Atelier




Les métamorphoses de la «littérature mondiale»: New York (et Paris), 1999, par Jérôme David.

Extrait du chapitre 6 - «New York (et Paris), 1999» - de Spectres de Goethe. Les métamorphoses de la «littérature mondiale», Paris, Les prairies ordinaires, 2011, p. 213-236.



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur (Les prairies ordinaires).

Également dans l'Atelier: Prendre soin de la «littérature mondiale», entretien avec Jérôme David, propos recueillis par Lionel Ruffel

Compte rendu publié dans le dossier critique d'Acta fabula "Anywhere out of the nation" (janvier 2013, Vol. 14, n° 1) : "En attendant Charlotte" par Didier Coste.




«Mademoiselle de l'Espinasse: Allons, docteur, buvez un verre de malaga, et vous me répondrez ensuite à une question qui m'a passé cent fois par la tête, et que je n'oserais faire qu'à vous.
Bordeu: Il est excellent ce malaga... Et votre question?»
Diderot, Le Rêve de d'Alembert (Suite de l'Entretien)



Les métamorphoses de la «littérature mondiale»:
New York (et Paris), 1999


[…]

MOI: En attendant, il nous reste quelques minutes seulement avant l'arrivée de Moretti.

LUI: Ne soyez pas déçu s'il arrive en retard. Ce doit être un homme très occupé.

MOI: Le voilà!

LUI: La politesse des rois… Signore Moretti, quel honneur de vous rencontrer!

FRANCO MORETTI: Le plaisir est partagé, cher monsieur.

MOI: Nous allions nous mettre à discuter de vos travaux.

FRANCO MORETTI: Je suis un peu en avance. S'il vous faut encore un peu de temps, j'irai faire un tour à la bibliothèque, à l'étage au-dessus, ou dans le patio. Avez-vous vu le patio?

LUI: Pas encore, non.

FRANCO MORETTI: Venez! Il fait bon dehors, à cette heure-ci. Nous sortirons des chaises. Café?

LUI: Nous en aurions bien besoin, après avoir ferraillé sur Damrosch.

FRANCO MORETTI: Oh! David… c'est une personne joviale, subtile; son humour est irrésistible. Je ne savais pas qu'on pouvait «ferrailler» sur ses travaux: son style est si limpide!

MOI: Justement.

FRANCO MORETTI: Votre ton me glace! Il ne suffit donc pas d'être clair, avec vous… Êtes-vous de ces gens qui «lisent entre les lignes»?

MOI: Nous avons discuté de quelques-uns des présupposés de Damrosch, voilà tout.

FRANCO MORETTI: Je vois. Rappelez-moi votre projet en quelques mots, je vous prie, afin que je sache dans quel cadre s'inscrit notre entretien.

MOI: Nous nous sommes vus, avec monsieur, dans plusieurs des villes où la «littérature mondiale» a eu quelque importance historique. Ce fut successivement l'occasion de discuter de Goethe à Weimar, de Marx et Engels à Bruxelles, de Moulton à Chicago, de Gorki à Moscou, d'Auerbach à Istanbul…

FRANCO MORETTI: Istanbul? Intéressant.

MOI: Et de Damrosch et vous à New York.

FRANCO MORETTI: Damrosch était-il avec vous tout à l'heure?

MOI: Non.

FRANCO MORETTI: Vous m'offrez donc, contrairement à lui, une chance de me défendre.

LUI: Nous essayons de comprendre les auteurs. Rassurez-vous: nous ne les jugeons pas.

MOI: Nos rencontres au fil de ces lieux ont progressivement dessiné une histoire de la notion de «littérature mondiale», du XIXe siècle à nos jours.

FRANCO MORETTI: C'est une entreprise gigantesque, compte tenu de tout ce qui a été écrit sur la question. Il faut beaucoup d'audace pour s'y lancer.

LUI: Un peu d'inconscience, aussi.

FRANCO MORETTI: Et lequel de vous deux est Sancho Pança?

LUI: Ah! Je crois que ce serait moi.

MOI: Nous avons pris la peine de circonscrire notre objet avec soin avant de nous jeter à l'eau.

FRANCO MORETTI: Mais qu'est-ce qui vous a décidés à travailler ensemble? Êtes-vous collègues, parents?

LUI: Nous nous sommes rencontrés voici un an environ à l'aéroport, par hasard.

FRANCO MORETTI: «Chacun en écoutant l'autre retrouvait des parties de lui-même oubliées.»

LUI: Vous dites?

MOI: Bouvard et Pécuchet.

FRANCO MORETTI: Et ce projet prendra-t-il une autre forme que vos conversations en tête-à-tête? Une publication, par exemple?

MOI: Nous n'en savons rien pour l'instant.

FRANCO MORETTI: C'est tout le charme de vos rencontres, j'imagine. Damrosch s'est essayé à la forme quasi romanesque dans Meetings of the Mind: des universitaires se rencontrent en plusieurs lieux de la planète, de colloque en colloque, et débattent de la littérature comparée, des études littéraires, des sciences humaines. Voilà une piste parmi d'autres.

LUI: Vous ne m'avez pas parlé de cet ouvrage, mon ami.

MOI: Et pourquoi vous en aurais-je parlé?

LUI: Mais si nous publions quelque chose?

MOI: Eh bien, nous publierons quelque chose.

LUI: Et si ce quelque chose prend la forme de conversations dans plusieurs villes, comme dans le livre de Damrosch?

MOI: Ne vous inquiétez pas. Damrosch a écrit une variation sur David Lodge. La forme en est romanesque et le narrateur y tient une grande place. De plus, les personnages sont très précisément caractérisés. Ce sont des types.

