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Le Plan Pirate.

Un concept forgé pour l'analyse de la composition audiovisuelle théâtrale,

inspiré de l'œuvre du metteur en scène Christoph Marthaler

par Ioanna Solidaki

Doctorante à l'Université de Lausanne


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions






Le Plan Pirate.
Un concept forgé pour l'analyse de la composition audiovisuelle théâtrale,
inspiré de l'œuvre du metteur en scène Christoph Marthaler.


Il y a toujours un plan de cinéma, pendant un tournage, qu'on capte sans vraiment savoir pourquoi. Il semble banal, sans importance; c'est un plan ordinaire, un plan alternatif, de ceux qu'on utilisera éventuellement pour un raccord. Il arrive parfois, alors qu'on le regarde une deuxième fois à l'écran, que l'action qui s'y déroule et ses personnages prennent une tout autre dimension. Ce plan pourra prendre finalement une importance particulière dans la construction, plan par plan, du récit final et même rediriger le sens de celui-ci à la fin du montage.C'est ce genre de plan que Raymond Depardon réintègre dans le film comme il l'explique à Catherine Goupil pour sa série de trois documentaires Profils paysans (2001-2008)[1]. On peut le rencontrer aussi dans la fabrication d'un film de fiction ; c'est le cas de Jim Jarmusch qui l'intègre déjà à l'écriture sans savoir s'il va le filmer pendant le tournage. Entre réalisateurs, on dit d'un tel plan qu'il est intuitif; il est totalement autonome des autres actions mais il apparaît qu'il trouve sa véritable fonction dans la narration filmique seulement à la postproduction.


J'ai observé que l'équivalent de ces «plans à action autonome» peuvent se trouver dans des spectacles vivants: ce sont des plans qui se distinguent par leur place dans le tissage narratif visuel et par leur fonction dans l'ensemble de la composition audiovisuelle scénique. Dans le cas des mises en scène théâtrales de Christoph Marthaler, la construction narrative s'opère par une succession de séquences visuelles. Celles-ci consistent en une série d'images, gestuelles ou chorégraphiques, qui se présentent comme une pluralité de petits plans qui occupent chacun une place différente dans l'espace de la scène aussi bien en hauteur qu'en profondeur. Je propose de décrire cette composition audiovisuelle comme une suite de «séquences à plans multiples», en m'inspirant de la pratique cinématographique du«montage-multiplan». L'utilisation de ces deux derniers termes, permet de rendre compte de la fluidité et de la complexité des relations entre le visuel, le sonore-musical et le textuel, spécialement pour les spectacles qui suivent une logique de collage voire de montage[2]. En observant le déroulement des séquences à plans multiples, on distinguera donc certains plans qui comportent des actions menées par un ou deux acteurs, qui ont un rythme et une durée propre, et qui semblent totalement indépendants de l'action principale. Leur particularité dans le spectacle vivant, contrairement au cinéma, est que ce type de plan «intrusif» n'empêche nullement que d'autres actions se déroulent simultanément dans divers emplacements de l'espace scénique.


L'existence de ces «plans à action autonome» prouve à sa manière que la composition des spectacles de Marthaler suit une logique musicale de polyphonieet de polyrythmie appliquée également au niveau du visuel sous la forme d'une «polyimagerie»ou «polyiconie». De fait, les plans intrusifs et à action autonome sont une constante dans son œuvre, et il se trouve qu'ils ont aussi une fonction narrative et sémantique. A première vue, ils ne semblent appartenir à aucun fil de l'action (qu'il soit principal ou secondaire). Leur avènement par surprise ou sournoisement, s'avère plutôt fait pour détourner le regard du spectateur de l'action et provoquer une véritable désorientation de l'attention[3]. Ce sont donc des détails significatifs[4] qui exigent du spectateur des opérations de sélection et de complément[5], c'est-à-dire de recomposition[6]. Suivant une logique cinématographique, ils requièrent d'abord une opération de cadrage pour ensuite faire l'objet d'un nouveau montage par «un spectateur invité à ‘bricoler' ses propres significations»[7]. De ce fait, le montage final des séquences scéniques, c'est-à-dire l'assemblage des images du spectacle et des actions, est le fruit de toutes ces opérations effectuées par le spectateur, le critique ou le chercheur. Marthaler offre un montage en quelque sorte «en cours» - le plateau faisant office detablede montage - laissant au spectateur la liberté de le finaliser, proche en cela du montage godardien, comme dans son dernier film Adieu au langage (2014) pour ne citer que cet exemple. Ainsi, l'utilisation des plans que nous décrivons suit une optique de libre choix d'interprétation et fait appel à un spectateur actif.


