fabriqué tandis que l’apparition de Minos s’impose à Phèdre de façon obsédante, comme une figure sérieuse hantant la conscience. D’un côté (discours philosophique), la fiction est avouée (et maîtrisée), de l’autre (discours littéraire) elle agit par feinte sérieuse, laissant ainsi « l’imagination en liberté6 ». N’est‑ce pas précisément le statut de l’imagination dans le cheminement heuristique qui serait en jeu ? La littérature accepterait en son propre discours celui du délire, la figure de la folie pouvant devenir valeur à promouvoir, notamment dans L’Histoire de la folie de Foucault (comme la littérature deviendra elle-même valeur dans Les Mots et les Choses). Le pouvoir de la fiction expliquerait la conversion ; ainsi, dans le roman de Beckett, la silhouette mystérieuse (qui apparaît puis disparaît sous le regard du personnage de Watt) exerce une séduction, à la manière d’un aimant. Elle attise le désir de connaissance, elle suscite celui de l’écriture. Ce serait, en réalité, une force analogue que le discours de Fabricius exercerait sur Rousseau. Les variantes (du feint au sérieux) tiendraient à la place accordée à la fiction dans l’élaboration d’un système de pensée.

15Surgissement d’un questionnement, la prosopopée manifeste soudain une rupture qui dérange l’esprit, elle montre le geste philosophique, paradoxal et y invite en même temps.  Évoquant le « scénario prosopique » (p. 108) du Philèbe de Platon, Br. Clément fait remarquer que la figure n’y est en rien contingente : elle permet « la fabrication d’une proposition théorique à partir d’éléments fictifs, voire narratifs […] » (p. 109). Sur la scène imaginaire se déroule le théâtre animé de la pensée, la raison se déployant dans et par la fiction « […] le scénario […] commun à Platon et à Beckett est précisément ce qui permet la description du fonctionnement mental (et moral) à laquelle Platon entend donner une portée absolument universelle […] » (p. 107).

16Br. Clément cite un récit de Foucault, relatant un cauchemar qui a du sens : il révèle son obsession du langage « qui existe partout et nous échappe dans sa survivance même. Il survit en détournant de nous ses regards, le visage incliné vers une nuit dont nous ne savons rien » (Foucault, p. 118). Dans l’œuvre de Foucault, la « tournure prosopique » se manifeste par la figure du compagnon, assumant le discours surplombant, signe d’un aveu : « la théorie est toujours plus ou moins redevable de la fiction » (p. 122‑123).

17Figure « invinciblement narrative », la prosopopée jouerait un rôle essentiel dans le bouleversement de la pratique philosophique, qui tend à rapprocher, depuis la seconde moitié du xixe siècle, littérature et philosophie. En plaçant le langage au cœur du questionnement dans Les Mots et les Choses (« immense prosopopée de la littérature », p. 128), Foucault ferait de la littérature une nouvelle philosophie, devant dire l’unité. En changeant en personnage paradoxal tout ce à quoi il entend donner le statut d’objet de savoir, Foucault élabore une pensée où le propos devient voix.  

18C’est sans doute Nietzsche qui, le premier, dessine ce mouvement de pensée « prosopique », en faisant porter l’accent non sur l’être mais sur le langage, nous dit Br. Clément. Ajoutons que l’orientation rhétorique de sa réflexion en fournit la raison7. Dans un morceau que cite l’auteur (p. 136), Nietzsche confesserait que « la prosopopée est le principe poétique de son livre » (ibid.). Ne pourrait‑on lire et entendre dans l’invocation à la Muse, qui précédait et autorisait le récit épique, le signe ancien d’une vocation discursive que La Naissance de la tragédie dramatiserait, sous la forme de la prosopopée ? Une figure qui tiendrait lieu de l’inspiration (chez Rousseau également), autrement dit : une figure qui tiendrait lieu de concept, ou qui tisserait un lien entre activité conceptuelle et phénomène esthétique. La prosopopée aurait le pouvoir de changer en valeur ce qu’elle fait entendre, seule figure apte à « faire croire » (p. 153), à « faire voir le vrai » (p. 157). Elle est le signe d’une pensée mythique ancestrale et pourtant bien vivante. N’est‑elle pas précisément celle qui résiste aux tendances scientistes, à l’effacement des subjectivités donné comme critère du vrai dans un monde cacophonique où l’on peine à entendre la diversité des voix ? Les recherches de Bakhtine ont montré le pouvoir réflexif lié au dialogisme et à la polyphonie dans l’écriture romanesque ; la pragmatique, linguistique énonciative définissant le sens comme direction argumentative, a permis d’étudier en contexte la complexité polyphonique du discours et notamment les entrelacs de la pensée silencieuse8. Ces pistes explorent le « magnétophone intime » (c’est ainsi que Butor nomme le monologue intérieur), la subjectivité à l’œuvre dans l’ombre du cerveau.

