Atelier




Photofiction.

Quelques topoï de la fiction photographique.

par Norela Ferraru
Doctorante à l'Université de Lausanne et à l'Université de Rennes


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions, Photographie






Photofiction.
Quelques topoï de la fiction photographique.





Joan Fontcuberta, Truite poilue trouvée par le professeur Ameisenhaufen au lac Clifford, série Fauna, 1987



Pour envisager ce mariage de la carpe et du lapin, que semble générer dès l'abord et à plusieurs titres la notion de «photofiction», il convient d'adopter à son tour une posture amphibie sise au confluent des formes de représentation plurielles, des conventions esthétiques dominantes et des paradigmes divergents. La photofiction définit les conditions, les déclinaisons et les effets peu compatibles avec le «réalisme indiciel»[1] auquel est habituellement affectée l'intégralité des pratiques photographiques en vertu d'une lecture essentiellement référentielle. À rebours des apparentes assignations documentaires, cette entrée suppose que la fiction, le fallacieux, le faux-semblant, la forgerie ne constituent pas un simple épiphénomène (forcément illicite) de la photographie, mais un mode d'emploi naturel, multiple et légitime. Si la valeur d'attestation ressortit à un large pan de la production photographique, fonder une théorie de l'image technique sur la seule valeur d'enregistrement du réel revient non seulement à affirmer, à tort, une incompétence fictionnelle de la photographie per se, mais aussi à en émousser la visée objective sur fond d'absolue garantie d'authenticité. En effet, la pertinence du cadrage factuel repose nécessairement sur la possibilité d'un développement fictionnel, et inversement[2]. Pour autant, la fiction à dominante photographique semble avoir été reléguée dans un no man's land théorique, alors qu'elle assure le lieu d'une réflexion essentielle sur le geste mimétique, les achoppements du pacte fictionnel ou le partage entre fiction et non fiction. Pour pallier cette lacune, la photofiction qualifie les divers usages fictionnels qui ont pour le moins souterrainement traversé les pratiques photographiques dès leurs origines et jusqu'à notre dernière époque. Sans que la métaphore linguistique soit trop excessivement prise au mot, pour les besoins de la démonstration, il sera ici mis l'accent sur des particularités et cas exemplaires que la formule peut prétendre subsumer.



Lexique de la photofiction


Il est loisible d'affirmer que la nature des objets représentés apparaît d'emblée comme une première instruction probante de fictionnalité photographique. Dira-t-on par exemple de l'image d'un centaure, d'un singe unicorne ailé ou d'un fantôme qu'elle se trouve organiquement liée à son référent documentaire? Nullement. Et pour cause, ce mode d'existence exclusivement iconique rappelle notoirement l'ontologie paradoxale des entités fictionnelles qui toutes «sont sans être»[3]. Néanmoins, il faut se garder des raccourcis par trop hâtifs car cet argument réactive une aporie native et durable de la fiction, soumise en prime à des fluctuations historiques et médiatiques considérables. Tel est exemplairement le cas de la photographie spirite dont émanaient conjointement au mitan du XIXe siècle une iconographie «de conviction»[4], associée aux protocoles supposément scientifiques du spiritisme naissant, et une production ludique et récréative, susceptible de discréditer définitivement la production sérieuse. Il n'en est rien. Leur cohabitation durant quelques décennies et l'adhésion solide de certains partisans (parmi lesquels des scientifiques réputés) attestent que la photographie, peut-être plus hautement encore que la littérature ou la peinture, peut décisivement affecter les croyances. Semblable flottement entre doute et créance définit généralement l'expérience cognitive de la fiction, mais l'effet fiduciaire de l'image technique, propre à son «surcroît de réel», rend cette pente irrésistible vers la croyance notablement plus raide et, partant, plus soumise aux dégringolades mystificatrices. Il n'est ainsi pas rare que la présence d'entités imaginaires mettent à mal les certitudes épistémologiques ménageant, sur un mode modérément ambivalent, des lectures qui oscillent entre fiction et falsification. Or rien ne permet à ce stade de faire le départ entre photofiction et fauxtographie, catégorie à laquelle il convient de rattacher l'iconographie spirite de conviction d'un Buguet ou encore les fausses-images de Nessie par Marmaduke Wetherell. Il reste que les impossibilia photographiques demeurent sinon des indices univoques de fictionnalité, du moins des données élémentaires de la fiction, aussi variables ou sujettes à (pré)caution soient-elles.