Ce qui distingue les plans à action autonome de tout autre élément dramaturgique, c'est que leur intrusion inattendue déclenche un combat pour renverser l'ordre narratif établi et en imposer un nouveau. C'est pourquoi, je les appellerai dorénavant Plans Pirates.
Les Plans Pirates ne dépendent pas de l'action telle qu'elle se déroule au moment de leur apparition. Par rapport à la durée, au rythme ou au déplacement dans l'espace de la scène, ils sont complètement autonomes aussi. Cette autonomie peut être, au cours du spectacle, soit affirmée, soit éphémère. Elle peut être affirmée et bien distincte dans le cas d'un effet de digression en prenant toute la place de la scène comme on peut le voir dans celle des trois orgues dans la pièce de Christoph Marthale rTiefer Schweb (2018, Théâtre de Vidy). Elle est éphémère et se résorbe lorsque des fragments du même plan traversent plusieurs séquences scéniques, représentant une action répétée et entrecoupée, comme lorsque les transporteurs de piano font des intrusions itératives dans son «opéra-collage»Lo Stimoratore Cardiaco (2012, Theater Basel). Cette répétition des fragments d'un même plan pirate produit un fort effet comique, mais en relativise progressivement l'autonomie. Elle peut surtout révéler un fil « caché » qui conduit à une nouvelle hiérarchie narrative, comme c'est le cas du«fil de la répétition» pour cet opéra [8].


S'ils déclenchent un combat pour la prise du pouvoir dans la majorité des cas, les Plans Pirates ne réussissent pas toujours à renverser l'ordre narratif établi. Par exemple dans Tiefer Schweb, alors que nous sommes dans un sous-marin dans les profondeurs du lac de Constance qui protège l'administration des pays alliés des intrus étrangers, la tentative de changement provoqué par l'apparition abrupte des trois orgues Hammond qui accompagnent des chansons pop des années 60' (The Sound of Silence, Simon and Garfunkel, 1964 et A Whiter Shade of Pale, Procol Harum, 1967) ne «prend pas», et les chants choraux folkloriques reprennent le pouvoir. Pourtant, pendant un moment, univers de rêve (chansons pop) et univers réel (chants «patriotiques»), deux lieux et deux temporalités, ont pu coexister dans le même espace. Les deux mondes représentés n'étaient pas censés se rencontrer dans un endroit étanche et hermétiquement fermé. Les orgues Hammond et chansons des années 60' créent une transgression de niveau. Au contraire, dans Lo Stimolatore Cardiaco, suivant leurs déplacements dans l'espace, les transporteurs de piano appartiennent au temps de la répétition d'un opéra et à l'espace des coulisses. Ils se déplacent en marchant sur les chanteurs, qui sont, eux, dans le temps de la représentation et sur scène, comme s'ils n'étaient pas là. Le spectateur finalement ne sait pas si se déroule véritablement devant lui une représentation d'Othello. Les mêmes transporteurs de piano finissent par descendre dans la fosse d'orchestre et remonter en dérangeant les musiciens. Dans ce cas, le Plan Pirate des transporteurs de piano dérange à un tel point l'action principale que la séquence s'arrête abruptement et l'ordre narratif de l'action principale est renversé. La descente dans la fosse des mêmes transporteurs n'accentue pas seulement la «piraterie» mais exprime de nouveau une transgression de niveau. Finalement qu'ils provoquent ou non un renversement narratif, ils ont potentiellement un pouvoir métaleptique, par la collision et l'intrusion des mondes, par la transgression qu'ils provoquent [9].


