Atelier




Décrire l'inobservé. Des événements groupés autour d'un centre vide (extrait)

Par Ann Banfield


Extrait, choisi par Ann Banfield pour Fabula, du quatrième chapitre («Décrire l'inobservé. Des événements groupés autour d'un centre vide», trad. Sylvie Patron) de Nouvelles phrases sans paroles, Presses Universitaires de Vincennes, 2018, p.158-170.



Dossier Point de vue et focalisation






Décrire l'inobservé
Des événements groupés autour d'un centre vide

Extrait


Chaque ensemble de sensibilia représente une perspective — comme dans la monadologie de Leibniz selon Russell — et celle-ci peut être définie indépendamment du fait qu'elle soit occupée ou non par un observateur. Chaque perspective est un monde parmi «une infinité de mondes pareils», dont certains «sont en fait inaperçus» (Russell [1914] 2002: 120; voir aussi [1959] 1961, 1988, 2015: 27-28). Chaque perspective est structurée ou organisée dans l'espace et le temps, ce qui revient à «ramener», suivant l'expression de Whitehead, les monades de Leibniz «dans les événements unifiés dans l'espace et le temps» («J'utilise la même notion, seulement je ramène ces monades dans les événements unifiés dans l'espace et le temps», Whitehead [1925] 1994: 68). En effet, si l'on en croit Russell, «Leibniz n'a pas poussé son monadisme assez loin, puisqu'il ne l'a appliqué qu'à l'espace. Non seulement un homme est en son privé par rapport aux autres hommes, mais il l'est aussi par rapport à ses moi passés et futurs» (Russell [1914] 2002: 127). Cependant, une perspective est privée avant même qu'un homme, qu'un esprit, ne vienne l'occuper. Les aspects subjectifs contenus dans la notion de perspective sont inhérents aux apparences mêmes des choses et non à l'esprit ou à l'œil de celui à qui elles peuvent éventuellement apparaître. Telle est, selon Whitehead et Russell, la seule conclusion qu'il convient de tirer de la théorie de la relativité. Elle s'oppose à ce que Whitehead dénonce comme une «interprétation subjectiviste extrême» de la relativité, qui veut que «la relativité de l'espace et du temps [soit] considérée comme liée au choix de l'observateur» ([1925] 1994: 110). Ce que dit Russell, c'est que «le monde physique lui-même, tel que nous le connaissons, est pénétré de part en part d'éléments subjectifs; [...] selon les suggestions de la théorie de la relativité, l'univers physique contient tous ces points de vue, aussi multiples que divers, que nous sommes habitués à considérer comme essentiellement psychologiques […]» ([1921] 1926, 2006: 213-214). Il existe cependant un dualisme, contenu dans la structure même des sensibilia, qui préserve la trace du sujet et de l'objet: «chaque [particulier], de la catégorie de ceux qui relèvent de la physique»[9] — pour nous, chaque sensibile ou ensemble de sensibilia — «est associé à deux endroits; autrement dit, […] ma sensation de l'étoile est associée à l'endroit où je me trouve et à l'endroit où se trouve l'étoile. Ce dualisme n'a rien à voir avec l'esprit que je puis être censé posséder. Il existe exactement de même lorsque je suis remplacé par une plaque photographique» (120). Lorsque Russell évoque «la notion d'événements groupés autour d'un centre, et qui changent en partie selon les lois de la perspective, en partie selon des modalités qui sont fonction de groupes ayant d'autres centres» ([1927] 1965: 178), on voit bien que l'unité des sensibilia, réanalysés en événements ou en groupes d'événements, ne vient pas de ce que leur centre est occupé par un sujet.


La subjectivité physique se trouve ainsi débarrassée de tout sujet et les sensibilia groupés autour d'un centre qui peut rester vide. Ce qui est senti n'est plus personnellement senti, est pour ainsi dire dé-psychologisé, mais reste cependant privé: des événements situés dans un espace-temps privé et impersonnel, et révélés par l'instrument sensible.


