Atelier




Prendre soin de la «littérature mondiale», par Lionel Ruffel et Jérôme David

Entretien avec Jérôme David sur son ouvrage Spectres de Goethe. Les métamorphoses de la «littérature mondiale», Paris, Les prairies ordinaires, 2011.



Également dans l'Atelier: «Les métamorphoses de la "littérature mondiale"»: New York (et Paris), 1999 (extrait du chapitre 6).

Compte rendu publié dans le dossier critique d'Acta fabula "Anywhere out of the nation" (janvier 2013, Vol. 14, n° 1) : "En attendant Charlotte" par Didier Coste.




Les publications sur la littérature mondiale sont aussi rares en langue française qu'elles abondent dans l'espace académique international. Cette raison seule suffirait à faire de l'ouvrage de Jérôme David un événement. Mais Spectres de Goethe, Les métamorphoses de la "littérature mondiale" ne se limite pas à cette situation conjoncturelle. Il fait beaucoup plus, et propose une approche qui, jusqu'alors, demeurait inédite. En entourant dès son sous-titre la littérature mondiale de guillemets, il la conçoit comme une notion et plus précisément comme une notion historique dont on peut retracer la (les) généalogie(s), de Weimar en 1827 à Francfort en 2011. Il ne faut donc pas s'attendre, et on en remercie Jérôme David, à une quelconque anthologie des œuvres ou des auteurs mondiaux mais à une patiente et précise reconstitution d'un parcours notionnel qui a connu des étapes parfois contradictoires. Avec ce livre, c'est aussi une passionnante contre-histoire de la modernité qui nous est donnée à lire. Livre-somme, Spectres de Goethe est par ailleurs un essai d'une audace formelle assez stupéfiante, sur lequel l'auteur a bien voulu revenir dans l'entretien qui suit. Précisons que cet entretien est le produit d'une conversation (décalée) par courrier électronique que nous avons préféré laisser en l'état, une fois les coquilles éliminées.

Lionel Ruffel



Prendre soin de la «littérature mondiale»


En préambule, il faut reconnaître que l'on est avant tout frappé par la forme de cet essai. Je me souviens que la première fois que j'ai eu une idée du livre, c'est lorsqu'un extrait a été publié sur fabula. Cet extrait ne présentait qu'un dialogue entre «moi», «lui» et «Franco Moretti». De nombreux lecteurs ont dû être surpris de ce choix d'extrait. Cette forme n'est cependant pas réservée à un extrait puisque l'ensemble du livre est dialogué. Seuls quelques fragments ne le sont pas, mais il faut noter qu'ils sont narratifs.

L'autre forme frappante, c'est celle du voyage, de ville en ville, ou plutôt de capitale culturelle en capitale culturelle. Composé de trois parties, l'ensemble est par ailleurs encadré d'un prologue et d'un épilogue, ce qui surdétermine un effet de littérarité.

J'aimerais que tu parles de cette tension entre d'une part la volonté d'écrire un livre-somme sur la notion de «littérature mondiale» et cette extrême liberté, cette audace stylistique qui font de ton essai un essai littéraire et conceptuel.


La forme de ce livre est le fruit du hasard – le hasard au sens de Cournot: les circonstances de sa composition et de son écriture ont rendu compatibles certains de mes engouements personnels, en y mêlant quelques-unes de mes marottes.

Je m'étais engagé à livrer aux éditions Les Prairies ordinaires un ouvrage sur la notion de «littérature mondiale». Le projet avait intéressé Nicolas Vieillecazes, l'éditeur, en raison de l'actualité théorique des débats sur la question dans les pays anglophones.

La date de reddition du manuscrit s'approchait à grands pas, en 2011, sans que j'aie encore écrit la moindre ligne. (J'imagine que cette situation est familière à maints chercheurs.) Je parcourais donc mes carnets de notes en boucle, j'accumulais les lectures, je traquais les nouvelles publications en anglais, en allemand, en espagnol, etc. Mais je ne trouvais pas le «ton», la «voix» qui pourraient prendre en charge la synthèse de deux siècles de débats sur la «littérature mondiale», de Goethe à Franco Moretti.

Ces termes de «ton» et de «voix», ou de «dominante» que j'aurais pu ajouter, sont inhabituels pour parler d'un ouvrage savant, je le sais. Ils désignent néanmoins la nature de mon embarras d'alors: comment prendre la parole après Goethe, Marx, Gorki, Auerbach, Said ou Jameson?

Il y avait devant moi un double obstacle. Le premier avait trait à l'idée même d'une synthèse: quelle en était l'utilité? à qui s'adresserait-elle? Les lecteurs français n'avaient pas accès en traduction à tous les textes que j'allais discuter, ce qui m'obligeait à les résumer avant de les commenter. D'où le risque de ne produire qu'une série de fiches de lecture. Plus encore, la plupart de ces lecteurs potentiels ne soupçonnaient pas l'importance de la notion de «littérature mondiale» dans les études littéraires. D'où le risque, cette fois, de la non-pertinence d'un livre en français sur la notion.

La synthèse, en outre, suppose l'exhaustivité; elle présente dans ses grandes lignes l'ensemble d'une question. Ayant suivi depuis 2000 l'effervescence intellectuelle autour de la «world literature» et entr'aperçu en dix ans la richesse vertigineuse de ce qui s'est écrit sur la question depuis le XIXe siècle, aussi bien en Europe, en Amérique du nord qu'en Asie, c'est-à-dire en Inde et en Chine tout particulièrement, cette course à l'exhaustivité me semblait perdue d'avance. Surtout, je voulais faire de mon livre un livre d'intervention plutôt qu'un long commentaire. Voilà pourquoi la «voix» devenait cruciale: ce ne serait pas celle d'un compilateur minutieux, ni celle d'un observateur en surplomb, ni celle d'un pédagogue patient. Alors?

Et puis, autant le dire, je sortais de deux autres ouvrages relativement orthodoxes dans leur objet et dans leur forme, qui m'avaient jeté par-dessus bord après de longues années de navigation en me laissant épuisé et un peu las sur la grève. Je me voyais mal repartir aussitôt au large. Je rêvais de caboter.

Le second obstacle était d'ordre épistémologique. Refuser l'érudition, ou plutôt l'hypothèse même de pouvoir tenir ensemble tous les éclats de la notion de «littérature mondiale», c'était aussi abandonner l'idée d'un Grand Récit qui, menant de Goethe à nos jours, aurait fait de nous les dépositaires et les juges rétrospectifs d'une tradition séculaire. Il fallait hériter de cette histoire intellectuelle sans être écrasé par son poids, ni, à l'inverse, s'autoriser à l'envisager comme un bloc de passé attendant un verdict impartial. Je voulais me plonger dans cette longue durée conceptuelle pour débrouiller certains des malentendus qui me semblaient caractériser les controverses contemporaines, entre Franco Moretti, David Damrosch et Gayatri Spivak notamment, et pour réactiver à mon tour certaines des intuitions oubliées de nos illustres prédécesseurs.

S'emparer du passé pour éclairer le présent, soumettre mes propres catégories d'analyse à l'épreuve de ce qui avait été pensé avant moi en des termes parfois éloignés — entrer dans la mêlée de ces morts et de ces vivants, en somme, voilà ce qui m'importait avant tout. La forme de mon livre devait m'ouvrir cette possibilité de m'entourer d'interlocuteurs de toutes les époques et suffisamment bavards, aussi, pour adresser des objections à mes éventuelles simplifications.