LUI: Donc?

MOI: Il est trop tôt pour en parler, me semble-t-il. Mais si je devais vous proposer une forme d'écriture maintenant, à brûle-pourpoint, il s'agirait d'un dialogue.

LUI: Un dialogue. Philosophique?

MOI: Nous n'y figurerions pas sous la forme de types représentant des postures existantes dans le monde académique. Nous incarnerions tout simplement des individus aux prises avec la question de la «littérature mondiale». Chez Damrosch, il vous aurait fallu vous glisser dans le costume d'une lesbienne féministe ou d'un libéral conservateur.

LUI: Or je ne suis pas issu du sérail académique – ni lesbienne. Enfin, je crois! Pour le reste…

MOI: Le fait est là: nous ne représentons que nous-mêmes.

LUI: Et encore!

FRANCO MORETTI: Alors… qu'attendez-vous de moi au juste?

LUI: Voyez-vous, signore Moretti, nous évoquions avant votre arrivée cette journée de conférences de février 1999…

FRANCO MORETTI: Durant laquelle j'avais présenté mes «Conjectures on World Literature». Comment cela a-t-il été traduit en français? «Conjectures sur la littérature mondiale»?

MOI: «Hypothèses sur la littérature mondiale». Sans doute le mot «conjecture» était-il, en français, trop lié à ses usages mathématiques. Songez aux conjectures de Poincaré, de Fermat, de Kepler…

FRANCO MORETTI: Cette connotation n'aurait pas été pour me déplaire.

LUI: Peut-être pourrions-nous commencer par le titre de votre conférence.

FRANCO MORETTI: A l'époque, vous savez, le terme de «world literature» n'était guère utilisé.

MOI: Homi Bhabha y avait tout de même consacré une page dans Les lieux de la culture, en 1994.

FRANCO MORETTI: On trouverait d'autres occurrences fugaces. Chez Fredric Jameson, notamment. Mais la notion était, pour l'essentiel, absente des débats en littérature comparée. J'avais d'abord hésité à utiliser le terme dans ma conférence. Dans un second temps, j'avais songé à ce titre: «World Literature?». J'ai finalement préféré le souffle symphonique à la sonate en mode mineur.

MOI: Il y a en effet dans ce texte une énergie particulière.

FRANCO MORETTI: Au moment où je l'ai écrit, il était devenu évident pour moi que je quitterais l'université de Columbia. Je voulais offrir à mes collègues une sorte de cadeau de départ anticipé.

MOI: Un cadeau empoisonné! Vous leur avez présenté un magnifique programme de recherche que vous étiez sur le point d'aller réaliser à Stanford!

FRANCO MORETTI: On rêve toujours d'être un peu regretté quand on part, n'est-ce pas?

LUI: Cela ne vous rappelle-t-il pas les conditions dans lesquelles Auerbach a écrit «Philologie der Weltliteratur» en 1952? Quel regain! Comme s'il avait cédé à une sorte de démon de midi intellectuel!

MOI: Il débarquait à Yale et s'autorisait à penser à une plus grande échelle qu'à Istanbul.

LUI: Et ce programme de recherche, signore, l'avez-vous mis en œuvre depuis lors?

FRANCO MORETTI: Il ne s'agissait pas d'un «programme de recherche», au sens où vous semblez l'entendre tous les deux. Je m'y efforçais surtout d'appuyer des hypothèses théoriques audacieuses sur une série d'enquêtes dont les résultats, jusque-là encourageants, justifiaient à mes yeux la radicalité de mes choix de départ. Mon échantillon était conséquent, mais fragile; quant à la théorie, je la faisais tourner à un régime un peu supérieur à ce que je pouvais effectivement démontrer dans le cadre d'un article.

LUI: La conjecture de Moretti!

MOI: «Dans le monde trépidant de la critique littéraire, la spéculation théorique est comme la cocaïne: il faut y avoir goûté.»

FRANCO MORETTI: Je vois que vous avez un placard à archives bien fourni! C'est vrai que j'ai écrit cela dans Signs Taken for Wonders. J'étais jeune en 1983! J'ajouterais maintenant qu'en cas d'abus, la spéculation théorique aussi bien que la cocaïne peuvent rendre mythomane.

MOI: Une quinzaine d'années après, vous n'hésitiez cependant pas à transformer une simple «intuition» de Jameson en «loi de l'évolution littéraire».

FRANCO MORETTI: Vous prenez un raccourci. Dans mes «Hypothèses sur la littérature mondiale», j'étais un peu plus nuancé.

MOI: J'ai votre texte dans ma tablette électronique. Je vous cite: «J'ai alors commencé à faire usage de ces fragments de preuves pour réfléchir à la relation entre les marchés et les formes, et à ce moment-là, sans réellement savoir ce que je faisais, je me suis mis à traiter l'intuition éclairante de Jameson comme si elle était – on devrait toujours être prudent avec ces affirmations, mais il n'y a pas d'autre manière de le dire – une loi de l'évolution littéraire: dans les cultures qui appartiennent à la périphérie du système littéraire (ce qui signifie: quasiment toutes les cultures, dans et hors de l'Europe), l'avènement du roman moderne n'apparaît pas comme un processus autonome, mais comme un compromis entre une influence formelle occidentale (habituellement française ou anglaise) et des matériaux locaux.»

LUI: «Sans réellement savoir ce que je faisais»: c'est très différent, mon ami!

MOI: Vous avez raison.