Mais la notion de sensibilia est aussi impliquée dans la définition d'un certain type de fonctionnement linguistique. Dans la linguistique contemporaine, ce fonctionnement est désigné par le terme deixis. La linguistique n'a jamais établi de relation explicite entre la deixis et la connaissance par les sens; toutefois, cette relation est implicite dans la tradition grammaticale, qui envisage la question de la deixis par le biais des «démonstratifs» — l'équivalent latin du grec deixis. Russell aborde à deux reprises, en 1940 et en 1948, la question de la deixis ou des «particuliers égocentriques» dans sa propre terminologie (voir Russell [1940] 1969, 2013: chap.7, et [1914] 2002: chap.4). Chez lui, la question de la deixis et celle des données sensorielles sont naturellement liées — on le voit notamment dans Signification et vérité, où les chapitres «[Particuliers] égocentriques»[10] et «Perception et connaissance» se suivent immédiatement. On trouve aussi une première approche de la nature de cette relation dans un article plus ancien sur la référence, qui s'inscrit dans le cadre de la théorie des noms propres[11].


Il convient d'abord de rappeler les particularités du mode de référence des termes déictiques ou démonstratifs, telles qu'elles sont décrites par la linguistique et par la philosophie du langage. Les démonstratifs sont des éléments linguistiques qui établissent une relation de référence, étroitement définie comme relation de référence entre un énoncé, une instance linguistique et un objet sensible ou un référent. Le référent d'un démonstratif est composé d'un sensibile ou d'un ensemble de sensibilia. Le geste qui peut accompagner le déictique signale en effet que le terme déictique renvoie toujours à quelque chose qui est accessible par les sens (ou par un instrument sensible). «Ceci est une table» implique que la table est perçue par le locuteur au moment où il énonce cette phrase. C'est pourquoi un énoncé comme «Je ne peux pas trouver ceci» est anormal[12].


Cela n'est évidemment pas vrai de tout mode de référence. Si l'on considère d'un côté, The Evening Star is the Morning Star (L'étoile du soir est l'étoile du matin), avec ses deux expressions référentielles, de l'autre, That is Venus (C'est Vénus), on s'aperçoit que seul le deuxième énoncé implique que Vénus est perçue par le locuteur au moment il énonce cette phrase. Le référent d'un nom propre ou celui d'un nom commun comme «étoile» ou «table», lorsqu'il apparaît avec une référence actuelle dans une phrase existentielle comme «Il y a une table dans la chambre», est un objet censé exister dans ce que Russell appelle «l'espace public [...] de la physique» ([1914] 2002: 127).


On en déduit que la langue sait faire la différence entre deux modes de référence[13]: le premier où le référent est situé dans le monde des sens (voir par exemple: This is a table, Here is the table ou Voici une table); le second où le référent est situé dans le monde de la physique (voir par exemple: There is a table in the room, Il y a une table dans la chambre). C'est aussi ce que Russell semble avoir découvert dans l'ambiguïté de l'expression there is en anglais: «Avant, quand je l'employais dans There is a triangle, je l'employais avec le sens de voilà ou de da ist, maintenant je l'emploie avec le sens de il y a ou es gibt» ([1927] 1960: 216)[14]. Dans cette perspective, le fossé dont parle Russell entre le monde des sens et le monde de la physique existe aussi sur le plan linguistique. Russell le dit d'ailleurs explicitement dans l'extrait ci-dessous, où il fait de la présence ou de l'absence de deixis le critère permettant de distinguer entre deux types d'énoncés:

[A]ucun [particulier] égocentrique ne se rencontre dans le langage de la physique. La physique voit l'espace-temps impartialement, comme on pourrait supposer que Dieu le voit; il n'y a pas, comme dans la perception, une région spécialement chaude et intime et brillante, entourée dans toutes les directions de ténèbres de plus en plus épaisses. Un physicien ne dira pas: «J'ai vu une table», mais comme Neurath ou Jules César: «Otto a vu une table»; il ne dira pas: «Un météore est visible maintenant», mais: «Un météore était visible à 8h43mn GMT» et dans cet énoncé le mot «était» est entendu sans le temps. Sans faire usage de termes égocentriques, il n'est pas douteux que l'on peut décrire complètement le monde non mental. (Russell [1940) 1969, 2013: 158)