C'est un film qui m'a arraché un eurêka! Dans L'Arche russe d'Alexandre Sokourov, sorti en 2002, le réalisateur a mis en œuvre un dispositif remarquable. Ce long-métrage est connu, parce qu'il est constitué d'un seul plan-séquence de plus de quatre-vingt-dix minutes, impliquant plusieurs centaines de figurants le long des salles du musée de l'Ermitage. Il a aussi retenu l'attention en raison de l'idéologie nationaliste que certains critiques ont cru y reconnaître.

Mon attention a été attirée par autre chose. Le film progresse au fil d'un dialogue entre un aristocrate français ayant voyagé en Russie au XIXe siècle et le réalisateur qui s'exprime en voix off. Les décors successifs les conduisent à travers plusieurs siècles d'histoire russe comme deux fantômes, invisibles aux personnages historiques qu'ils croisent. Le premier, vêtu de noir et les cheveux blancs, évolue gracieusement en faisant de l'esprit; la caméra du second le suit en glissant au milieu des groupes et il répond d'une voix douce et chuchotante aux bons mots de l'autre.

Il y avait là une scénographie ingénieuse de l'énonciation. Une distribution des rôles entre deux flâneurs déliés de leur temps, complices dans le rudoiement malicieux et observateurs sagaces des mœurs révolues. La fiction instituait un court-circuit entre les périodes historiques, plongeant deux fantômes d'époques et d'âges différents dans des situations étranges à tous les deux. Le passé, enfin, n'existait qu'à la faveur de cette balade de deux corps immatériels, comme si leur conversation même, et leur rencontre si peu conforme aux «formes du temps» des historiens, lui donnait vie et sens.

Je me suis inspiré de ce dispositif pour concevoir le livre. Cela supposait de recourir au dialogue. Et ce, de bout en bout. Heureusement, j'avais beaucoup lu Diderot. Le dialogue philosophique, entendu comme la confrontation de deux points de vue qui évoluent chacun au fil des échanges — à la différence du dialogue socratique, par exemple, dont la maïeutique est l'art d'imposer une conception prédéfinie en réduisant celle d'autrui à l'aporie —, m'a toujours semblé être un genre fécond, si dialectique qu'il produit son centre de gravité rationnel en cours d'argumentation. Sans doute aussi est-ce une dialectique d'écrivain, sans thèse, sans programme, sans rage de conclure.

L'exemple de Diderot m'a suggéré notamment l'audace d'inviter Franco Moretti dans ces dialogues. Nous l'avons envisagé tous deux comme un jeu: Moretti a consenti à cette sorte de «devenir-Bordeu» qui le transformerait en personnage fictif; mais il m'a autorisé à le mettre en scène à la seule condition de ne pas lui faire lire le texte avant publication. Il ne s'agit donc pas d'un entretien retranscrit, même si j'ai tâché de mettre dans ses répliques un peu du ton que je lui connais dans nos conversations. Disons que c'est une extrapolation imaginaire, à partir de ce qu'il a effectivement dit ou écrit, de ce qu'il aurait pu dire dans le contexte où je plonge son «avatar».

Il y avait donc cette matrice: un échange à deux voix, parfois trois, qui porte en lui sa dynamique et même sa rationalité. Un échange sans lequel le passé n'existerait pas de la même manière. Et, à mesure que j'avançais dans la rédaction des chapitres, j'ai réalisé que la notion de «littérature mondiale» était d'abord apparue dans un dialogue entre Goethe et son secrétaire Eckermann, puis sous la plume conjointe de Marx et d'Engels. Peut-être son existence tenait-elle à cette forme dialogique? Peut-être fallait-il que deux interlocuteurs tombassent d'accord sur l'existence de la «littérature mondiale», en amont de toute tentative de la penser, afin que sa légitimité soit établie avant même d'en lancer l'idée vers des lecteurs inconnus, dont l'éventuel scepticisme aurait pu la fragiliser — et la rendre absurde ou naïve?

J'ai eu en effet l'impression étrange que l'histoire de la notion de «littérature mondiale» était aussi l'histoire d'un effort destiné à en prendre soin, pour ainsi dire, à la préserver d'une certaine forme d'intransigeance logiciste ou scientiste. Le long dialogue que je devais écrire prolongerait cette vigilance bienveillante, cette attention portée à ce qui, souvent, avait oscillé entre l'utopie et l'expérience de pensée. (Un peu plus, et je me mettrai à parler de l'éthique du care appliquée aux concepts!)

Par ailleurs, mes deux personnages principaux auraient pour seul lien leur intérêt commun pour la «littérature mondiale». Et l'on verrait alors sur pièce comment la littérature produit du lien interindividuel, par le biais de ce seul intérêt commun. La littérature devenant soudain une source possible du social.


Tu évoques l'actualité des débats sur la littérature mondiale dont ton éditeur et toi souhaitiez rendre compte. Sans tomber dans le temps hyper-court, je me demande si cette actualité n'est pas celle d'un passé très récent, une dizaine d'années très intenses entre, disons, 1995 et 2005 (tous les grands livres ou articles récents sur la question (de Moretti, Casanova, Spivak ou Damrosch) sont parus durant cette décennie). Et nous travaillons dans son après-coup, sans l'avoir encore complètement digéré. Mais disant cela, je me demande si je ne territorialise pas à l'excès sur l'Europe et les Etats-Unis en oubliant l'Inde ou la Chine comme tu viens de le rappeler. Plusieurs questions se posent. Si tu constates aussi ce pic, comment l'expliques-tu? Penses-tu qu'il y a une transformation tout à fait actuelle des débats sur la littérature mondiale aujourd'hui, par rapport à cette décennie? Plus structurellement, ton livre donne l'impression d'une cyclicité de cette réflexion qui revient périodiquement. Je me demande si tu n'es pas inspiré par les modèles de Moretti (en l'occurrence la vague) dans la conception de ton livre et de ta réflexion?


Il est vrai que le début des années 2000 a été marqué, aux Etats-Unis, par un regain d'intérêt pour la «littérature mondiale». Ce qui s'est alors emballé, c'est surtout la réflexion théorique sur la notion. Les «Anthologies de la littérature mondiale» étaient régulièrement publiées depuis un demi-siècle au moins à des fins scolaires, avec pour parangon la Norton Anthology of World Literature. Mais la légitimité du «canon» qu'on livrait ainsi à des classes toujours plus multiculturelles du College ou du secondaire n'allait tout à coup plus de soi. Il fallait renouveler l'argumentaire.

Des questions étaient devenues impossibles à esquiver: y avait-il un effort à faire pour augmenter le nombre des femmes écrivains présentes dans les anthologies? Fallait-il accueillir davantage de textes espagnols et latinoaméricains pour intégrer – au sens culturel et civique – des élèves issus de l'immigration hispanophone dans la communauté des lecteurs scolaires? Plus de textes arabes? L'aporie menaçait.

Certains chercheurs se sont alors employés à déplacer la leçon morale de telles anthologies – puisqu'il s'agissait, ne l'oublions pas, d'éduquer de jeunes gens scolarisés – des textes eux-mêmes, c'est-à-dire des valeurs qu'ils mettaient en scène, à leur interprétation. Le rapport aux textes de la «littérature mondiale» fut soudain le lieu où se jouait l'apprentissage de la différence, l'inculcation de la tolérance. Le «canon» n'importait plus comme tel. Il devenait une ressource où puiser quelques textes, les plus éloignés possibles dans le temps et l'espace, dont la confrontation ferait office d'exercice de décentrement: la comparaison du Dit de Genji et de À la recherche du temps perdu, par exemple, donnerait à penser les variations culturelles de la narration romanesque et l'altérité japonaise de l'expérience du temps, de l'amour ou des relations sociales. Les anthologies n'auraient plus à se justifier à l'aune d'une quelconque représentativité.

