Atelier






« Manquant place » : ou d'une poétique de la pseudo-traduction
Par Louis Watier


Ce texte fait suite à la treizième livraison de la revue Fabula-LHT: La Bibliothèque des textes fantômes, sous la direction de L. Depretto & M. Escola, et au dossier critique correspondant dans la revue des parutions, Acta fabula (automne 2014).


Dossiers Textes fantômes, Textes possibles, Traduction.






« Manquant place »
ou d'une poétique de la pseudo-traduction




On définit généralement une pseudo-traduction comme un texte qui, écrit dans une langue, est cependant faussement présenté par son auteur comme traduit d'une autre, réelle ou imaginaire. Longtemps on n'y a vu qu'une variante du motif du manuscrit trouvé, tenant pour négligeable la fiction de la traduction, considérée comme une convention inoffensive, voire un amusant artifice littéraire. C'est au début des années 80, et dans la lignée des travaux d'Even Zohar, que le phénomène a été pour la première fois vraiment envisagé en rapport avec la traduction. Dans la théorie des polysytèmes, Even Zohar entend en effet insister sur le caractère novateur de la littérature traduite[1]. Puisqu'on n'attend pas d'eux qu'ils se conforment aux exigences de la littérature canonique nationale, les transgressions de la norme sont mieux tolérées dans les textes dont on reconnaît la provenance étrangère, d'où leur puissance subversive. Pour Gideon Toury, simuler l'étrangeté et recourir à la pseudo-traduction serait alors une manière de promouvoir ou d'expérimenter de nouvelles formes littéraires au sein d'un système culturel donné[2]. Dans cette perspective, Christine Lombez a pu montrer que les pseudo-traductions poétiques du début du XIXème siècle (La Guzla de Mérimée, « le Centaure » d'Alphonse Rabbe, Les Chansons madécasses d'Evariste Parny, entre autres) avaient contribué à la naissance du poème en prose[3].


Pour autant, il est de nombreuses pseudo-traductions dont il serait peu probant d'affirmer qu'elles ont contribué à l'importation de genres étrangers ou à l'expérimentation littéraire. Dira-t-on par exemple qu'un Jardin sur l'Oronte est un roman expérimental ? Nullement. Reconnaissons aussi que l'argument de la traduction dans Zadig ou les Lettres persanes ne participe en rien d'une mise en scène de l'étrangeté, mais plutôt de sa récupération à des fins bien peu ethnologiques. Voltaire et Montesquieu entendent simplement tirer profit de l'orientalisme déjà en vogue au XVIIIème siècle, tout en  contribuant à sa représentation artificielle par l'utilisation des clichés les plus rebattus. Dans ce cas, la fiction de la traduction est bien plus une manifestation du goût régnant qu'une tentative de subversion des normes littéraires.


On le voit, décrire le phénomène selon les critères de réception propres à une traduction, et donc dans le cadre restreint d'une traductologie, s'avère rapidement insuffisant, et court surtout le risque de  méconnaître ce qui demeure finalement la caractéristique principale de ces textes, à savoir, que ce ne sont justement pas des traductions. Non qu'il faille disqualifier une telle approche, qui a prouvé sa fécondité, seulement semble-t-il nécessaire de l'inclure dans une réflexion plus large et plus attentive à la fiction de l'argument traductif. Or, bien davantage que l'éventuelle simulation d'une altérité culturelle, il apparaît immédiatement que le caractère commun à toutes les pseudo-traductions est de postuler l'existence d'un autre texte. Rien d'étonnant à cela, puisque l'hypertextualité est le trait définitoire minimal de toute traduction, qui, ainsi que l'écrit David Martens, « se donne […] à lire comme hantée par le fantôme d'un autre, « l'original », avec lequel elle entretient un rapport fréquemment tenu pour ancillaire »[4]. Or en tant que passage du sens d'une langue à l'autre, la traduction ébranle l'intangibilité du texte, destitue « l'instance de la lettre ». C'est pourquoi Jean-Yves Masson considère que la lecture d'une traduction est toujours une lecture du soupçon. Chaque mot peut être mis en doute en regard du texte premier, et tout lecteur est autorisé à se demander s'il n'eût pas été préférable de traduire tel terme par tel autre, plutôt que celui effectivement choisi par le traducteur.  Ici apparaît toute la fragilité, la contingence, du texte traduit, qui ne peut exister qu'en relation avec un texte qui le précède,  dont il tire sa seule légitimité, et auquel est accordée une authenticité irréductible qui disqualifie par avance toute tentative de transposition. Et c'est bien cela qui constitue l'enjeu propre de la pseudo-traduction.