Avec ces exemples, nous sommes entrés sans nous en apercevoir dans le domaine de la littérature (l'allusion à César montre d'ailleurs que Russell en est conscient). Car s'il y a un lieu où cette division linguistique est particulièrement évidente, c'est la langue du roman, elle-même divisée entre deux types de phrases: la phrase de la narration objective et la phrase qui représente la subjectivité. La première raconte un espace et un temps publics, «impartialement, comme on pourrait supposer que Dieu [les] voit»; elle utilise les temps du passé, sans que leur valeur de passé soit repérée par rapport à un présent. La seconde phrase présente un emploi caractéristique du passé contemporain de maintenant et des autres déictiques de temps. Ces deux phrases possèdent donc des propriétés linguistiques qui les distinguent des phrases du discours ordinaire. Telle est la théorie que j'ai exposée dans Phrases sans parole[15]. Tel est aussi le propos de Maurice Blanchot, qui fait état d'une division radicale dans la langue de la fiction narrative: «d'une part, il y a quelque chose à raconter, c'est le réel objectif tel qu'il se donne immédiatement sous un regard intéressé et, d'autre part, ce réel se réduit à être une constellation de vies individuelles, de subjectivités […]» (1969: 559). Cette division correspond, selon lui, aux deux emplois du pronom il en français: il, pronom personnel, «“il” multiple et personnalisé, “ego” manifeste sous le voile d'un “il” d'apparence», qui se traduit en anglais par he; et il, pronom impersonnel, que l'on trouve dans des constructions comme il pleut ou, pour reprendre l'expression préférée de Blanchot, comme il y a (1980: 169), et qui se traduit en anglais par it[16]. C'est ce il/it qui se retrouve dans la phrase existentielle de Russell, opposée à la phrase déictiquement centrée.


La phrase de narration proprement dite, dont le temps fondamental est le passé simple en français, exclut toute forme déictique (voir Benveniste [1959] 1966, 1990: 239). Elle peut donc être considérée comme l'équivalent de «Un météore était visible à 8h43mn GMT». On trouve de telles phrases chez Flaubert, par exemple:

Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrent le vestibule; en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme. (Flaubert [1877] 1952: 610)

L'autre phrase caractéristique de la fiction narrative peut contenir des déictiques de temps et de lieu. Cependant, on ne peut pas la considérer comme l'équivalent de la phrase contenant des déictiques de Russell. En effet, à la différence de Je voyais une table (hier), elle comporte un sujet autre que de première personne, et à la différence de Un météore est visible maintenant, elle comporte un maintenant autre que le présent. Si on voulait réécrire les phrases égocentriques de Russell dans la langue de la fiction narrative, on aurait: Otto voyait une table maintenant et Un météore était visible maintenant. On notera que la troisième personne, explicite ou implicite, de ces phrases correspond au il personnalisé de Blanchot; c'est un sujet de troisième personne, dont la subjectivité est représentée, c'est-à-dire rendue présente, avec la référence que cela suppose à un maintenant. Ces phrases qui ne sont pas égocentriques n'en restent pas moins centrées sur un sujet. Dans les différentes théories du roman, ce type de phrases est généralement traité comme la représentation d'un point de vue de troisième personne, autrement dit d'une subjectivité occupant un moment du passé qui est un moment privé, défini comme ici et maintenant. Les phrases suivantes, empruntées à Virginia Woolf, contiennent un passé contemporain de maintenant, ce qui est impossible dans la langue parlée,et représentent un point de vue attribué à un personnage désigné par un pronom de troisième personne:

Now he was crossing the bridge over the Serpentine. (Woolf [1937] 1992, 2009: 236; je souligne)
À présent il franchissait le pont sur la Serpentine. (Woolf, trad. Topia [1937] 2012: 927; je souligne [NdT])