La réflexion théorique, sur ce point-là, s'est inscrite dans la généalogie pédagogique de la notion de «littérature mondiale». Des auteurs comme David Damrosch, Sarah Lawall et, dans une moindre mesure, Gayatri Spivak, se sont préoccupés des usages que l'on pouvait faire en classe – à l'université avant tout, mais aussi dans le secondaire – de la «littérature mondiale» entendue comme un patrimoine à transmettre. Ils ont prolongé les réflexions d'un Richard Moulton au début du XXe siècle.

Un autre foyer de questionnement, sans véritable rapport avec le précédent, est né des turbulences internes de la littérature comparée aux Etats-Unis. Une série de tensions à la fois intellectuelles et institutionnelles ont clivé la discipline, et l'enjeu de la «littérature mondiale» a simplement cristallisé quelques-unes d'entre elles. Fallait-il mondialiser les objets de recherche et d'enseignement au risque de diluer les frontières linguistiques et de décrédibiliser l'étude et l'apprentissage des langues étrangères? Une interprétation mondialisée préservait-elle la singularité des œuvres et des contextes?

Certaines des propositions de Franco Moretti ont inquiété les comparatistes, qui les ont jugées trop peu attentives à la matérialité linguistique des langues particulières, sérielles au détriment du caractère supposément unique de tout texte comparé, trop théoriques, trop scientistes, trop marxistes, trop tranchées, etc. La raison en est à chercher du côté du style de Moretti: un style de pensée très incisif et un style d'écriture elliptique. Face aux Balzacs comparatistes du détail érudit et du scrupule épistémologique, ce Stendhal des études littéraires a beaucoup agacé. Il a d'ailleurs répondu point par point à leurs critiques dans ses articles.

Mais il y avait plus, à savoir des ambitions intellectuelles divergentes et des conceptions difficilement compatibles de l'organisation de la recherche. Moretti intervient dans des publications comme la New Left Review. Ses livres paraissent aux éditions Verso. Ce ne sont pas les circuits éditoriaux habituels des universitaires. Moretti est un intellectuel critique dans le monde académique, plutôt qu'un universitaire spécialiste de la littérature du XIXe siècle: ses directions de recherche sont, me semble-t-il, souvent envisagées comme des contributions potentielles à des débats dont les participants se trouvent en grande partie à l'extérieur des campus. Le Stanford Literary Lab, qu'il a créé en 2010, rompt en outre avec plusieurs des routines de travail qui nous sont habituelles: il mobilise une équipe interdisciplinaire sur des questions très précises et très ponctuelles de recherche; il s'appuie sur des moyens financiers et administratifs minimaux; il impose la signature collective des publications éditées par le laboratoire lui-même, dans lesquelles ses membres n'exposent pas seulement les résultats remarquables qu'ils ont obtenus, ou les interprétations renouvelées qu'ils proposent d'œuvres classiques, mais également les bifurcations cruciales et les tâtonnements de leur démarche, leurs incertitudes et, surtout, l'ensemble des opérations qui n'ont rien donné. L'idée étant, bien sûr, d'éviter à leurs pairs des erreurs qu'ils auraient déjà faites eux-mêmes. Tout cela suppose des aménagements notables dans la pratique et dans l'ethos des chercheurs. Ces changements sont loin de faire l'unanimité.

L'intérêt pour la «littérature mondiale» aux Etats-Unis était donc lié, voici dix ans, à un aggiornamento de l'enseignement littéraire, à la redéfinition de la littérature comparée et à une certaine ambition de contribuer, avec les outils de nos disciplines, à l'analyse de la mondialisation contemporaine. Je ne crois pas que l'on puisse dire que ces questions sont aujourd'hui réglées ou obsolètes. Aussi la «littérature mondiale» est-elle, pour ainsi dire, encore d'actualité de l'autre côté de l'Atlantique.

Si Moretti s'est en partie retiré du débat pour des motifs qu'il expose dans son prochain livre, intitulé Distant Reading, Damrosch et Spivak ont publié un dialogue sur la «littérature mondiale» dans la revue Comparative Literature Studies en 2011. Le premier, une fois nommé à Harvard, a par ailleurs lancé un gigantesque projet d'école doctorale sur la «littérature mondiale», regroupant désormais une cinquantaine d'universités à travers le monde; et la seconde consacre à la «littérature mondiale» plusieurs chapitres de son dernier ouvrage, An Aesthetic Education in the Era of Globalization, paru en 2012. Enfin, toujours aux Etats-Unis, Emily Apter s'apprête à publier un Against World Literature, tandis que des chercheuses de la génération suivante, comme Vilashini Coopans et Nirvana Tanoukhi, font déjà entendre leur voix.

Voilà pour les Etats-Unis. Qu'en est-il en France? L'intérêt pour la «littérature mondiale» est né dans le sillage de la publication de La République mondiale des Lettres de Pascale Casanova en 1999. Tiphaine Samoyault et Christophe Pradeau ont organisé en 2003 un colloque sur la notion, qui a donné un livre: Où est la littérature mondiale?

On y trouve traduit, pour la première fois en français, le texte majeur d'Erich Auerbach, «Philologie der Weltliteratur»: le fait qu'il ait fallu attendre plus de cinquante ans pour disposer d'une version française de cet article, traduit en anglais dès 1969 par Edward Said et son épouse, permet de mesurer le degré d'attention porté en France à de telles préoccupations avant les années 2000. Il y avait certes Etiemble, mais sur la question de la «littérature mondiale» sa voix était essentiellement critique. Non sans raison, d'ailleurs. Disons seulement que ce n'est pas lui qui fut le prosélyte de la notion en France. Il resterait toutefois à prendre la mesure rétrospective de ses réflexions à l'horizon de nos préoccupations actuelles.

Nous étions tous les deux, Lionel, au colloque de Tiphaine Samoyault et de Christophe Pradeau il y a dix ans. Tu comprends donc pourquoi j'ai eu quelques sueurs froides lors de la rédaction de mon livre, en songeant à cette indifférence passée des chercheurs francophones pour la «littérature mondiale»! Mais les choses ont heureusement changé grâce au travail de Casanova: le soutien de mon éditeur et la réception de mon livre en témoignent discrètement.


A te lire, et je partage cette analyse, l'idée de littérature mondiale est presque consubstantielle à l'idée de littérature dans son sens moderne, c'est-à-dire à l'idée incarnée dans le mot littérature. Elle a néanmoins une histoire mouvementée (c'est la force de ton livre d'avoir cette dimension à la fois théâtrale et narrative) mais on a surtout l'impression qu'elle procède par cristallisations (pour rester dans la stendhalophilie qui semble caractériser ta réponse précédente) et peut-être aussi par décristallisations. Dirais-tu de cette histoire qu'elle fonctionne par stases successives de grande intensité (de Weimar à Istanbul en passant par Bruxelles et jusqu'à Francfort) mais qu'elle vit aussi des périodes plus calmes? Si c'est le cas, les conditions de ces stases sont-elles comparables?