LUI: Vous avez vraiment l'esprit de contradiction aujourd'hui! Voilà au contraire ce qui m'a frappé dans votre article, signore: ce détachement presque aristocratique, cette joie d'expérimentateur…

FRANCO MORETTI: Vous êtes un lecteur très généreux. Et j'accepte bien volontiers votre compliment, même si l'on pourrait discuter du terme «aristocratique».

MOI: Cette distance à votre pratique est fréquente dans vos travaux; et les réévaluations rétrospectives de vos recherches, nombreuses et impitoyables. On en trouve dès Signs Taken for Wonders. Je prendrai la précaution de vous citer d'emblée, cette fois. Il s'agit de l'introduction de ce recueil d'articles: «J'ai changé d'avis sur plusieurs des questions abordées [dans les chapitres]. Dans plus d'un cas […], je pense désormais que j'avais tort.»

LUI: J'admire cette franchise.

FRANCO MORETTI: Généralement, nous ne nous trompons pas dans les études littéraires, puisque nous avons l'habitude de nous poser les questions pour lesquelles nous avons déjà une réponse. Il me semble au contraire que nous devons partir de problèmes presque insolubles, les formuler avec rigueur, essayer de trouver des moyens de les résoudre et soumettre nos réussites précaires, autant que nos échecs temporaires, à l'examen de nos pairs. Jetez donc un œil du côté des sciences naturelles ou des sciences exactes.

LUI: La conjecture!

FRANCO MORETTI: Et puis je n'ai jamais été très à l'aise avec les pensées qui tournent au système.

MOI: Vous écriviez à peu près la même chose dans Signs Taken for Wonders.

FRANCO MORETTI: Vous voyez que je ne me contredis pas toujours! J'ai d'ailleurs précisé ma pensée sur ce point dans un article récent, «The Novel: History and Theory». Votre tablette peut-elle faire des miracles?

MOI: Laissez-moi retrouver ce texte.

FRANCO MORETTI: Publié en 2008, je crois.

MOI: Le voici. Et le passage: «On ne peut pas étudier un immense fonds d'archives de la même manière qu'on étudie un texte particulier: les textes sont conçus pour nous “parler”, et, à condition que l'on sache écouter, ils finissent toujours par nous dire quelque chose; mais les documents d'archive ne nous étaient pas adressés, et ils ne disent absolument rien tant qu'on ne leur pose pas la bonne question. Et le problème, c'est que nous, les chercheurs en études littéraires, nous ne sommes pas doués pour cela: nous avons été formés pour l'écoute, et sommes peu préparés à poser des questions – or, poser des questions est le contraire d'écouter».

FRANCO MORETTI: En effet.

LUI: L'expérimentation contre la contemplation.

MOI: Le dernier chapitre de votre Atlas du roman européen est à mon avis la meilleure illustration de cet esprit expérimental. Et j'y discerne, pour prolonger les remarques de monsieur, un certain humour de la recherche.

FRANCO MORETTI: Un certain humour de la recherche... Je serais heureux que ce soit le cas.

MOI: Votre chapitre porte sur le marché du roman au XIXe siècle. Vous y distinguez trois Europes distinctes.

LUI: Trois Europes: non pas une seule, ni vingt-sept!

MOI: La superpuissance narrative du centre, France et Angleterre pour l'essentiel, invente, rapatrie, stabilise, diversifie les formes romanesques. Une zone littéraire intermédiaire – où l'on trouve des pays comme l'Italie, l'Espagne ou l'Allemagne – accueille certaines des formes du centre, tout en se les réappropriant de façon parfois très inventive, sinon révolutionnaire. Les pays les plus excentrés, enfin, la Roumanie ou la Pologne par exemple, importent quelques-unes seulement des formes romanesques du centre, mais ne possèdent à l'époque pas les ressources culturelles pour en faire autre chose que des imitations.

LUI: Vous parliez d'humour… ces conclusions sont plutôt graves.

MOI: J'y viens. Ce chapitre est très dense et très complexe, parce que vous y croisez plusieurs enquêtes successives portant sur des régions et des périodes parfois différentes. Et cette disparité des sources à disposition, cette hétérogénéité des questions qu'il vous était possible de leur poser, se résorbe dans un raisonnement qui se nourrit de ses tâtonnements et de ses impasses.

FRANCO MORETTI: J'ai tâché de restituer au lecteur le fil de ma réflexion.

MOI: Précisément. Et vous la présentez avec une nonchalance très plaisante: j'ai tenté ceci, dites-vous, et je voulais tel résultat, mais c'est l'inverse que j'ai observé; et me voici donc prêt à repartir avec une nouvelle hypothèse, totalement inattendue! On dirait le cavalier au jeu d'échec.

FRANCO MORETTI: Vous jouez, pour votre part, les blancs et les noirs. Mais vous avez raison: c'est en gros ainsi que je conçois la recherche. Dans Graphes, cartes et arbres, cette sorte d'inclination est plus marquée encore, me semble-t-il. Nous lui donnons libre cours, avec Sarah Allison, Ryan Heuser, Mathew Jockers et Michael Whitmore du Stanford Literary Lab, dans un papier commun très récent que nous avons intitulé, justement, «Quantitative Formalism: an Experiment»: nos apories y sont minutieusement détaillés et nos conclusions, extrêmement mitigées.

LUI: C'est une manière de respecter votre lecteur.

FRANCO MORETTI: Je le crois aussi, et j'espère qu'il le comprend.

MOI: Il s'agit, en fin de compte, de se laisser conduire de problème en problème.

LUI: Mais surtout: «sans réellement savoir ce que je faisais»! Il y a du Frankenstein chez vous!

MOI: Ou du Faust! Dans «Hypothèses», rappelez-vous, il est question d'un «petit pacte avec le diable»: «Nous savons comment lire des textes, apprenons maintenant comment nous pourrions ne pas les lire.»