The extraordinary irrationality of her remark, the folly of women's minds enraged him. He had ridden through the valley of death, been shattered and shivered; and now she flew in the face of facts […]. (Woolf [1927]1992: 37; je souligne)
L'incroyable irrationalité de sa réflexion, la folie de la logique féminine le mettaient en rage. Il avait chevauché dans la vallée de la mort, avait été mis en pièces et secoué de frissons; et […] [maintenant] elle se permettait de nier l'évidence […]. (Woolf, trad. Pellan [1927] 1996, 2012: 29; trad. légèrement modifiée; je souligne [NdT])

Il est intéressant de remarquer que Russell construit une phrase analogue, contenant elle aussi un maintenant-dans-le-passé, dans le petit «roman d'aventure», présenté comme protoypique, de Our Knowledge of the External World (La Méthode scientifique en philosophie):

With a cynical smile he pointed the revolver at the breast of the dauntless youth. «At the word three I shall fire», he said. The words one and two had already been spoken with a cool and deliberate distinctness. The word three was forming on his lips. At this moment a blinding flash of lightening rent the air. (Russell [1914] 1922, 1996: 122)
Avec un sourire cynique, il braqua son revolver sur la poitrine de l'intrépide jeune homme. «À trois», dit-il, «je fais feu». Un et deux avaient déjà été prononcés avec une netteté froide et résolue. Le trois se formait sur ses lèvres. À ce moment[-ci], un éclair aveuglant déchira[it] l'air... (Russell [1914] 2002: 150-151; trad. légèrement modifiée [NdT]]

L'adverbial déictique at this moment («à ce moment-ci»), contemporain du verbe rent («déchirait»), indique qu'on a affaire à un moment subjectif dans le passé.


On peut en conclure que la différence essentielle entre les phrases de narration proprement dite et les phrases qui représentent la subjectivité, de même qu'entre les énoncés existentiels et les énoncés égocentriques de Russell, réside dans la présence ou l'absence d'un sujet. Par conséquent, la phrase construite par Russell, «At this moment a blinding flash of lightening rent the air» («À ce moment-ci, un éclair aveuglant déchirait l'air») et la phrase réécrite, «Un météore était visible maintenant», signifient respectivement qu'un éclair aveuglant déchirait l'air du point de vue de l'intrépide jeune homme ou de son assaillant, et qu'un météore était visible du point de vue d'un sujet, quel qu'il soit.


Ce qui doit apparaître clairement, c'est que cette conclusion est en contradiction avec l'idée-maîtresse de la théorie de la connaissance de Russell, selon laquelle les sensibilia ne sont pas nécessairement des données pour quelqu'un. Le terme de «particuliers égocentriques» choisi par Russell dans ses ouvrages de 1940 et de 1948 pour désigner l'ensemble des termes dont les référents sont des sensibilia est parfaitement conforme à la tradition grammaticale, qui définit tous les termes déictiques relativement au locuteur. En revanche, il n'est pas conforme à la théorie de la connaissance sensible que Russell exposait en 1914. Comme nous l'avons vu, la notion de sensibilia est associée à l'idée d'un centre, qui est subjectif du fait même qu'il est situé dans l'espace et le temps, mais qui n'est pas nécessairement occupé par un sujet. Tous les efforts de définition de ce centre passent par l'utilisation de termes déictiques, mais on peut remarquer que le pronom de première personne en est exclu. Ainsi, lorsque Whitehead «substitue à l'esprit de Berkeley un processus d'unification préhensive», il précise que cette «unité de préhension se définit comme un ici et maintenant» ([1925] 1994: 90); de la même façon, lorsque Russell étend le trait «privé» de Leibniz au temps aussi bien qu'à l'espace, il utilise les termes déictiques correspondants: «Ce n'est pas ici qui est seulement privé, mais aussi maintenant, en fait ici-maintenant qui est fondamental pour notre problème présent» ([1914] 2002: 127).