«Cristallisations», «stases»: ces termes désignent en effet une modélisation du passé, une manière de penser l'historicité assez proches de mes convictions. Et ils suggèrent une variante d'histoire littéraire différente, me semble-t-il, de celles qui dominent actuellement — à supposer que les contextualisations historiques des œuvres littéraires se réclament aujourd'hui de philosophies cohérentes de la durée esthétique, et qu'elles ne bricolent pas, dans une sorte de sauve-qui-peut postmoderne, des «influences» et des «déterminations» à partir d'héritages théoriques bigarrés.

De quelles conceptions du temps historique ai-je tâché de me prémunir dans mon livre? Des blocs et des éclats; de la Providence et de l'arbitraire; des cycles et de l'événement unique.

Je me range du côté de Jacques Rancière, ou du Georges Didi-Huberman des cinquante premières pages de Devant le temps, dans leur critique de l'«anachronisme», pour le premier, et de l'«euchronie» pour le second. L'hypothèse historiographique selon laquelle il existerait dans le passé des «époques» ou des «périodes», des blocs de temps homogène, des ensembles chronologiques dont tous les éléments seraient «contemporains» parce que simultanés, me laisse insatisfait. Je vois bien que les différents mondes auxquels je participe au jour le jour ne vivent pas au même rythme, ne se donnent pas le même passé, ne se projettent pas pareillement dans l'avenir. Cette mesure individuelle du bon sens se vérifie, je crois, à l'échelle des collectivités. Je sais que tu te poses ces questions, et tu m'as même suggéré par tes travaux la complexité des acceptions du mot «contemporain».

Le «temps du monde», comme dirait Braudel, n'est pas un fleuve. Il n'est pas seulement tumultueux; il est disparate, éclaté. Comment le conceptualiser?

La première tentation, me semble-t-il, serait de revenir à l'idée d'une «dynamique» de l'histoire, qui travaillerait, comme on disait jadis, les époques successives et expliquerait les transitions plus ou moins brusques, c'est-à-dire plus ou moins «révolutionnaires» (que ces révolutions soient sociales, culturelles ou symboliques, d'ailleurs), de l'une à l'autre. Cette dynamique permettrait de ménager la chèvre de la cohésion historique et le chou du discontinu.

«Cher Michel Foucault», lisait-on à la fin des années 1960, «où, dans votre “épistémé” de l'âge classique, situez-vous les forces qui programment son basculement dans la modernité?» Combien de fois, à la référence à Foucault près, n'ai-je pas entendu la même rengaine ces vingt dernières années! Et combien de fois ne me suis-je pas surpris moi-même, lors de disputes académiques, à défendre à tour de rôle l'un ou l'autre de ces points de vue! La monade temporelle de l'«époque», de l'«âge» ou du «siècle» contre la logique du négatif que seul l'historien peut reconstituer dans sa vérité, et souvent dans le dos des individus qu'il étudie.

Le dispositif que j'ai mis en place dans Spectres de Goethe court-circuite cette alternative. La narration s'échafaude en chapitres spécifiés par dates: «Weimar, 1827», «Bruxelles, 1847», etc. Mais ces indexations ne signalent pas des «époques». Le «1827» de Goethe s'ouvre en amont sur les deux usages antérieurs avérés du terme de «Weltliteratur» par Schlözer et Wieland, ce qui me donne l'occasion, par exemple, de problématiser la question de l'«origine» de la notion de «littérature mondiale» et d'y substituer l'idée de son «implantation» réussie, par Goethe seulement, dans les correspondances littéraires européennes.

Par ailleurs, les deux protagonistes qui dialoguent tout au long du livre rapatrient sans cesse les préoccupations du passé dans leur propre questionnement. Ils mènent leur enquête en suivant une logique qui mêle indissociablement l'élan des pensées historiques qu'ils examinent et celui de leur interaction dans un lieu du XXIe siècle. Ils appellent le passé, et ses réponses les surprennent et les relancent. Ils pratiquent en somme une forme radicale de cette «histoire-problème» que défendait Lucien Febvre. Pour filer une métaphore épistémologique très en vogue dans nos disciplines, il faut les imaginer comme des détectives qui enquêteraient sur un crime — mais un crime dont ils ne sont pas sûrs de ne pas être les coupables, ni les victimes.

Leurs échanges bousculent également la narration de l'ouvrage, puisqu'il arrive à ces deux interlocuteurs de retarder ou d'anticiper d'une centaine de pages un point qui devrait ressortir, d'un point de vue chronologique, à un autre chapitre. Leur discussion sur les anthologies de la littérature mondiale aborde ainsi les controverses de la fin du XXe siècle sur la représentativité du canon, mais elle prend place dans le chapitre consacré à Richard Moulton («Chicago, 1911»). La raison en est la suivante: les travaux de Moulton forment l'idéal-type, au sens de Weber, de la généalogie pédagogique de la «littérature mondiale», parce qu'ils explicitent l'ensemble des questions relatives à l'enseignement d'un tel corpus (le public, la médiation de la traduction, les valeurs exemplifiées par les textes, l'occidentalocentrisme, etc.). Tout ce qui sera dit plus tard sur l'institutionnalisation scolaire de la «littérature mondiale» peut être vu comme une variation sur quelques-unes des variables fixées par Moulton. Les pages consacrées à David Damrosch, dans l'avant-dernier chapitre, font directement suite à ces considérations qu'on trouve bien plus tôt dans l'ouvrage. Mais je me suis efforcé de signaler ce travail de contrepoint par des renvois furtifs.

La seconde tentation, lorsqu'on veut se soustraire à l'évidence de l'«époque» ou du «siècle», consiste à privilégier le surgissement inédit des événements. D'accentuer le miroitement des circonstances. Dans cette perspective, Goethe n'aurait aucun rapport avec Moulton ou le dirigeant soviétique Karl Radek à qui revient l'idée d'une «littérature mondiale» exclusivement prolétarienne. Il y aurait eu un événement, le surgissement du terme de «Weltliteratur» dans les conversations de Goethe avec Eckermann, par exemple; et mon analyse aurait visé à élucider cette singularité des usages goethéens, à les extraire en quelque sorte de toute série, c'est-à-dire de toute «époque» aussi bien que de toute «filiation» collective. C'est un modèle possible d'histoire littéraire. On en trouverait l'effort le plus abouti dans l'entreprise menée par Denis Hollier dans les années 1990: De la littérature française rompt avec tout récit linéaire aussi bien qu'avec cette mise en quarantaine chronologique de la division en «époques». Le tissage d'un «tableau» de la littérature française s'opère au gré des renvois privilégiés par chacun des contributeurs. Il désintègre les catégories surplombantes et propose des itinéraires particularisés. On n'y repère aucune stratégie de contextualisation d'ensemble, mais une suite de tactiques très agréables au lecteur toujours déconcerté.

«Cristallisations», là aussi, autour de dates: 778, 1123, 1512, etc. Mais ces nœuds ou ces carrefours de significations historiques valent comme tels dans De la littérature française. Et le projet naît précisément d'un refus de les penser dans leur succession. Le gain est indéniable, puisque les nouveaux circuits de sens ainsi activés renouvellent l'interprétation des œuvres singulières. Mais ma préoccupation, dans le cas de la «littérature mondiale», était de situer les débats contemporains dans le prolongement des usages antérieurs de la notion. J'avais l'intuition que quelque chose clochait en quelque sorte lorsque Damrosch prétendait discuter avec Moretti, Spivak avec Damrosch ou Prendergast avec Casanova. Je me suis dit que cette énigme trouverait sa solution dans le passé.