19L’avant‑dernier volet de l’étude explore le paradoxe d’une voix à la fois proche et lointaine qui caractériserait la prosopopée. Interrompant le discours, elle présente la parole comme essentiellement différente, étrangère ; en même temps elle semble extérioriser une voix intérieure (celle de la conscience ?). Ce double mouvement traduit une pensée qui s’anime en dialogue : « Des mots, des êtres vivants parfaitement autonomes, sont les protagonistes de chacun de ces drames » (p. 189), nous dit Nathalie Sarraute. Le fonctionnement textuel de la prosopopée bouleverse les rapports espace/temps et contenant/contenu qui s’avèrent problématiques. Faire entrer en résonance passé et présent (au risque d’une distorsion sonore), extérioriser l’intime pour tenter d’en assumer le troublant discours polyphonique, faire parler, par‑delà la mort, l’autre à jamais, tels sont les enjeux d’une figure à part, jouant d’un trompe-l’œil spatial pour dire les éclats d’une vérité qui reste parcellaire. Ce qu’elle rend manifeste, c’est le manque et l’appel à la fois :

[…] dans la présence, la conscience sourde et pourtant aiguë d’un deuil ; dans l’espace insonore de l’écriture, la nostalgie poignante d’une voix humaine et vive ; dans la pensée de l’absence, le regret incomblable d’une mesure éthique. C’est peut‑être à tout cela en même temps que cherche à donner forme le jeu de cette figure sur le dehors et le dedans : la prosopopée fait constamment signe vers une absence, vers une voix sensible, vers une injonction à laquelle le réel ne peut donner de contour qui vaille. (p. 195)

20La philosophie de Levinas, centrée sur le mystère du visage (qui parle et échappe à la fois) pourrait être envisagée comme celle du prosôpon : « La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage » (Levinas, Totalité et infini, p. 212) L’écriture entendue comme le langage du visage doit faire entendre l’autre voix, « instance à laquelle revient la tâche de redéfinir la valeur (“origine de la valeur et du bien”), instance impérative, éthique » (p. 220).

21Dans La Vie de l’esprit, Hannah Arendt évoque le « deux-en-un » de la pensée, à ne pas réduire à l’UN ; c’est cette bienfaisante dualité qui fait de la pensée une « activité véritable » (Arendt, p. 222). Voilà qui invite peut‑être à définir la prosopopée comme figure de la pensée, fondamentale : la pensée ne devient pleinement elle-même que « lorsqu’elle donne lieu (et vie, et parole) à cet autre en moi auquel la prosopopée donne les allures d’un personnage autonome — plus ou moins »  (p. 223). La fiction qui se déroule ainsi dans l’espace de la pensée, à visée éthique, et prenant le prosôpon pour principe, s’opposerait, selon Br. Clément, à l’épopée ; il s’appuie ici encore sur Levinas, qui relie récit de la guerre et suspension de la morale. Le visage apparaît comme « la réponse adéquate à une visée pacifique » (p. 224), en ce qu’il manifeste la différence (l’autre, si proche et si lointain) sans réduire l’individu à une force opposée (l’ennemi).