Bien sûr, dans un modèle «égocentrique» de la deixis, ici et maintenant sont définis comme le lieu et le moment que j'occupe, comme ma perspective spatio-temporelle: «ici c'est là où est mon corps – mon corps physique si j'entends ici dans un espace physique et la perception de mon corps dans mon espace privé. Mais ici peut être beaucoup plus étroitement localisé. Ici est le lieu de tout objet physique qui retient mon attention» (128). Cependant, il est tout à fait possible d'analyser ici-maintenant indépendamment de je, à condition d'avoir abandonné la présupposition que les sense-data, dès lors qu'ils sont donnés, sont nécessairement donnés à quelqu'un. Ce qui est essentiel et qui ne dépend pas de l'«égo-centricité», c'est la distinction entre l'espace-temps public et l'espace-temps privé, ainsi que le langage qui les représente l'un et l'autre. Le langage de l'espace-temps privé est le langage des sens, il possède un centre déictique, défini par ici et maintenant; le langage de l'espace-temps public, nous l'avons vu, n'a pas de centre déictique. Certes, Russell a sans doute raison de dire que «dans nos manières ordinaires de parler, nous ne distinguons pas l'espace public de l'espace privé» (128). Le phénomène est encore plus net dans le cas du temps qui, dans le discours ordinaire, est toujours repéré par rapport au moment de l'acte de parole, contemporain de maintenant, et ce qu'il s'agisse du temps public ou du temps privé. C'est la langue écrite du récit qui, comme nous l'avons vu, distingue deux types de phrases: la phrase de narration proprement dite, au passé simple en français, qui raconte «la relation objective d'avant-après, qui ordonne les événements en une série temporelle publique»,et la phrase qui représente la subjectivité, autrement dit «une relation subjective de plus ou moins grand éloignement» (129) par rapport au moment représenté par maintenant. Si Russell peut affirmer que «[l]e temps privé et le temps public ont, à chaque moment de la vie de celui qui perçoit un point particulier, qui est, à ce moment, appelé maintenant», c'est parce qu'il n'a à sa disposition que l'exemple du discours ordinaire, où même un moment objectif désigné par une date est toujours calculé par rapport à un maintenant, et où il y a toujours quelqu'un qui perçoit, le sujet parlant. Mais dans la phrase au passé narratif (en français, au passé simple), le moment de l'événement exprimé par le verbe n'est pas repéré par rapport au moment de l'acte de parole; il n'est repéré que par rapport aux événements qui le précèdent et qui le suivent, dans un ordre chronologique qui rappelle l'ordre des nombres entiers positifs. Dans la phrase précédemment citée de Flaubert, «badigeonnèrent» renvoie à un événement qui se situe avant l'événement auquel renvoie «faillit tuer»; il n'y a aucun présent par rapport auquel les deux verbes au passé soient repérés. Il en va de même pour la série de verbes de la phrase suivante: «Puis sa mère mourut, ses sœurs se dispersèrent, un fermier la recueillit, et l'employa toute petite à garder les vaches dans la campagne» (Flaubert [1877] 1952: 592; en français dans le texte [NdT]). Les verbes au passé simple – «mourut», «se dispersèrent», «recueillit», «employa» – font partie d'une séquence ordonnée, dans laquelle aucun moment n'est privilégié par rapport aux autres. C'est ainsi que la phrase de narration proprement dite rend compte grammaticalement de l'espace-temps public, tel qu'il est défini par Russell: «[…] dans un univers purement matériel, il n'y aurait pas de ici ni de maintenant. La perception n'est pas impartiale, mais procède d'un centre. Le monde public de la physique n'a pas de centre d'illumination de ce genre» ([1914] 2002: 129).