FRANCO MORETTI: Quand vous êtes face à des croyants, tout doute est une hérésie. Je partais là encore d'un problème, celui de la «littérature mondiale». La journée de conférences qui a eu lieu ici en 1999 avait pour titre: «Comparative Literature: The Intellectual Foundations». Je suis donc revenu à Goethe, qu'on brandit souvent comme la figure tutélaire de la discipline, pour mesurer l'écart entre ses ambitions à lui et nos réalisations à nous. Le constat n'était pas franchement terrible. La littérature comparée se lançait alors dans l'exploration de la «littérature mondiale», et c'est à peine si elle a sillonné l'Europe occidentale en l'espace de deux siècles.

MOI: Damrosch a plaisanté un jour en disant que Mimésis aurait tout aussi bien pu avoir pour sous-titre La représentation de la réalité en Italie et en France.

FRANCO MORETTI: Sur la vingtaine de textes principaux, Auerbach en choisit effectivement une quinzaine dans les seules littératures française et italienne.

LUI: Mais il se montre plus ambitieux, si l'on peut dire, dans «Philologie der Weltliteratur».

FRANCO MORETTI: Il prend à ce moment-là, lui aussi, conscience de ce «problème» légué par Goethe. Et ce n'est pas un hasard si ce problème l'accule, pour ainsi dire, à théoriser bien plus qu'il ne l'avait fait jusqu'alors. Car la «littérature mondiale» n'est pas un objet; c'est presque une expérience de pensée à laquelle on accepte ou non de soumettre ses méthodes critiques.

MOI: Au cours de cette épreuve, Auerbach en est venu à conceptualiser plus précisément l'«Ansatzpunkt», et vous avez pour votre part élaboré la notion de «distant reading», de «lecture à distance».

FRANCO MORETTI: C'est que le problème de la «littérature mondiale» est de nature très particulière. On y trouve une double injonction: penser la littérature, et la penser à l'échelle mondiale. J'ai écarté le problème de la définition de la littérature en me concentrant sur mon domaine de spécialité: le roman moderne. La notion de littérature est à peu près stabilisée, et on s'épargne une première aporie théorique. Mais le monde? Quand vous commencez à vous demander quel sort la littérature comparée réserve aux romans argentins, chinois ou japonais de cette période, vous réalisez tout à coup que cet oubli est bien plus généralisé que vous ne le pensiez: combien de dizaines de milliers de romans français ou britanniques du XIXe siècle sont aujourd'hui inconnus des comparatistes? Et qui pourrait même les dénombrer?

LUI: Si l'on extrapole l'ignorance où l'on est pour ce seul siècle, pourtant très étudié, aux trois, quatre ou cinq millénaires de l'histoire de la «littérature mondiale», on mesure l'étendue du «problème»!

FRANCO MORETTI: Ma collègue et amie Margaret Cohen a baptisé cette sorte de continent oublié de la littérature: «the Great Unread». Cette expression est très bien trouvée, et je l'emploie souvent.

MOI: Elle est très suggestive.

LUI: Mais comme les majuscules sont menaçantes!

FRANCO MORETTI: C'est la menace qui plane lorsqu'on se met à l'écoute de quelques chefs-d'œuvre seulement.

MOI: Avec le cornet acoustique du «close reading».

LUI: On n'entend alors, comme dans un coquillage, que le chuintement de ses propres tympans. On rêve du bruit de la mer, tout au plus.

MOI: Votre souci de rendre justice à ce «Great Unread» ne revient-il pas, après tout, à étendre la «littérature mondiale», envisagée comme corpus, à l'ensemble de ce qui a été écrit en matière de littérature? Le «problème» ne tient-il pas à ce que le canon de la littérature comparée n'est pas assez exhaustif pour vous?

FRANCO MORETTI: Je ne le pense pas. La référence au «Great Unread» vise surtout à rappeler que la littérature comparée a produit ses assertions les plus générales à partir d'exceptions qui n'étaient guère pensées comme telles. Il ne s'agit pas de produire un hyper-canon par une régression ad infinitum, mais de situer l'analyse des formes littéraires à un autre niveau de généralité.

MOI: Celui d'une «stylistique quantitative».

FRANCO MORETTI: Par exemple.

MOI: Ou celui d'une «morphologie historique comparée».

FRANCO MORETTI: J'emploie actuellement ces deux termes pour désigner ce que je tâche de faire. Mais je parle parfois aussi de «formalisme sociologique». Ce ne sont que des étiquettes. Un collègue a récemment assimilé mon ambition à un «formalism without close reading».

MOI: Un formalisme détaché de la microlecture, découplé de l'analyse de texte.

FRANCO MORETTI: Précisément. Là encore, cette formule me plaît et je la lui emprunte volontiers,– même si, en l'occurrence, ce bel oxymore ramassait un certain nombre de ses critiques!

MOI: On pourrait aussi dire: «un formalisme sans texte».

FRANCO MORETTI: Bien sûr. Une analyse des formes qui aurait rompu avec la notion de texte, si prégnante dans les études littéraires.

LUI: Une analyse de texte sans texte, je ne demande qu'à voir.

FRANCO MORETTI: Vous voyez un paradoxe où il n'y a qu'un décrochage. Je préconise que nous nous concentrions, d'un côté, sur des unités d'analyse plus restreintes que les «textes»: un procédé, un thème, un trope, par exemple.

MOI: Le discours indirect libre, le traitement des indices dans le roman policier, la voix du narrateur dans le roman moderne, l'octosyllabe, etc.