22L’ultime chapitre, qui donne son titre à l’essai, pourrait s’appeler encore « Loin de l’épopée », en référence à Levinas, « Le vent de la pensée » (Arendt) ou « La voix de la conscience » (Rousseau). L’intitulé finalement retenu, « La voix verticale » indique comme l’aboutissement du cheminement sinueux, qui fait avancer le propos par reprises successives, jusqu’à retenir ce critère essentiel : la verticalité. Elle rappelle d’abord que la figure de la prosopopée « appartient au genre élevé » (p. 227), elle implique une hauteur, voire elle dessine un mouvement intellectuel ascendant, qui l’apparente au sublime. Br. Clément reprend ici le libre commentaire du traité Du Sublime du Pseudo-Longin par Deguy, qui envisage la figure comme un « supplément essentiel », l’artificiel prolongeant le naturel, suivant un lien qui serait la raison d’être de la figure. « Par la prosopopée [dit Quintilien, dans son Institution oratoire], il est permis de faire descendre les dieux du ciel » (p. 232)9. L’autre voix nous dépasse : la pensée se dit par la métaphore du mouvement ascendant, verticalité chiffrée qui traduirait la tentative d’accès à la vérité. Pour Levinas, « autrui » serait le « Très-Haut », équation juste qui fait coïncider connaissance de l’être et morale, le visage étant la clé de ce lien : « Le visage, la Loi » (p. 239). La prosopopée charrie avec elle le « pluriel récalcitrant » (p. 235) que le discours univoque ne peut contenir, elle serait ainsi « la figure de ce qui n’est pas figurable » (p. 236). Commentant un passage de L’Entretien infini que Blanchot consacre au texte de Levinas (Totalité et infini) Br. Clément reprend l’équation paradoxale entre « Le-Très Haut » et autrui (p. 234), pour la rattacher à la problématique de la figure. La prosopopée, à la fois figure et non-figure, fait résonner, en une position de surplomb, l’aveu du deuil de la vérité et la nécessité de s’y tenir, étrange boussole guidant la pensée. Récusant l’équivalence entre schème (dans l’entendement, en référence à Kant) et figure (dans l’ordre du langage, ou le schéma de Longin), Br. Clément en vient à suggérer une morale où l’on s’engagerait non en faisant référence à une épistémologie, mais à une poétique » (p. 252). L’œuvre de Derrida reposerait sur un principe prosopique. Sauf le nom évoque l’éventualité d’un duel entre le réel et la loi (autorité d’une voix sentencieuse) et La Pharmacie de Platon montre la supériorité de la prosopopée sur la citation ; la figure y fait parler l’absent, père délivrant la loi de sa parole comme la pratique de son écriture.

23Cette verticalité de la conscience que la prosopopée dramatise construit encore le schématisme moral du psychisme selon Freud, l’instance du Surmoi « n’ayant d’autre existence que celle, hypothétique, expérimentale et nécessaire, magnifique et précaire, des personnages de fiction » (p. 260). Chez Heidegger enfin, la prosopopée, mode privilégié du discours philosophique, serait la voie qui permet de rejoindre l’appel de l’être (voir p. 275).

24« Rendre absent, éloigner seulement, c’est faire valoir » (p. 272), affirmation qui ramène peut-être à la question de la séduction : parole qui se dérobe, la prosopopée capture le désir en l’appelant vers un autre et un ailleurs insaisissables. Elle nous confronte au mystère de la mort, qu’elle anime de voix imaginaires, venues peupler la conscience, perturber le discours doxal en sens unique pour susciter le vertige de la pensée. Absence et éloignement de la vérité, tel est le constat fondateur du geste philosophique toujours recommencé.


***

25Le cheminement sinueux de l’essai nous ramène finalement à son ouverture, mouvement apparemment circulaire mais qui conduit à redéfinir le pouvoir de la voix envolée : Félix, épris de la voix de Blanche dans le roman de Balzac, ferait l’apprentissage de l’impossible deuil de l’équivoque. Détail essentiel qui nous semble appuyer l’hypothèse : à l’orée du récit, Félix écrit à Madame la comtesse Natalie de Manerville, qui l’interroge sur la raison de ses étranges rêveries :

Enfin, tu l’as deviné, Natalie, et peut-être vaut-il mieux que tu saches tout : oui, ma vie est dominée par un fantôme, il se dessine vaguement au moindre mot qui le provoque, il s’agite souvent de lui-même au-dessus de moi10.

26Cette lettre-ouverture qui enchâsse le roman le transforme en confidence risquée, aveu d’un amour vertical, sans commune mesure terrestre, à l’amante vivante, qui doit entendre, à travers l’évocation de la voix défunte et de ses multiples apparitions fantomatiques, une rivalité intolérable, qui la désigne d’emblée comme perdante et oblige à relire le discours amoureux de Félix. Promesse de vrai bonheur, signe d’élection ? La voix qui se pose sur lui, comme pour ne pas faire mentir son nom, résonne post mortem à la manière d’un délicat point d’ironie ponctuant toute histoire d’amour, pour rappeler, peut-être, que la vie n’offre que rarement la joie de l’élévation. En même temps, la résonance obstinée d’un amour à mort est mémoire d’une connaissance dérobée, d’un lien qui transporte et éloigne des relations bavardes, faisant de l’intelligence des amants, fidèles au serment secret, une quête sans fin où se réinvente l’équivoque, surprise de la pensée.

27En ses méandres, le livre de Bruno Clément énonce un paradoxe essentiel : la parole silencieuse de l’écriture appelle une écoute musicale, raison qui justifie de situer la prosopopée au cœur de la réflexion ravivant la métaphore de l’ascension de l’esprit. En résonance toujours une voix nous accompagne ; faire monter le cerveau au seuil de la pensée, à l’orée du monde des idées, tel est l’enjeu d’une initiation qui vise à entendre comment s’égrènent les harmoniques de cette voix intérieure, venue d’ailleurs.