Quant à la phrase qui représente la subjectivité dans un maintenant-dans-le-passé, elle conserve le centre de la phrase égocentriquement organisée du discours, tout en ayant éliminé à la fois le je et le présent. Mais pour revenir au problème posé par l'incompatibilité entre la théorie de la connaissance de Russell de 1914 et sa théorie de la deixis ultérieure (1940-1948), toute la question est de savoir si cette représentation de la subjectivité est nécessairement la représentation de la subjectivité d'un sujet, à la première ou à la troisième personne. Je rappelle que, dans Phrases sans parole, l'explication des phrases qui représentent la subjectivité se fonde sur le principe «une Expression/un Sujet de conscience», qui assigne à chaque phrase contenant des éléments et des constructions subjectifs, y compris des déictiques, un point de vue unique (voir Banfield [1982] 1995: 156) et introduction, p.32-33 [NdÉ]). Ce qui est présupposé par ce principe, c'est que le point de vue est toujours le point de vue d'un sujet. Cela veut dire qu'une phrase présentant une perspective spécifique dans l'espace-temps, en d'autres termes une phrase représentant des sensibilia, doit nécessairement être attribuée à un observateur donné. Par exemple, des phrases comme «Now he threw away his cigarette» (Woolf [1937] 1992, 2000: 94), «Maintenant il jetait sa cigarette» ou «Quelques gouttes de pluie tombaient» (Flaubert [1857] 2013: 196; en français dans le texte [NdT]) doivent être comprises comme décrivant les sense-data d'un observateur particulier. Une autre façon de formuler la question est de se demander s'il est possible d'étayer l'hypothèse de Russell concernant l'existence d'une subjectivité physique sur des faits proprement linguistiques? Dans cette perspective, il faudrait se défaire d'une conception égocentrique de la deixis et lui substituer une conception selon laquelle la phrase déictiquement organisée peut regrouper des événements autour d'un centre vide. La question devient: existe-t-il des phrases possédant manifestement un centre déictique, mais sans représentation explicite ou implicite d'un observateur? Grammaticalement, ces phrases devraient contenir des déictiques de temps et de lieu, ici, maintenant et leurs équivalents; elles pourraient également contenir des démonstratifs désignant des sensibilia. En revanche, elles ne devraient pas contenir d'éléments et de constructions subjectifs correspondant aux états mentaux d'un sujet. Ces éléments et ces constructions sont bien répertoriés: il s'agit d'éléments enchâssables tels que les noms ou les adjectifs «de qualité» (voir Milner 1978a; voir aussi chap.1, p.98 [NdÉ]), qui représentent les opinions, les sentiments ou les pensées d'un sujet, mais aussi de constructions non enchâssables telles que les exclamations (voir Banfield [1982] 1995: 276 sqq). Les phrases en question ne devraient pas non plus contenir de pronoms de troisième personne représentant la subjectivité ou pouvant être interprétés, en contexte, comme la perspective d'un sujet.


Il existe en effet, dans certaines descriptions romanesques, des phrases satisfaisant toutes ces propriétés. Des exemples en sont donnés ci-dessous:

(1) The pear tree before Mrs Littlejohn's was like drowned silver now in the moon. (Faulkner [1940] 1994: 282)
Le poirier devant la maison de Mrs Littlejohn semblait maintenant comme de l'argent noyé dans la clarté de la lune. (Faulkner, trad. Hilleret, revue par Coupaye et Gresset [1940] 2000: 541)

(2) The sun had now sunk lower in the sky. (Woolf [1931] 1992, 2000: 139)
Le soleil avait à présent sombré un peu plus dans le ciel. (Woolf, trad. Cusin [1931] 2012: 535)

(3) The tree, that had burnt foxy red in spring and in midsummer bent pliant leaves to the south wind, was now black as iron, and as bare. (Woolf [1931] 1992, 2000: 159)
L'arbre, qui avait rougeoyé comme poil de renard au printemps et en plein été avait ployé ses feuilles dociles sous le vent du sud, était à présent noir comme de la ferraille, et tout aussi nu. (Woolf, trad. Cusin [1931] 2012: 553)

(4) Here lay knife, fork and glass, but lengthened, swollen, and made portentous. (Woolf [1931] 1992, 2000: 160)

[Ici] se trouvaient couteaux, fourchettes et verres, mais allongés, bombés, et rendus sinistres. (Woolf, trad. Cusin [1931] 2012: 554; trad. légèrement modifiée [NdT])

(5) Blue waves, green waves swept a quick fan over the beach, circling the spikes of sea-holly and leaving shallow pools of light here and there on the sand. (Woolf [1931] 1992, 2000: 20)
Des vagues bleues, des vagues vertes balay[aient] la plage de leur vif éventail, contournant la lampe du chardon des dunes et laissant des flaques de lumière [ici] et là sur le sable. (Woolf, trad. Cusin [1931] 2012: 432; trad. légèrement modifiée [NdT])