Les Plans Pirates produisent la plupart du temps une rupture narrative qui ne se réduit pas à une simple digression. Un fil caché se révèle être un fil narratif important. Le plan principal de l'action devient secondaire. On pourrait dire, en empruntant une terminologie cittonienne, que leur fonction est de contre-scénariser une scénarisation que le spectateur croit suivre[10]. Si leur caractéristique est de détourner l'attention du spectateur de l'action principale, c'est pour la rediriger, comme un vecteur, vers des actions hors contexte, vers les détails de la vie quotidienne, vers l'ordinaire[11] et l'anti-héroïque. Ces plans donc «refocalisent» l'attention du spectateur-auditeur par une opération de cadrage visuel (qui suit ou contredit le sonore) vers l'essentiel qui se trouve «hors-champ». Chez Marthaler, cette «refocalisation» amène souvent à une réhumanisation de l'observation en faisant apparaître des «sans-voix»[12] et des «invisibles»,comme le personnel technique qui travaille pour que l'opéra fonctionne ou ceux dont la voix ne s'entend guère. En somme, les Plans Pirates semblent être des dissonances qui amènent à une nouvelle composition audiovisuelle mais aussi à une reconduction au niveau sémantique. Ils sont donc des clés pour la compréhension du récit. Ils expriment in fine la véritable intention du metteur en scène, sa propre lecture[13] du sujet présenté, tout en laissant au spectateur une grande liberté d'interprétation.



Ioanna Solidaki, automne 2018.




[1] Catherine Goupil, Le documentariste et ses outils à travers les âges, SCEREN-CNDP, 2003, 52 min.

[2] Denis Bablet dir., Collage et montage au théâtre et dans les autres arts durant les années vingt, Lausanne, La Cité-L'Âge d'homme, coll. «Théâtre des années vingt», 1978, 296 p.

[3] Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Paris, Seuil, 2014, 313 p.

[4] Daniel Arasse, Le détail: pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2014 (1992), 383 p.

[5] Pierre Bayard sur Fabula; Danielle Chaperon, «Le travail de la lecture dans la mise en scène contemporaine», Fabula-Atelier Littéraire: Le travail de la Lecture, 2017.

[6] Jacques Rancière,Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008; Le partage du sensible, esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000; Malaise dans l'esthétique, Paris, Galilée, 2004; «EntretienJacques Rancière:le cinéma,art contrarié.» in Cahiers du Cinéma, Avril 2002, no. 567, pp. 56-63

[7] Sylvain Dreyer, « Stratégies militantes : littérature/cinéma – France, 1960-1986 », Fabula-LhT, no. 2, « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », décembre 2006.

[8] Ioanna Solidaki, La boîte de Pandore, Morphée et la formidable fable de la répétition. Une étude sur ‘Lo Stimolatore Cardiaco' de Christoph Marthaler, mémoire, CAS Dramaturgie et Performance du Texte, Formation Continue UNIL-EPFL, août 2012, 2 vol., 115 p.

[9] Jean-Marie Schaeffer, «Métalepse et immersion fictionnelle», in John Holmes Pier et Jean-Marie Schaeffer (dir.),Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, Paris, Éditions de l'EHESS, 2005, pp. 323-334; Dossiers Fabula Métalepse.

[10]  Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Amsterdam, 2010, 221 p.

[11] ÉricChauvier, Anthropologie de l'ordinaire. Une conversion du regard, Toulouse, Anacharsis, 2011, 170 p.

[12]  ÉricChauvier, «Anthropologie de l'ordinaire. Pour retrouver la voix des déclassés»,Journal des anthropologues, no. 128-129, 2012, pp. 209-221.

[13] Danielle Chaperon, ibid., note 6; Dossiers Fabula Lecture.





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Dernière mise à jour de cette page le 2 Décembre 2018 à 11h23.