Autrement dit, je suis parti de l'idée que plusieurs héritages concurrents de la «littérature mondiale» étaient mobilisés dans les années 2000 et que leur friction débouchait sur un dialogue de sourds. «Cristallisations» récentes, donc, qui m'imposaient de ne pas isoler notre présent pour en consacrer les singularités et, surtout, d'envisager les deux derniers siècles comme le cadre de processus parallèles d'émergence, de consolidation et d'infléchissement d'une réflexion malgré tout collective.

Revenons à ta question des «stases». Ce sont peut-être des «moments», pour reprendre une expression de Frédéric Worms. Aussi cette interrogation surgit-elle: quelque chose serait-il commun à ces «moments» particuliers?

Au plan de mon enquête, les chapitres livrent chacun des éléments qui préparent l'examen des débats contemporains. Ce qui les relie, c'est cette énigme du dialogue de sourds qu'ils me permettent d'élucider. Mais j'espère tout de même, en dépit de cette stricte mise en ordre argumentaire, être parvenu à saisir un peu des élans qui ont présidé aux propositions que j'étudie.

Au plan historique, donc, ta question en ouvre de nombreuses autres. Des conditions sociales, politiques, culturelles ou intellectuelles analogues permettraient-elles d'expliquer les phases d'effervescence que l'on constate de loin en loin à propos de la «littérature mondiale»? Chacune de ces phases pourrait certes être mise en rapport avec une situation historique labellisée: la «littérature mondiale» comme outil de pacification au lendemain des guerres napoléoniennes, la «littérature mondiale» comme levier critique des aspirations révolutionnaires propres aux années 1840, la «littérature mondiale» comme vecteur d'unité nationale par l'éducation, etc. Mais ces «macro-événements» — les guerres napoléoniennes, les insurrections européennes des années 1840, la production d'une «communauté imaginée» par le biais de la scolarisation — nous aident éventuellement à comprendre pourquoi Goethe, Marx et Moulton se sont emparés de l'idée de la «littérature mondiale». Mais ils n'expliquent pas ce que ces auteurs en ont fait.

Il convient alors d'ajouter des variables, en vue de serrer au plus près le contexte de sens que chacun perçut et mobilisa: les guerres napoléoniennes, pour l'un — mais aussi sa notoriété internationale qui l'éloignait des tenants de la Nationalliteratur et l'incitait à penser à l'échelle supranationale des traductions de ses œuvres, notamment — mais aussi l'héritage politique et les promesses associées au modèle d'organisation franc-maçonne, très prégnant en Allemagne — mais aussi le passage du secteur éditorial européen dans une forme de capitalisme marchand qui favorisa une surproduction nourrie de traductions hâtives, incluant celle de romans chinois, etc.

Les variables définitoires de chaque «moment» de cette histoire sont très diverses, et incomparables terme à terme: la franc-maçonnerie n'est pas une référence pour Moulton, le secteur américain de l'édition ne traverse pas, à ma connaissance, de bouleversement dans les années 1910, etc. On manque de critères fixes pour apparier chacun de ces contextes et, a fortiori, pour en dégager des traits communs.

Par contre, tous ces «moments» sont liés par une ressemblance de famille. Nos préoccupations présentes ne seraient pas compatibles avec celles de Goethe sans ces relances régulières de l'ambition goethéenne sur deux siècles. Les réappropriations de sa notion de «Weltliteratur» par tous les auteurs qui se sont succédés jusqu'à nous ont seules rendu possible notre réception de ses réflexions aujourd'hui. Elles l'ont préparée et elles l'orientent. Les «moments» sont reliés comme les «maillons d'une chaîne», dirait Wittgenstein, «de sorte qu'un membre est apparenté à l'autre à travers des membres intermédiaires». Et il ajouterait: il y a «une multiplicité de passages» entre ces «moments» apparentés.


Tu as évoqué des généalogies de la «littérature mondiale», des «héritages concurrents». Dans un article récent, «The Four Genealogies of “World Literature”», tu reprends, si j'ose dire, un canevas plus classique d'exposition de la recherche, en l'inscrivant très clairement dans le modèle d'étude généalogique, et en distinguant quatre constructions ou inventions de la notion de «littérature mondiale». Est-ce que tu pourrais les évoquer?


Le recours à cette idée des quatre généalogies parallèles de la «littérature mondiale» m'a servi à décrire le malentendu dont j'ai déjà parlé, entre les chercheurs qui ont utilisé la notion depuis une quinzaine d'années aux Etats-Unis. Plus largement, elle me permet aujourd'hui de situer les différentes réflexions sur la «littérature mondiale» depuis Goethe dans un espace logique complexe où chacune d'entre elles mêle simultanément, à des degrés variables, deux ou trois généalogies à la fois. Il me semble que c'est une manière souple et nuancée d'opérer une mise en série historique qui ne serait pas téléologique.

Parmi ces quatre généalogies, trois remontent à Goethe. La généalogie philologique naît de ses réflexions sur la traduction; elle articule la discussion de la «littérature mondiale» à des considérations de tous ordres sur le fait même de traduire. Elle ouvre un imaginaire du passage des noyaux de littérarité d'une langue à une autre, d'une culture à une autre. La généalogie critique s'enracine pour sa part dans la remise en question de la Nationalliteratur, mais aussi dans la condamnation d'une supposée mondialisation par le bas, exclusivement commerciale, dont pâtirait le commerce planétaire des grands écrivains. La généalogie pédagogique, enfin, que j'ai mentionnée en passant, je crois, fait de la «littérature mondiale» un levier d'éducation. Dans l'esprit de Goethe, il s'agit de l'éducation réciproque des écrivains se lisant de part et d'autre de leurs frontières nationales, avec ce que cela entraîne d'émulation artistique. Mais on peut aussi ranger sous cet impératif d'éducation tout ce que les écrivains contemporains ont, selon Goethe, à apprendre du modèle antique gréco-latin, dont les parangons entrent, à titre patrimonial, dans l'une des multiples acceptions goethéennes de la «Weltliteratur».

Il faut en ajouter une dernière, plus récente, dont l'émergence peut être fixée, par commodité, à l'année 1952, date de l'article d'Auerbach, c'est-à-dire à l'après-Seconde-Guerre mondiale. Cette généalogie méthodologique réunit des chercheurs qui se sont demandés ce qu'il fallait modifier dans leurs pratiques savantes pour répondre à la promesse de la «littérature mondiale»: comment accueillir dans les études littéraires les littératures produites loin de l'Europe et de l'Amérique du nord? comment les étudier sur un pied d'égalité? comment embrasser cette nouvelle pléthore de textes? comment singulariser chaque œuvre de ce corpus? comment organiser la division du travail d'interprétation en vue de ne laisser aucune région du monde hors de l'analyse, comme objet, et hors du processus même de la recherche? La «littérature mondiale» en est venue, dans ce cadre-là, à se confondre avec une expérience de pensée. Elle est brandie comme une sorte d'idée régulatrice dont il faudrait tâcher de rendre dignes nos savoirs sur la littérature.

Il m'apparaît désormais, d'un point de vue analytique, que chaque auteur traité dans Spectres de Goethe convoque au moins deux généalogies à la fois: Marx et Engels, les généalogies critique et pédagogique; Moulton, les généalogies pédagogique, critique et philologique, etc. Et plus près de nous: Damrosch, les généalogies philologique et pédagogique; Casanova, les généalogies critique et méthodologique, ainsi que, en filigrane, pédagogique, lorsqu'elle s'adresse aux écrivains de la périphérie; Moretti, les généalogies critique, philologique et surtout méthodologique, etc.