(6) Now the sun had sunk. Sea and sky were indistinguishable. (Woolf [1931] 1992, 2000: 181)
À présent le soleil avait sombré. Ciel et mer ne se distinguaient plus. (Woolf, trad. Cusin [1931] 2012: 572)

(7) On était au commencement d'avril [...]. Par les barreaux de la tonnelle et au-delà tout alentour, on voyait la rivière dans la prairie, où elle dessinait sur l'herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours d'une teinte violette, plus pâle et plus transparente qu'une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient; on n'entendait ni leurs pas, ni leurs mugissements; et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique. (Flaubert [1857] 2013: 246; en français dans le texte [NdT])

Sorties de leur contexte, ces phrases dont la seule marque de subjectivité réside dans un passé subjectif articulé sur un maintenant présentent une certaine ambiguïté: on pourrait en effet les confondre avec des phrases comme «Now he threw away his cigarette» («Maintenant il jetait sa cigarette») ou «Quelques gouttes de pluie tombaient». Il y a cependant une différence qui tient au fait que les deux dernières phrases citées apparaissent dans un contexte qui permet de donner une identité fictionnelle au sujet de la perception représentée (sujet qui peut d'ailleurs être pluriel). Elles sont donc interprétables comme la représentation des sense-data d'un sujet singulier ou pluriel:

(8) Leaning out of the window side by side the two women watched the man. [...] Now he threw away his cigarette. They watched him. What would he do next? (Woolf [1937] 1992, 2009: 93-94)
Se penchant côte à côte, les deux femmes observèrent l'homme. […] Puis il jeta sa cigarette. Elles l'observèrent. Qu'allait-il faire maintenant? (Woolf, trad. Topia [1937] 2012: 799)

En se penchant par la fenêtre, l'une à côté de l'autre, les deux femmes regardèrent l'homme [...] Maintenant il jetait sa cigarette. Elles le regardèrent. Qu'allait-il faire après?

(9) Emma mit un châle sur ses épaules, ouvrit la fenêtre et s'accouda. La nuit était noire. Quelques gouttes de pluie tombaient. (Flaubert [1857] 2013: 196; en français dans le texte [NdT])

Dans le premier exemple, on passe d'un énoncé de narration pure («the two women watched the man», «les deux femmes regardèrent l'homme») à la représentation de ce que ces femmes voient (un événement qui se produit dans un maintenant: «Now he threw away his cigarette», «Maintenant il jetait sa cigarette»), pour aboutir à la représentation de la conscience réflexive de ces femmes, sous la forme d'une question directe avec inversion du sujet («What would he do next?», «Qu'allait-il faire après?»). Il est possible de montrer, comme je l'ai fait dans Phrases sans parole, que la phrase qui représente la conscience non réflexive, ici la conscience perceptive, peut être transformée en phrase représentant la conscience réflexive par l'adjonction d'un élément ou d'une construction non enchâssable: par exemple, une question directe avec inversion du sujet («Was he actually throwing away his cigarette?», «Est-ce qu'il était vraiment en train de jeter sa cigarette?») ou simplement un mot exclamatif («Oui, quelques gouttes de pluie tombaient maintenant»). On a alors affaire à la représentation des réflexions conscientes que se font un ou plusieurs personnages à propos de quelque chose qu'ils perçoivent, et non plus à la simple représentation de leurs perceptions.