LUI: C'est l'«Ansatzpunkt» d'Auerbach.

FRANCO MORETTI: Le parallèle est éclairant.

MOI: De l'autre côté, au-delà des «textes», Auerbach mettait le «mythe» d'une humanité rendue à sa diversité culturelle par l'«ingenium» des philologues.

FRANCO MORETTI: Plus prosaïquement, pour ma part, je mets des genres littéraires et des systèmes.

MOI: Des systèmes d'interprétation historiographique.

FRANCO MORETTI: Si vous voulez.

LUI: Le roman et l'histoire globale.

FRANCO MORETTI: J'ai aussi souvent travaillé sur le théâtre.

MOI: Vous avez, je crois, passé Shakespeare au crible d'une autre forme de «distant reading».

FRANCO MORETTI: En usant, selon les cas, des outils de l'analyse de réseaux et d'un logiciel de traitement automatique du langage: pour l'instant, ces expériences sont pour le moins mitigées.

LUI: Vous avez buté sur de nouveaux problèmes!

FRANCO MORETTI: Sans que de nouvelles hypothèses me soient encore venues à l'esprit.

MOI: Ces essais s'éloignent toujours plus radicalement de ce qui se fait dans les études littéraires.

FRANCO MORETTI: On me l'a assez reproché!

MOI: Quelqu'un a dit de vos premières expériences de «distant reading» sur la «littérature mondiale» qu'elles ressemblaient aux premières photographies de la terre prises depuis l'espace.

FRANCO MORETTI: On a aussi dit de moi que j'étais subitement monté dans un avion supersonique et que je m'étais alors condamné à ne voir les textes, de si loin, que comme des points sur une surface. Je retiens de ces métaphores leur actualité technologique. La fusée, l'avion supersonique, c'est toujours mieux que le ballon à air chaud ou le dirigeable!

MOI: Dans «Hypothèses», les emprunts que vous faites aux sciences sont moins spectaculairement contre-intuitifs ou moins connotés que l'analyse de réseaux ou le traitement automatique de corpus. Vous vous appuyez avant tout sur la théorie du système-monde d'Immanuel Wallerstein.

FRANCO MORETTI: C'est vrai, maintenant que vous le dites, que l'histoire économique demeure, malgré tout, plus familière aux littéraires que la biologie ou l'informatique linguistique. Elle les braque moins. Un peu moins. Par ailleurs, mon saut à Wallerstein avait été préparé par des chercheurs pionniers. Songez au livre de Roberto Schwarz sur l'écrivain brésilien Machado de Assis, Um Mestre na Periferia do Capitalismo.

LUI: De quoi s'agit-il?

FRANCO MORETTI: Il a été traduit en anglais, mais je ne sais pas s'il l'a été en français.

MOI: Non. Les rapports entre le Brésil et la France se font généralement dans l'autre sens.

FRANCO MORETTI: Je crains que vous n'ayez raison. Un Maître à la périphérie du capitalisme a été publié au Brésil en 1990. Schwarz y engage une variante très spécifique du marxisme qui avait éclos à la fin des années 1950 à São Paulo.

MOI: Il a d'ailleurs écrit un texte très instructif sur cette période cruciale de son parcours: «Um seminário de Marx».

FRANCO MORETTI: Votre tablette recèle des trésors!

MOI: Ce texte n'y est pas.

FRANCO MORETTI: Et dire qu'il m'arrive parfois de m'inquiéter pour l'avenir du marxisme!

MOI: La mort de Staline, puis la révolution cubaine, avaient conduit de jeunes universitaires, parmi lesquels Michael Löwy ou le futur président brésilien Fernando Cardoso, à se réunir pour relire Le Capital page par page…

LUI: Sur le mode du «close reading», pour le coup!

FRANCO MORETTI: L'un d'entre eux avait ramené de France, je crois, l'idée que la lecture rapprochée était la plus rigoureuse et la moins idéologique.

LUI: Une énième ruse de la raison!

MOI: Althusser fera pareil à Paris quelques années plus tard.

FRANCO MORETTI: Et là aussi, Macherey, Balibar, Establet et Rancière feront fructifier ces échanges initiaux dans des directions passionnantes.

MOI: Les membres du séminaire de São Paulo appliquèrent très vite les schèmes d'analyse du Capital à la situation brésilienne, en couplant le «sous-développement» national, comme on l'appelait alors, à un système international d'exploitation sur lequel le pays n'avait que peu prise.

LUI: On a appelé cela la «théorie de la dépendance». Le développement du sous-développement… j'avais lu en son temps cet ouvrage d'André Gunder Frank.

MOI: C'était le bagage intellectuel de Schwarz lorsqu'il s'est mis à réfléchir aux conséquences culturelles de cette dépendance économique. Transféré dans le domaine littéraire, ce marxisme-là ne s'est pas satisfait de l'idée de «littérature nationale». L'étude de la littérature brésilienne s'est accompagnée d'un examen rigoureux des conditions internationales dans lesquelles les écrivains «nationaux» produisaient leurs œuvres.

FRANCO MORETTI: Wallerstein le dit lui-même: il a puisé dans ce marxisme-là.

LUI: Et quelle analyse Schwarz fait-il de l'œuvre de Machado de Assis?

FRANCO MORETTI: Oh, ce livre est formidable! L'avez-vous lu?

MOI: Il y a peu. Schwarz y montre comment le roman publié par l'écrivain en 1881, Les mémoires posthumes de Brás Cubas, ouvrit à la littérature brésilienne une sphère d'autonomie inédite en matière d'explorations formelles. Et ce, à la faveur d'un ajustement des règles du réalisme européen à la réalité sociale brésilienne qui, parce que le Brésil n'était pas l'Europe, déboucha paradoxalement sur une forme d'anti-réalisme ou de modernisme avant la lettre.