Formuler les choses ainsi, c'est se donner la possibilité de décrire rigoureusement les malentendus récents: la «littérature mondiale» de Damrosch tire sa pertinence de ses usages dans l'enseignement, et elle fait écho aux considérations de Moulton; celle de Moretti vaut comme révélateur des rapports de pouvoir culturel intercontinentaux, et elle répond en partie aux préoccupations de Marx et Engels ou de Said; et ainsi de suite.


J'aimerais aussi qu'on puisse discuter de la thèse selon laquelle l'idée moderne de littérature est consubstantielle à sa configuration nationale. Peut-être cette idée est-elle majoritaire et l'histoire de la littérature mondiale est aussi une forme de contre-histoire de la littérature moderne, plus liée aux sociétés secrètes qu'aux larges foules.


La première sorte de contre-histoire exemplifiée dans le livre ressortit, je crois, à cette mise en série du récit sur le modèle de la ressemblance de famille des objets étudiés. Elle s'inscrit en porte-à-faux de plusieurs de nos réflexes de contextualisation. Et si je parle de «dispositif» au sujet de ce livre, au risque de paraître céder à un lexique en vogue, c'est pour souligner, sinon marteler, que, sans la scénographie du dialogue et des haltes de mes personnages dans quelques capitales de la «littérature mondiale», un tel récit me serait demeuré impensable. Il m'a permis de saisir ou de concevoir des corrélations que je n'aurais pas devinées sans y avoir été invité, à mon insu, par l'espace logique si particulier ouvert par la forme même du livre. Mais j'en ai dit assez sur ce point, non?

L'autre sorte de contre-histoire dont tu parles m'est si évidente que j'oublie parfois qu'elle n'est pas un point de vue toujours partagé! Ce que je relativiserais, dans la thèse que tu me rappelles, c'est l'inscription exclusive de la littérature dans ses cadres nationaux. Je ne préconise pas un saut pur et simple de l'interprétation à l'échelle transnationale. Si l'on néglige par exemple le fait qu'au XIXe siècle les écrivains, les éditeurs, les critiques et les lecteurs européens ont associé les auteurs et leurs œuvres aux «peuples» qu'ils incarnaient — aussi discutables que puissent nous paraître l'idée de «peuple» et une telle exemplarité des écrivains —, on perd l'un des ressorts des transformations esthétiques du roman, de la poésie ou du théâtre sur plus d'un siècle. L'ancrage national fut, de plus, le prisme majeur à travers lequel s'effectuèrent les échanges littéraires entre régions et entre langues, en Europe et dans le monde. Le volontarisme militant qui pousserait à survaloriser une sphère supranationale d'institution de la littérature, dans le seul but d'en découdre avec la nation et avec l'Etat, ne serait pas seulement fautif, mais historiquement faux.

La contre-histoire dont il s'agit alors investit peut-être les interstices des Grands Récits nationaux. Elle traque d'autres frontières que les Etats-nations, voire même d'autres espaces que les langues, dont chacune a désormais elle aussi son Grand Récit — articulé chez nous au mot d'ordre de la francophonie.

Une telle contre-histoire, sur la très longue durée, considère la nation comme un épisode historique crucial mais limité, qui débute en Europe au XVIIIe siècle pour s'étendre à l'ensemble du globe au XIXe et perdurer jusqu'au dernier tiers du XXe siècle au moins. En cela, cette contre-histoire s'appuie sur les travaux des médiévistes et des spécialistes de l'antiquité, où elle puise l'assurance que les communautés littéraires ne se sont pas toujours pensées dans le cadre d'une nation, au sens que prendra le terme quand il sera adossé à un Etat, une armée, une religion et une culture (donc une littérature). Les troubadours, dans cette perspective, deviennent des repères précieux pour toute histoire de la littérature aux XIXe et XXe siècles!

Du XVIIIe siècle à nos jours, cette contre-histoire plonge dans les archives du cosmopolitisme culturel des «voyages d'Angleterre, d'Italie ou d'Allemagne»; elle documente la circulation de certaines directives esthétiques (l'engouement continental pour le «drame bourgeois», le roman gothique, les Mystères d'une capitale, etc.); elle reconstitue rigoureusement, pour chaque écrivain, son réseau international d'interlocuteurs littéraires; elle compile les données sur les flux de traduction; bref, elle redessine la géographie des échanges littéraires ou complique, à tout le moins, nos cartes habituelles.

La «littérature mondiale» a été pour moi une manière de contribuer à cet effort collectif de désenclavement de nos objets. (Et l'on pourrait, bien sûr, faire la même enquête pour la littérature «européenne» ou «latinoaméricaine».) Quand, où et sous quelles formes a-t-on pensé la littérature au-delà de son cadre national? Quelle était l'ambition de ceux qui ont plaidé en faveur de la «littérature mondiale»? Comment l'idée de «littérature mondiale» a-t-elle voyagé hors d'Allemagne, puis hors d'Europe? A quelle vitesse et avec quelles incidences sur son contenu même? Et quelles leçons peut-on tirer aujourd'hui de ces tentatives passées?

Or il se trouve que l'inscription nationale de la «littérature mondiale» n'a pas été jugée paradoxale durant la première moitié du XXe siècle. Cette notion a flirté le plus souvent avec le présupposé d'une universalité des normes du Beau et du Bon, mais il a existé des exceptions notables qui ne relèvent pas pour autant de l'oxymore. Moulton, pour en rester à un nom déjà mentionné, théorise ainsi la nationalisation de la «littérature mondiale». Pour lui, en 1911, la «littérature mondiale» était cette part de la «littérature universelle» qu'une culture nationale devait se réapproprier pour ses besoins propres. Aussi les œuvres chinoises et japonaises lui paraissaient-elles à la fois «universelles» et inutiles dans l'éducation des citoyens américains: elles n'avaient pas leur place dans la «littérature mondiale» éditée et étudiée aux Etats-Unis.

Je montre également, dans le chapitre situé à Istanbul, combien les hésitations des époux Said traduisant Auerbach en anglais témoignent d'une réticence à suivre le savant allemand aussi loin de la nation que ne le suggère la fin de son article «Philologie der Weltliteratur»: «notre patrie philologique est désormais la terre», proclame Auerbach alors fraîchement émigré aux Etats-Unis où tout lui semble soudain possible. Se conformer à cette profession de foi — c'est-à-dire traduire et légitimer Auerbach, ou s'autoriser de lui, sans tempérer son anti-nationalisme d'après-guerre — aurait rendu difficile l'engagement de la critique littéraire au service de la cause postcoloniale et, plus particulièrement, au service, même indirect, de la reconnaissance d'un Etat palestinien. Cette réserve des Said est lisible dans leur traduction.