En effet, alors que la simple fiction du manuscrit trouvé, où l'auteur se présente comme l'éditeur, ne suppose pas d'altération profonde et radicale du texte – si les aléas de sa découverte ou de sa transmission peuvent justifier son état fragmentaire et inachevé, celui-ci ne se donne pas moins dans une certaine forme d'intégrité – à l'inverse, la fiction traductive implique la présence d'un texte original, nécessairement différent de celui qui est donné à lire et qu'elle révèle et masque à la fois. Il est donc courant, pour les auteurs qui se prêtent à cet artifice, de jouer  sur le lieu commun de la traduction infidèle : le travail du « traducteur », aussi bon soit-il, ne pourra jamais restituer la beauté et la richesse de l'original. C'est ainsi déjà que procédait le pseudo-traducteur du Corpus Hermeticum, lorsqu'il affirmait que « tel passage, qui en grec, paraissait sans intérêt ou obscur, n'était que la traduction imparfaite d'un original écrit dans une langue sacrée et inaccessible »[5]. Car le masque de la traduction une fois ôté, n'apparaît en définitive que le vide laissé par l'original inexistant ; l'œuvre demeure comme irrémédiablement en exil, travaillée par une langue invisible « dont l'absence est tout ce que nous saisissons »[6]. La fiction de la traduction devient ainsi l'emblème d'une écriture conçue comme déchéance : le texte que nous lisons n'est que l'ombre, ou le reflet déformé, d'un Texte manquant, et qui, pour cela même, est investi de toutes les perfections. Dès lors, cette absence à soi de l'œuvre suscite une prolifération du discours, qui tente de la combler par de feintes considérations philologiques ou une enquête bibliographique factice. Les notes de bas de page d'Il castello d'Udine ou le récit introductif des Chansons de Bilitis mettent ainsi moins en scène une altérité linguistique, qu'ils ne tracent en creux les lettres d'un texte rêvé. L'épreuve de l'étranger, pour reprendre un titre devenu célèbre, est bien plus ici celle d'une étrangeté à soi.


De sorte que, dans un registre plus spécifiquement romanesque, loin d'être un procédé d'authentification, l'argument de la traduction dévoile la fiction. Jouant de sa contingence proclamée, l'écriture se livre à l'infinité de ses possibles. Tel évidemment se comprend l'artifice dans Don Quichotte. On le sait, la critique des romans chevaleresques par Cervantès tient à ce que ceux-ci ne fourmillent que de vaines histoires invraisemblables, dont les auteurs se présentent comme les chroniqueurs ou les historiens véridiques. C'est pourquoi Cid Hamet, l'auteur allégué du roman, a beau se décrire comme historien, le texte que nous lisons est présenté comme une traduction, avec ce que cela suppose de relation problématique à l'original. De plus, la probité du traducteur est mise en doute : il s'agit d'un « morisque hispagnolisé »,  c'est-à-dire d'un more converti de force au christianisme, qui professe peut-être une religion différente de celle à laquelle il croit véritablement, trahissant une versatilité inquiétante vis-à-vis de la vérité de l'écriture. Sa compétence même est douteuse : le salaire misérable qu'il accepte laisse supposer qu'il n'est pas un traducteur de profession[7].