FRANCO MORETTI: A la périphérie, le réalisme bien compris devient magique.

MOI: Vous avez donc systématisé cette perspective en invoquant Wallerstein.

FRANCO MORETTI: Wallerstein m'a aidé à penser ces liens entre centre et périphérie à une échelle véritablement mondiale. Avec sa notion de semi-périphérie, il m'a aussi donné à comprendre pourquoi certaines des «révolutions romanesques» – des deux ou trois derniers siècles, disons – ne s'étaient pas forcément produites en France ou en Angleterre, mais en Écosse, en Russie, en Amérique latine.

MOI: La «littérature mondiale» se systématise en un espace inégal dont les frontières sont désormais celles qui définissent un centre souverain, une semi-périphérie réactive, et une périphérie poreuse. La matrice des trois Europes que vous repériez au XIXe siècle devient un modèle d'analyse pour la circulation des formes littéraires à l'échelle mondiale.

FRANCO MORETTI: Si vous voulez.

LUI: Et le «développement du sous-développement» littéraire?

FRANCO MORETTI: C'est drôle que vous employiez ces termes, car Antonio Candido, l'un des inspirateurs de Schwarz, a écrit dans les années 1970 un article dont le titre était «Littérature et sous-développement».

MOI: Vous le mentionnez dans vos «Hypothèses».

LUI: Cela m'avait échappé.

MOI: «[Les écrivains latino-américains] écrivaient comme si c'était en Europe que se trouvait le public idéal, et ainsi ils se coupaient souvent de leur pays. […] Tout cela n'allait pas sans ambivalence, car les élites imitaient, d'une part le bon et le mauvais des suggestions européennes, mais d'autre part, parfois simultanément, affirmaient la plus intransigeante indépendance d'esprit […]. Et ainsi nous voyons qu'analphabétisme et raffinement, cosmopolitisme et régionalisme, peuvent avoir des racines emmêlées dans le sol de l'inculture et de l'effort pour la surmonter.»

FRANCO MORETTI: C'est ce que je cite de l'article de Candido?

MOI: Non, je vous ai lu un autre extrait du texte. Je l'ai dans ma tablette.

FRANCO MORETTI: On peut y voir une description possible de ce qui se passe souvent à la périphérie.

LUI: À la périphérie de la «littérature mondiale»?

FRANCO MORETTI: À la périphérie, plus exactement, de cet espace que le problème de la «littérature mondiale» m'a amené à théoriser en m'appuyant sur Wallerstein.

LUI: Diriez-vous de la littérature produite sous la dynastie Zhou qu'elle était à la périphérie de la littérature grecque antique?

FRANCO MORETTI: Non, bien évidemment.

LUI: C'est une discussion que nous avons eue à Weimar avec mon ami.

FRANCO MORETTI: Mais vous m'interrogez plus généralement sur les conditions de validité historiques de mon modèle.

MOI: Autrement dit, la solution que vous proposiez au problème de la «littérature mondiale» vaut-elle pour la période moderne ou pour toute l'histoire de la littérature?

FRANCO MORETTI: Je n'ai jamais parlé, dans cet article, que du roman moderne. En 2003, dans «More Conjectures», j'ai ajouté le pétrarquisme aux phénomènes littéraires susceptibles d'être décrits en termes de système-monde littéraire. Mais je n'évoquais, à propos de ce dernier exemple, que les pays européens et l'Amérique latine.

LUI: Une «littérature mondiale» à géométrie variable.

MOI: Des extensions modulables du système en fonction des genres considérés.

FRANCO MORETTI: Pas tout à fait. Le système-monde actuel est, pourrait-on dire, le produit d'un désenclavement progressif de systèmes-monde qui coexistaient jusque-là côte à côte. Celui des Zhous côtoyait celui d'Alexandre le Grand. Celui de l'Euro-Amérique se forme au XVIe siècle, mais il n'inclut pas l'Asie, ni l'Afrique. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, la forme romanesque se développe parallèlement dans deux systèmes-monde: le premier, centré sur l'Europe de l'Ouest; le second sur l'Asie de l'Est. Et avec quelles différences! Comme je l'ai dit ailleurs, l'histoire s'est chargée en ce cas de mener l'expérience elle-même. C'est une chance extraordinaire pour la morphologie comparée.

MOI: Et à la fin du XIXe siècle?

FRANCO MORETTI: Le système-monde devient planétaire. Ces deux larges régions du globe, où s'étaient développées pendant des millénaires des littératures indépendantes, entrent finalement en contact et commencent à s'interpénétrer.

MOI: Une première mondialisation littéraire.

FRANCO MORETTI: Cela supposerait qu'il y en eût une deuxième.

MOI: Je crois que c'est le cas depuis les années 1990.

FRANCO MORETTI: Et entre les deux?

MOI: Le rideau de fer et la nationalisation des littératures décolonisées.

FRANCO MORETTI: La notion de «littérature mondiale» suit-elle ce tempo historique?

MOI: En partie, puisqu'aux cosmopolitismes du XIXe siècle succèdent d'abord un repli sur la nation, le bloc de l'Ouest et les pays communistes, puis une relance de la notion par Auerbach au sortir de la Seconde Guerre mondiale – d'une manière qui rappelle surtout Goethe, sinon Marx et Engels –; et après lui par Said, dont le rapport à la nation témoigne des ambivalences intellectuelles de la décolonisation; et ce mouvement se conclut enfin par cette effervescence où vous vous inscrivez et qu'on peut relier, de façon lâche, à la chute du mur de Berlin.