Tu évoques la traduction à la fin de ta réponse. Nécessairement, un livre sur la littérature mondiale se doit d'être un livre sur la traduction, ne serait-ce que parce que «world», «welt» et «monde» ne se traduisent pas facilement, ou plutôt se laissent facilement prendre dans le jeu de traductions idéologiques. Le dernier exemple en date, que tu n'évoques pas, mais qui est tout à fait représentatif, est la tendance de nos collègues états-uniens francophones à traduire «world literature» par «littérature monde» et non par «littérature mondiale». A chacune des étapes sur lesquelles tu t'arrêtes, il y a une pensée et une pratique de la traduction, qui commencent par la traduction de «Weltliteratur». Est-ce que tu peux revenir sur ces étapes? Mais aussi peut-être nous dire quelle est ta position de chercheur? Car tu te livres à un très patient et très pertinent travail philologique très souvent sapé par l'ironie de «LUI»? Et encore, tant que nous sommes sur ces questions de traduction: est-ce que tu es d'accord avec Emily Apter qui fait de «world literature» un intraduisible? Et pourquoi aussi ne pas parler du «Great Untranslated» à côté du «Great Unread» que tu évoques (l'expression est de Margaret Cohen)? Car à Francfort où se clôt le livre, on a peut-être l'impression que toute la littérature peut être potentiellement présente, mais c'est faux, n'est présente que la littérature potentiellement traduisible (pour des raisons très diverses) cependant qu'un continent entier du littéraire sera exclu de la circulation mondiale.


Commençons, si tu le veux bien, par la «littérature-monde». On m'y ramène souvent. Et j'avoue ne pas bien comprendre pourquoi. Comme s'il y avait un lien évident entre la «littérature mondiale» dont je m'occupe et la «littérature-monde».

Ce mot d'ordre de la «littérature-monde» a été lancé dans Le Monde en 2007, sous la forme d'une tribune signée par une quarantaine d'écrivains. Dans la foulée, un livre est paru chez Gallimard sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud.

Les deux publications ont suscité des controverses: on s'est ému du rejet de la «francophonie» prôné par les défenseurs de la «littérature-monde»; on s'est inquiété du geste par lequel les signataires désignaient en bloc, et pour le dénoncer, «le milieu littéraire» parisien, dans une rhétorique empreinte de ressentiment et de simplifications vindicatives; on a critiqué l'opportunisme commercial d'une telle prise de position collective; on a enfin souligné à quel point les écrivains réunis par ce «manifeste» avaient des œuvres différentes et des conceptions diverses du rapport à la langue française dans leur écriture.

Du point de vue de la «littérature mondiale», cette effervescence de quelques mois appelle plusieurs remarques. Elle est d'abord le fait d'écrivains, pour l'essentiel. En cela, elle renvoie à l'ambition qu'avait Goethe de faire dialoguer les écrivains contemporains, et donc vivants, dans une «littérature mondiale» conçue comme une arène internationale d'émulation artistique. Quarante-quatre écrivains ont ainsi, en 2007, réglé leurs temporalités d'écriture pour faire advenir une contemporanéité effective, où leurs œuvres se sont tout à coup fait écho.

Ce qui tranche par contre avec l'ambition goethéenne, dans ce cas, c'est le cantonnement de ce «manifeste» à des écrivains de langue française. Goethe discutait avec des pairs anglais, italiens, français; il rêvait d'entrer en conversation avec des Serbes et des Chinois. Or, dans ces considérations sur la «littérature-monde», on ne dépasse pas l'horizon de la langue. La langue française, quand bien même elle se soustrait à son institutionnalisation dans une «francophonie», demeure le noyau de la coalition. La contemporanéité est avant tout linguistique. C'est problématique pour tous les écrivains qui cherchent à se situer de plain-pied dans plusieurs langues à la fois — et ils sont nombreux, actuellement, à n'avoir que deux ou trois orteils seulement dans le français. Sans doute plusieurs d'entre eux n'auraient-ils pas signé une telle tribune dans Le Monde.

L'entreprise qui me paraît avoir été, ces vingt dernières années, la plus comparable à cette sorte d'utopie de Goethe, qui me semble même l'avoir réalisée en l'ajustant à ce qui se passait à la fin du XXe siècle, c'est le Parlement international des écrivains. De 1993 à 2003, Adonis, Edouard Glissant, Salman Rushdie, Wole Soyinka, Russell Banks, Jacques Derrida, Pierre Bourdieu et tant d'autres, sous l'impulsion de Christian Salmon, ont mis en place des réseaux transnationaux d'entraide aux écrivains persécutés. Le projet répondait à l'exigence concrète d'une autonomie politique ou idéologique des écrivains. Et cette solidarité a soudain ouvert un espace véritablement mondial de découverte et de confrontation des cultures littéraires. La revue Autodafé, publiée en plusieurs langues, en fut l'émanation directe. Dans le même ordre d'idées, la remarquable revue Liber lancée par Pierre Bourdieu en 1989 en fut l'équivalent un peu antérieur à l'échelle européenne. Si mes souvenirs sont bons, elle paraissait simultanément dans plusieurs grands titres de presse français, espagnol, allemand, anglais, italien. Je me rappelle avoir dévoré chacune de ses livraisons. Elle s'arrêtera en 1998. Il faudrait se demander pourquoi deux initiatives si prometteuses se sont arrêtées au début des années 2000. Et pourquoi leurs traces mêmes se sont estompées aujourd'hui.

Si tu m'y autorises, j'aimerais ajouter une dernière remarque sur cette «littérature-monde» et sa réception dans les études littéraires. Les polémiques croisées que son lancement éditorial a suscitées parmi les écrivains et les commentateurs témoignent à mes yeux d'une intensité bienvenue des débats. Je tiens à le souligner. Ce n'est pas tous les jours qu'on s'écharpe à propos de littérature! Et je suis toujours fasciné de voir les écrivains rappeler combien ils se situent en écrivant — que cet effort de positionnement soit mâtiné de tactiques commerciales ou d'inimitiés personnelles n'en diminue pas l'intérêt proprement esthétique ou politique.

La reprise de la notion de «littérature-monde» dans le domaine des études littéraires me paraît plus délicat. Faire d'un mot d'ordre d'écrivains une catégorie d'analyse de leurs œuvres, ou des œuvres d'autres écrivains, condamne, me semble-t-il, au raisonnement circulaire. Je prendrai des exemples obsolètes pour ne froisser personne: interpréter les textes de Michel Butor ou d'Alain Robbe-Grillet à partir de leurs propres considérations sur le Nouveau Roman, plonger dans le corpus des autofictions armé des théories de Serge Doubrovsky ou lire Edouard Glissant à travers sa poétique de la Relation ne débouche que sur l'amplificatio savante d'une poétique particulière. C'est doublement regrettable: parce que les écrivains disent souvent très bien tout seuls ce qu'on répète après eux de manière alambiquée; et parce que les études littéraires, dans leur rapport à la littérature contemporaine, se privent de l'écart critique qui pourrait les faire entrer en dialogue, et non pas en écho, avec des œuvres en train de se faire.

Ensuite, l'interpellation qui m'est souvent faite d'inscrire la «littérature-monde» dans mon tableau de la «littérature mondiale» sous-entend que le «monde» dans «littérature-monde» est en rapport avec le «mondial» de la «littérature mondiale». C'est en partie le cas. La «littérature-monde» est présentée comme une mondialisation de la littérature à l'intérieur de la langue française; une mondialisation, qui plus est, dont la consistance n'aurait rien à voir avec les lignes institutionnelles de la «francophonie». Soit. Il s'agit d'un programme: jugeons-le comme tel. A cet égard, la postérité modeste de la notion m'inclinerait plutôt à en limiter l'épicentre à 2007.