C'est pourtant ce dernier qui ne cesse de commenter l'œuvre qu'il traduit, jusqu'à s'arroger, en considération de ses vues critiques, le droit à des corrections, voire à des suppressions. Au début du chapitre 18 du Livre II, il affirme avoir volontairement omis de traduire une partie du texte original, considérant qu'il n'apportait rien à l'histoire et révélait le manque de goût de Cid Hamet Benengeli. Plus loin, il suspecte encore deux épisodes d'être apocryphes, mais les retranscrit néanmoins (chapitres 5 et 24 de la deuxième partie). Comment interpréter alors le choix de Cervantès de faire du traducteur le dépositaire de l'œuvre ? Le traducteur n'est-il pas le traître traditionnel, the « usual suspect »? Assurément ici ses interventions péremptoires et ses commentaires soupçonneux ont pour but d'instiller le doute dans l'esprit du lecteur quant à l'authenticité du récit. Le procédé de la traduction supposée dans Don Quichotte semble donc avant tout un procédé de distanciation, obligeant le lecteur à n'accorder aucune véracité au récit de Cid Hamet et, ce faisant, à distinguer la fiction de l'Histoire. En effet, le récit historique s'appuie sur des documents bien existants (archives, manuscrits, etc.) ; en ce sens, et à l'instar de la traduction, il commande une lecture vérificative. Le lecteur consciencieux ira vérifier que les documents cités existent tout d'abord, sont cités de manière rigoureuse ensuite. Au cas où les documents viendraient à manquer, le récit historique serait certainement sujet à caution. Or Don Quichotte est une pseudo-traduction, le manuscrit original n'existe pas et il n'est aucun moyen pour nous de le consulter. Le rapport de la traduction à son manuscrit mime le rapport du récit à la réalité ; l'inexistence matérielle du texte original signale la fiction. L'histoire concerne des faits réels, ayant eu lieu et dont la mémoire collective, sous forme d'archives ou de témoignages, atteste l'authenticité ; la fiction romanesque opère dans la zone laissée vacante par le récit historique. 


Toutefois, le projet romanesque de Cervantès doit aussi se comprendre à la lumière de la Poétique d'Aristote, dont on a pu montrer que la redécouverte avait initié la critique des romans de chevalerie[8]. Que le récit se déploie en dehors de la vérité historique ne signifie donc pas pour autant que toutes les inventions lui soient permises, ces dernières restant soumises au critère de vraisemblance qui, s'il autorise l'imagination du romancier, la confine à ce qui est reconnu comme plausible : l'universel de la fiction n'excède pas l'univers du vraisemblable. Cependant, le territoire ainsi circonscrit se livre tout entier à l'exploration, et le souci de vraisemblance n'interdit en rien les bifurcations de la narration. En cela on peut accorder foi à l'hypothèse de Riley qui identifie la figure du mage à celle du romancier : tous deux ont le pouvoir de transformer la matière de leurs inventions. Mais pour Cervantès, loin d'abuser le lecteur, les métamorphoses de la fiction semblent plutôt destinées à le libérer des sortilèges du romanesque :

L'art est la magie délivrée du mensonge d'être vraie[9].

La traduction fictive, en assumant la fonction digressive du récit, ouvre la porte des mondes possibles. De même que Pierre Brunel voit, dans la multiplicité des auteurs de la première partie de Don Quichotte, la matérialisation de la multiplicité des fins possibles pour chaque péripétie[10], de même la fiction de la traduction, suggérant que le texte n'est jamais « tout à fait le même », nous invite à le lire indéfiniment comme un autre.



Louis Watier


Pages de l'Atelier associées: Traduction, Textes possibles, Bibliothèques, Textes fantômes, Inachèvement et continuation, Fictions d'auteur.





[1] Itamar Even-Zohar: "The Position of Translated Literature within the Literary Polysystem." Poetics Today 11:1 (1990), pp. 45-51.

[2] Gideon Toury, Descriptive translation studies and beyond, J. Benjamins, Amsterdam, Philadelphia (Pa.), 1995.

[3] Christine Lombez, « La traduction supposée ou : de la place des pseudotraductions poétiques en France », Linguistica Antverpiensia, "Fictionalizing Language Contact", Anvers, 4/2005.

[4] David Martens, « De la mystification à la fiction. La poétique suicidaire de la fausse traduction », dans Sophie Klimis, Isabelle Ost & Stéphanie Vanasten (dir.), Translatio in fabula. Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2010, p. 65.

[5] Anthony Grafton, Faussaires et critiques, créativité et duplicité chez les érudits occidentaux, Anthony Grafton, traduit de l'anglais par Marielle Carlier, Les Belles Lettres, Paris 1993, [1990], p. 27.

[6] Maurice Blanchot, La part du feu, Gallimard, Paris, 1987, p. 187.

[7] Antonio Lavieri, Translatio in fabula, Riuniti, Roma, 2007.

[8] E.C. Riley, Cervantès novel's theory, Clarendon Press, Oxford, 1962, p. 168.

[9] Theodor Adorno, Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée, (traduit de l'allemand par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral), Editions Payot et Rivages, 2001, p. 298.

[10] Pierre Brunel, Don Quichotte et le roman malgré lui : Cervantès, Lesage, Sterne, Thomas Mann, Calvino, Klincksieck, Paris, 2005, p. 92.



Louis Watier

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Dernière mise à jour de cette page le 6 Mars 2015 à 16h50.