LUI: Toutes les fois que nous parlons de «littérature mondiale», mon ami, vous peaufinez donc dans mon dos le questionnaire d'une autre recherche? Vous ne m'avez jamais confié ces hypothèses…

MOI: Ce ne sont que des intuitions que je ne suis pas encore en mesure d'étayer rigoureusement. Elles me sont d'ailleurs venues en partie au fil de nos conversations.

FRANCO MORETTI: La chute du mur de Berlin… Vos intuitions collent avec le fait qu'elle ne fut pas pour rien dans l'élaboration de mes «Hypothèses sur la littérature mondiale».

MOI: Comment cela?

FRANCO MORETTI: Dans «More Conjectures», j'ai avancé que toute conception de la littérature comparée est le miroir d'une façon de voir le monde.

MOI: Personne ne vous contredira.

FRANCO MORETTI: Si je m'en tenais là, en effet! Mais j'ai voulu rappeler que les transformations contemporaines n'étaient pas sans répercussions sur le redéploiement de ma recherche.

LUI: Vous auriez adopté une perspective mondiale en réaction à la «seconde mondialisation» stipulée par mon ami?

MOI: N'oubliez pas que j'ai évoqué une seconde mondialisation littéraire. Quant à «More Conjectures», j'ai le passage sous les yeux: «la façon dont nous imaginons la littérature comparée est un miroir de notre vision du monde. “Hypothèses sur la littérature mondiale” a tâché de le faire à l'horizon de cette possibilité sans précédent que le monde entier puisse être soumis à un centre de pouvoir unique – un centre qui, de surcroît, exerce depuis longtemps une hégémonie symbolique elle aussi sans précédent.»

LUI: Je crois me souvenir que cette question de l'hégémonie traverse aussi vos «Hypothèses».

FRANCO MORETTI: Vous avez raison. Il y a un lien fort entre les deux articles. «More Conjectures» prolongeait d'ailleurs, trois ans plus tard, «Conjectures on World Literature» par le biais d'une réponse à un certain nombre de critiques qui m'avaient été faites dans l'intervalle.

LUI: Vous m'avez mal compris. Je voulais dire que, dans vos «Hypothèses», vous liez déjà explicitement la question de la «littérature mondiale» et celle de l'hégémonie symbolique.

MOI: Voici un extrait: «C'est pourquoi la morphologie comparée est un si fascinant domaine: en étudiant la façon dont les formes varient, on découvre comment le pouvoir symbolique s'exerce diversement selon les contextes.»

LUI: J'avais en tête un autre passage, où le terme d'hégémonie apparaît.

MOI: «On voit d'ailleurs ici de quelle manière l'étude de la littérature mondiale est – inévitablement – une étude de la lutte pour l'hégémonie symbolique à travers le monde.»

LUI: Vous y êtes… «Inévitablement»!

FRANCO MORETTI: Goethe réfléchissait, à travers la «Weltliteratur», à l'inconfort où se trouvait la culture allemande vis-à-vis de ses voisins littéraires. La mobilisation de la notion de «littérature mondiale» s'accompagne toujours d'un diagnostic de dissymétrie, d'échange inégal, de domination ou d'hégémonie symbolique à l'échelle mondiale. Chez Said. Chez Auerbach également, si l'on y songe. Et, plus récemment, chez Pascale Casanova.

LUI: Pascale Casanova?

FRANCO MORETTI: N'en avez-vous pas encore parlé? On lui doit La République mondiale des lettres. La traduction anglaise est sortie en 2004 aux Presses Universitaires de Harvard, mais je ne sais pas quand l'original a été publié en français.

MOI: En 1999.

FRANCO MORETTI: Pascale est une personne charmante! Vous pourriez la rencontrer lors de vos pérégrinations futures.

LUI: Pascale Casanova parle donc de la «littérature mondiale»?

FRANCO MORETTI: Elle étudie l'espace littéraire international avec les outils sociologiques de Pierre Bourdieu. Paris, pour elle, a fonctionné pendant deux siècles comme le centre hégémonique incontesté des échanges littéraires mondiaux.

LUI: Comptiez-vous m'en toucher un mot, mon ami? Ou s'agit-il d'un autre encore de vos projets de recherche clandestins?

MOI: Je n'ai pas mis Casanova au programme de nos discussions. Dans La République mondiale des lettres, elle n'utilise le terme de «littérature mondiale» que pour l'écarter aussitôt. Et comme elle lui associe, en creux, l'idée de canon, il m'a semblé que cet usage de la notion n'était guère intéressant pour nous.

FRANCO MORETTI: Vous jouez sur les mots. Car dans ce livre la chose se trouve bel et bien examinée.

MOI: Notre enquête-conversation avait au départ pour ambition d'étudier les significations attachées à la «littérature mondiale» depuis le XIXe siècle, et de déchiffrer les innombrables «retours à Goethe» qu'ont suscités certains usages contextualisés de la notion. Vous conviendrez qu'il y avait, dans une telle restriction de la problématique, autre chose qu'un simple nominalisme. Et qu'il faut désormais s'y tenir.

FRANCO MORETTI: Vous avez en somme wittgensteinisé le problème de la «littérature mondiale». Mais cette qualité d'attention, qui convient peut-être aux philosophes, n'induit-elle pas les historiens en erreur?

LUI: C'est ce que je suis en train de me demander.

FRANCO MORETTI: Je ne vois que des objections à ce parti pris de laisser Pascale Casanova en dehors de vos conversations, sous prétexte qu'elle n'utilise pas votre mot de passe.