Mais le «monde» dans la «littérature-monde» désigne également tout autre chose, à la faveur d'une homophonie ambivalente: le «monde», c'est le réel auquel la littérature devrait revenir après s'être fourvoyée dans l'autotélicité formelle; c'est la transitivité revendiquée de l'écriture contre son intransitivité. Cette acception repose sur une vision très discutable des trente dernières années de la littérature de langue française. Surtout, ce «monde»-là n'a rien à voir avec celui de la «littérature mondiale».

Voilà pourquoi je suis toujours perplexe quand on me demande de dire quelque chose de la «littérature-monde» à partir de mon enquête sur la «littérature mondiale». Il y a bien une quasi-homophonie, mais cette clôture de la langue dans le «manifeste» jure dans mon tableau. Une littérature de langue française, transnationale, et qui ne serait pas assimilable à la «francophonie», c'est l'appariement forcé d'œuvres dont la force singulière serait précisément de «minoriser» la langue française: à quoi bon les ramener à ce plus petit dénominateur commun? à quoi bon les envisager toutes sous l'angle d'une langue dont elles se sont chacune déprises de façon différente?

La référence à la «littérature-monde» est donc un obstacle pour étudier la pensée de la traduction à l'œuvre dans l'histoire de la «littérature mondiale». Et traduire «world literature» par «littérature-monde» serait un non-sens. Prétendre l'inverse, à savoir que l'expression est intraduisible, n'a de sens pour moi que si l'on utilise ce terme d'«intraduisible» dans le sillage de Barbara Cassin et du Vocabulaire européen des philosophies qu'elle a dirigé en 2004: on s'oblige alors à déplier toutes les facettes sémantiques des usages d'un terme dans une langue et de ses traductions dans les autres.

Dans ta question sur la traduction, je discerne plusieurs fils. Le premier a trait à la traduction même du terme de «Weltliteratur» en anglais et en russe, puis du terme de «world literature» en français, etc. J'en retrace plusieurs variations dans mon livre. Les choix lexicaux sur lesquels je m'attarde sont les indices de réappropriations, dans des contextes précis, d'une expression forgée ailleurs. Les infléchissements apparemment anodins des mots choisis renseignent sur ce qu'on garde de la notion après qu'elle a traversé une frontière linguistique, et donc sociale et politique, ou plus encore, sur ce qu'on veut faire dire à la notion dans ce contexte nouveau où un traducteur cherche à l'implanter.

Traduire «Weltliteratur» ou «world literature» par «littérature universelle», par exemple, comme ce fut le cas si longtemps en français, notamment sous la plume d'Etiemble, enchaîne la notion à une réflexion sur l'universalité éventuelle de la culture et sur de supposés invariants littéraires, voire anthropologiques. Ce parti pris opère un saut à la généralité trop brusque pour rendre compte du fourmillement des «universaux» envisagés sous les termes de «Weltliteratur» ou de «world literature» durant deux siècles. L'expression française de «littérature mondiale» me semble moins définitive sur ce point. Elle laisse encore de l'espace pour penser une mondialité qui ne serait pas d'emblée universelle, ou dont les formes d'universalité seraient différentes.

Goethe envisageait, je l'ai dit, une universalité de la seule contemporanéité des écrivains vivants, qui excluait dans un premier temps les œuvres de l'Antiquité; ce n'est pas une universalité intemporelle qui se cristallise dans un «canon», c'est l'horizon roulant d'une universalité précaire tissée des préoccupations d'auteurs dispersés sur l'ensemble du globe. Moulton, je l'ai mentionné également, distingue la «littérature universelle» de la «littérature mondiale»: cette nuance disparaît dans la traduction de l'expression «world literature» par «littérature universelle». L'universalité revendiquée par Radek était celle du prolétariat: ce n'était pas celle, toujours tributaire de cet «autre» du prolétariat, à laquelle pouvait selon lui prétendre la bourgeoisie, ni celle de l'espèce humaine, qui n'existait qu'à travers des rapports de domination qu'il se proposait de renverser. Et ainsi de suite.

Ce qui m'a le plus frappé dans mon enquête, ce sont ces seuils variables de la communauté désignée par la «littérature mondiale» (dans toutes ses déclinaisons linguistiques). L'universalité à la française, pour ainsi dire, celle qui s'érige en «canon» en se réclamant de la «nature humaine», est plutôt de l'ordre de l'exception dans l'histoire de la notion. J'en fus le premier étonné. On a plus souvent affaire à des formes d'humanité temporaires, restreintes, coalisées.

Le deuxième fil de ta question tend à mettre en relief les pensées de la traduction associées aux usages de la notion de «littérature mondiale» — des pensées que l'on trouve à l'œuvre aussi bien chez Goethe, Moulton et Auerbach, que chez Said, Damrosch ou Spivak, et dont les accents très différents pourraient être rapportés à des philosophies distinctes, et en partie successives, de l'acte littéraire de traduire. L'histoire de la «littérature mondiale» serait alors aussi une histoire des réflexions sur la traduction. Le travail reste à faire. Il faudra attendre qu'une personnalité de la trempe d'Antoine Berman fasse, avec chacun de ces auteurs, ce qu'il a fait avec Goethe dans L'épreuve de l'étranger. Mais peut-être dispose-t-on déjà de cette histoire. Je n'en aurais tout simplement pas connaissance.

Le dernier fil de ta question incite à adopter un regard sociologique sur le rapport entre les traductions possibles, de tous les textes dans toutes les langues, et les traductions effectives, de quelques textes dans quelques langues seulement. Le restant, qui pourrait être traduit, mais ne l'a pas été, serait ce «Great Untranslatable», que tu forges par analogie avec ce «Great Unread» qu'évoque Margaret Cohen dans The Sentimental Education of the Novel, à propos des romans qui dorment dans les archives de l'histoire littéraire et sont si nombreux que personne ne les lira jamais tous.

Il convient de distinguer ici deux sortes d'intraduisibles: une intraduisibilité métaphysique, pour ainsi dire, qui renverrait à une théorie de la traduction insistant sur les limites du passage d'un texte d'une langue à l'autre — sur l'impossibilité de faire voyager dans son intégralité la littérarité singulière d'un texte dans une langue autre que celle de sa rédaction; et une intraduisibilité sociologique, qui prend acte du fait que tous les textes littéraires ne sont pas traduits en raison de leur légitimité artistique inégale ou de leur valeur commerciale différente.

La première nous entraîne vers des considérations philosophiques sur la traduction, et je ne m'y risquerai pas aujourd'hui…

L'autre est plus empirique; elle est en outre plus directement liée à la «littérature mondiale». Il est vrai que tous les romans ne sont pas traduits en anglais, en français, en allemand, en espagnol, en chinois, etc. Et c'est d'autant plus vrai dans le cas de la poésie et du théâtre. Si l'étude de la «littérature mondiale», non plus comme notion, mais comme objet, est l'analyse de la circulation des formes littéraires à l'échelle mondiale, comme je le défends dans les deux derniers chapitres de mon livre, alors il faut se pencher sur les raisons pour lesquelles certaines formes (romanesques par exemple, mais aussi poétiques, comme le haïku) circulent plutôt que d'autres. Et comme, à l'heure actuelle, le lieu où se décident la plupart des traductions littéraires mondiales est la Foire internationale du livre de Francfort, j'y ai situé les dernières pages du livre.



Lionel Ruffel et Jérôme David


Pages de l'Atelier associées: Littérature comparée, littérature mondiale, Traduction, Histoire, Anachronisme.

Lionel Ruffel et Jérôme David

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Dernière mise à jour de cette page le 7 Mars 2013 à 11h35.