S'agissant des phrases de The Waves (Les Vagues), il n'y a personne pour assumer le rôle de sujet de la perception représentée. Cette absence est pleinement intelligible dans le contexte du roman tout entier. On se souvient que le roman de Woolf est composé de monologues à la première personne, qui constituent les chapitres proprement dits, et d'interludes entre les chapitres, qui sont destinés à évoquer ce qu'un personnage appelle «the world seen without a self», «un monde vu sans [qu'il y ait] un moi»[17]. On remarquera au passage que, dès les premiers mots du roman, l'accent est mis sur la perception: «“I see a ring”, said Bernard [...] “I see a slab of pale yellow”, said Susan [...] “I hear a sound”, said Rhoda […]», «Je vois un anneau [...] dit Bernard [...] – Je vois une dalle d'un jaune pâle, dit Suzanne[...] – J'entends un son, dit Rhoda […]» (Woolf [1931] 1992, 2000: 5; trad. Cusin [1931] 2012: 418). De la même façon, la partie centrale de To the Lighthouse (Vers le phare), intitulée «Time passes» («Le temps passe»), contient une description des pièces vides de la maison dans laquelle on trouve le même type de phrases avec un maintenant dans le passé, construisant un point de vue, sans qu'il y ait aucun observateur à qui attribuer ce point de vue. Ces phrases semblent enregistrer un monde de sensibilia, comparables aux ondes lumineuses qu'enregistrent les instruments(«some random light [...] from some uncovered star, or wandering ship, or the Lighthouse even», «quelque lumière de hasard venant d'une étoile à découvert, d'un navire errant, ou bien encore du Phare», Woolf [1927] 1992: 138; trad. Pellan [1927] 1996, 2012: 114). Dans la longue phrase qui commence par «Listening (had there been anyone to listen)», «Prêtant l'oreille (s'il s'était trouvé quelqu'un pour le faire)» (Woolf [1927] 1992: 146-147; trad. Pellan [1927] 1996, 2012: 122), le verbe de perception listening n'a pas de sujet, si bien que les ondes sonores qui auraient pu être perçues s'il y en avait eu un restent inobservées, comme les vagues qui se brisent sur le rivage désert[18]. Car, comme il est dit au début de la partie,«[…] there was scarcely anything left of body or mind by which one could say “This is he” or “This is she”», «[...] il ne restait presque plus rien du corps ou de l'esprit qui permette de dire: “C'est lui” ou “C'est elle”» (Woolf [1927] 1992: 137; trad. Pellan [1927] 1996, 2012: 114).



Ann Banfield


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[9] Angl. every particular. Je remplace «détail» par «particulier» (NdT).

[10] Angl. «Egocentric Particulars». Je remplace «Circonstanciels» par «Particuliers» (NdT).

[11] Voir Russell ([1905b] 1989b) et infra, p.170-171 (NdT).

[12] Voir chap.6, p.228, et chap.7, p.257 (NdÉ).

[13] Angl. Language thus distinguishes between two forms of reference: voir Ch.2, p.121, n.22 (NdÉ).

[14] Cette citation est reprise dans le chap.6, p.224, et dans le chap.7, p.270 (NdÉ).

[15] Voir introduction, p.39-40 (NdÉ).

[16] Sur les erreurs de traduction de il dans les deux traductions en anglais de l'article de Blanchot, voir Banfield (1985b: 8-9). (Ce passage n'est pas repris dans Banfield 1986 [1985b] et ici même chap.3. Voir aussi chap.5, p.196, n.31 [NdÉ].)

[17] Woolf, trad. Cusin, revue par Haberer [1931] 1992, 2000: 221; [1931] 2012: 608 (trad. légèrement modifiée). Cette notion est présentée comme un problème pour l'art et en particulier pour la littérature: «But how describe the world seen without a self?», «Mais comment décrire un monde vu sans avoir un moi?» (resp.: 221 et 608). La réponse que fait alors Bernard, «There are no words», «Il n'y a pas de mots», signale d'abord l'importance que revêt le problème de l'inobservé et de sa représentation chez Woolf: le monde sans qu'il y ait un moi est un monde vu. L'échec dont parle Bernard est l'échec des «mots articulés» – «ce dont on ne peut parler, il faut le taire», selon l'aphorisme de Wittgenstein. C'est tout l'enjeu de la littérature que d'essayer de donner une forme linguistique à ce dont on ne peut parler. (Voir aussi Banfield 2000: 294-357 [NdT].)

[18] La reprise du mot waves dans sound waves («ondes sonores») et waves of the sea («les vagues de la mer» ou simplement «les vagues») ne peut pas être rendue en français (NdT).



Ann Banfield

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Dernière mise à jour de cette page le 14 Juin 2019 à 11h23.