MOI: De deux choses l'une: soit on intègre tous les auteurs qui ont employé une fois au moins le terme de «littérature mondiale», dans quelque langue que ce soit, et le projet implose; soit on ouvre l'enquête à toutes les théories des échanges littéraires entre pays ou régions du monde, quelles qu'en soient l'ambition et la postérité, et le projet se disperse.

FRANCO MORETTI: Du point de vue de la méthode, ces dispositions générales se justifient. Je constate néanmoins qu'elles vous conduisent à ignorer l'une des recherches les plus abouties dans le domaine depuis une dizaine d'années.

MOI: Notre but n'est pas de quadriller un «domaine» quelconque. Ma conviction, d'ailleurs, est qu'il n'existe pas de «domaine» d'études correspondant à ce que vous, Damrosch, Bhabha, Jameson ou Casanova désignez par «littérature mondiale». Vos présupposés ne se recoupent guère, sans parler de vos méthodes et de vos engagements critiques. Vous l'avez dit, la «littérature mondiale» n'est pas un objet.

FRANCO MORETTI: C'est vrai.

MOI: Nous nous sommes simplement laissé aller à penser ensemble, avec monsieur, en partant de certains des usages les plus saillants de la «littérature mondiale» depuis deux siècles.

LUI: Mais vous disiez tout à l'heure que nous manquions de femmes!

MOI: Nous manquons aussi dans notre corpus de personnes handicapées, de roux, de chauves et de tatoués.

LUI: Cette pirouette est trop commode. Et d'ailleurs, pour les tatoués, qu'en savez-vous?

MOI: Tenons le cap, et nous nous demanderons ensuite pourquoi il n'y a pas de femmes sur le navire.

LUI: Parce que vous n'en avez embarqué aucune!

MOI: L'image était mal choisie. Soyons conséquents avec nos choix de départ, et nous pourrons alors revenir, de façon également conséquente, sur nos résultats. Si l'on fait varier notre corpus en cours de route pour respecter des quotas, de quoi aurons-nous parlé en fin de compte?

LUI: Cette parenthèse ne concerne de toutes façons guère signore Moretti.

MOI: Veuillez nous excuser.

FRANCO MORETTI: Au contraire… Vous faites un couple tout à fait déconcertant!

MOI: Revenons à cette «étude de la lutte pour l'hégémonie symbolique à travers le monde» que vous associez au problème de la «littérature mondiale». Ce qui vous rapproche de Jameson ou de Schwarz, par exemple, tout en vous éloignant d'autant de Damrosch, c'est cette critique engagée des rapports de force mondiaux à travers le prisme des échanges littéraires.

LUI: Aucun œcuménisme chez vous.

MOI: Cet engagement explique-t-il que vos «Hypothèses» aient paru dans la New Left Review?

FRANCO MORETTI: Oui et non. Non, si vous entendez par «engagement» une disposition à accommoder le raisonnement scientifique au gré de ses inclinations idéologiques.

LUI: Un idéologue ne s'amuserait pas, comme vous, devant les surprises que lui réservent ses résultats!

FRANCO MORETTI: Un idéologue ne peut être surpris par rien. En ce sens, donc, l'engagement que vous percevez dans mes «Hypothèses» n'est pas idéologique, et il n'explique pas la parution de mon article dans la New Left Review. Par contre, mon attachement à la ligne éditoriale de la New Left Review s'enracine dans la conviction qu'un «réalisme sans concession» est plus que jamais nécessaire aujourd'hui.

LUI: Un «réalisme sans concession»…

FRANCO MORETTI: L'expression est de mon ami Perry Anderson, dont l'importance pour la revue n'est plus à rappeler.

LUI: Foin de l'utopie, de la propagande et de l'entrisme!

FRANCO MORETTI: Cet attachement à la revue n'est pas nouveau, de toutes façons, puisque j'y ai publié pour la première fois en 1976.

MOI: Une vingtaine d'article en trente-cinq ans.

LUI: La date suffisait. Ne nous vieillissez pas à plaisir.

FRANCO MORETTI: La New Left Review rassemble un grand nombre d'auteurs qui forment, de façon discrète ou épisodique, une véritable petite communauté intellectuelle. Mon article «More Conjectures» répondait par exemple à des critiques parfois très cinglantes de ma notion de «distant reading» ou de mon rapport à la théorie de Wallerstein, dont plusieurs avaient été publiés dans la revue même.

LUI: Il faudra que nous lisions cet article, mon ami.

MOI: C'est déjà fait, pour ma part.

FRANCO MORETTI: Bien! Mes chers, la nuit tombe, l'heure tourne et il commence à faire froid dans ce patio.

LUI: Nous avons déjà abusé de votre temps, signore!

FRANCO MORETTI: C'était un plaisir.

LUI: Partagé, partagé!

MOI: Je vous remercie sincèrement d'avoir accepté de vous entretenir avec nous.

FRANCO MORETTI: Et où vous verrez-vous la prochaine fois?

MOI: À Francfort.

FRANCO MORETTI: Comparé à Istanbul ou New York…

MOI: Nous nous rendrons à la Foire internationale du livre.

FRANCO MORETTI: Evidemment.

LUI: Conscience professionnelle oblige! Figurez-vous que nous avons failli nous retrouver à Berne, en Suisse!

FRANCO MORETTI: Allez, bonne chance pour votre projet, et n'oubliez pas d'aller faire un tour sur le site du Stanford Literary Lab!

LUI: Sans faute!...



Page(s) de l'Atelier associée(s): Littérature comparée, littérature mondiale.

Jérôme David

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Mars 2013 à 11h42.