André Kertész, Autoportrait, 1927

Outre ces arguments constitutifs, d'autres éléments formels et non moins suggestifs sollicitent avec vigueur une évidente fictionnalité photographique. Ainsi du miroir, de l'ombre, ou du reflet dont la présence n'est jamais en définitive sans évoquer la théorie platonicienne de l'image comme simulacre. Bien que le geste de duplication spéculaire investisse plutôt une dimension méta-iconique — par dénudation de l'acte photographique même — encore faut-il souligner que le phénomène n'appelle pas moins le statut mimétique, foncièrement indirect, de l'image. La nature médiate de la représentation spéculaire s'éloigne fondamentalement des thèses essentialistes qui établissent le rapport entre le référent et son double photographique sous l'égide d'une identité absolue et par là même immédiate. Nul besoin de conforter ici les propriétés imaginaires du miroir ni de corroborer son importance cardinale dans la fondation d'une optique fantastique moderne, seulement semble-t-il nécessaire d'inscrire ce motif, habituellement emblème de la fidélité de l'image d'enregistrement à la réalité, dans une plus vaste poétique de la fiction photographique. De même que — de la caverne de Platon au récit plinien de Dibutade en passant par l'histoire de Narcisse — l'ombre et le reflet portés renouent avec les origines de la représentation, il ne serait guère abusif de voir dans la déclinaison photographique de ces mythes fondateurs, soit-elle implicite ou involontaire, une reformulation des enjeux spécifiques de la mimèsis et de la fiction.



Morphologie de la photofiction


Toutefois, la proximité entre fiction et photographie ne s'énonce pas seulement à la lumière des items représentatifs, mais plus amplement en termes de schèmes structurants. Plus précisément, de nombreuses images, à commencer par l'autoportrait en noyé d'Hippolyte Bayard (1840), enregistrent des événements simulés similaires aux mécanismes de faire-semblant[5] qui gouvernent l'engagement fictionnel. Il en va ainsi notamment des pratiques, fort répandues particulièrement au XIXe siècle, manifestant quelque filiation avec le genre du tableau vivant dont le geste primaire, «la pose», origine et informe le fait photographique. De ce fait, l'homologie ne cesse d'être soulignée au point que Bernard Vouilloux évoque un «effet tableau-vivant» qui se dégage de la photographie dans «[cette] capacité qui est la sienne de fixer un moment et d'obtenir par les moyens qui lui sont propres ce que les figurants […] demandent à l'immobilité de la pose.»[6] Cette matrice rejoue du reste la double tentation de la photographie: picturale, sur fond de communes ressources visuelles — les codes iconiques et la sémiotique tabulaire irriguant les compositions — et littéraire, dès lors que la matière dont procèdent les images est bien souvent romanesque. Si l'étiquette «tableau vivant» peut s'écarter quelque peu des définitions communément admises du genre, ces pratiques mobilisent pour le moins ce qu'on pourrait nommer des «citations visuelles», tirées ostensiblement de l'imaginaire pictural, littéraire, mythologique ou filmique, qui génèrent invariablement des formes de surenchère fictionnelle.




Philippe Thomas, Hommage à Philippe Thomas: autoportrait en groupe, 1985

Au même titre, la logique citationnelle n'est pas sans susciter des frictions prévisibles qui justifient de ce fait les transgressions entre les régimes de la représentation. Or, c'est avec ce mouvement de dépassement du modèle objectiviste institué notamment par la pratique des tableaux vivants que la photographie peut développer une réflexion sur la métalepse. Là encore, précisions et nuances s'imposent, car cette affirmation désormais topique de fictionnalité semble réservée à la catégorie du récit et foncièrement inopérante en photographie. Tout au moins, certaines images dispensent des «effets métaleptiques» qui s'apparentent d'assez près aux éléments définitionnels de la figure genettienne.


C'est ainsi que procède Philippe Thomas dans son Hommage à Philippe Thomas: autoportrait en groupe citant un tableau de Fantin Latour qui affichait déjà un dispositif complexe d'emboîtement des registres. Mais le principe connaît un tour d'écrou supplémentaire chez Thomas où la présence de l'auteur, sous les allures paisibles d'un paysage marin, indique son absence voire, plus exactement, son passage métaleptique dans le champ de l'image. Un même traitement, doublé par un effet de traversée des limites médiatiques, semble à l'œuvre dans les séries de Matthias Wähner (Mann ohne eigenschaften) et Yasumasa Morimura (Self-Portraits through Art History), bien que ces images valent probablement plus par une relative jubilation ludique, que par la convocation des ressources spécifiquement fictionnelles. Mais pour asseoir la pertinence théorique d'une telle déclinaison de la métalepse au domaine de la photographie, il importe de préciser que son fonctionnement réside le plus souvent dans l'identification du geste d'intervention dans la mémoire visuelle, artistique ou historique.



Syntaxe de la photofiction




Joan Fontcuberta, Cercophitecus Icarocornu, série Fauna, 1985.


Par-delà la fidélité ou l'artifice de l'enregistrement, le statut référentiel ou fictionnel de la photographie a étroitement partie liée au texte qui légende, oriente, accompagne, double, intègre généralement l'image et à l'aune duquel il est possible de ratifier la nature du contrat photographique. C'est dès lors à la jonction ou dans les failles entre photo et graphie qu'il revient de rechercher le substrat primaire de la photofiction. Or il appert que la fictionnalité photographique en régime textuel repose sur une altération mineure ou radicale du lien qui unit l'image à sa source documentaire que l'on pourrait désigner par la formule (essentiellement asyntaxique) de désaccord mimétique. Il est donc courant que des biographies fictives (celle de Jusep Torrens Campalans par Max Aub, de Marbot par Hildesheimer, de la photographe Amory Clay par William Boyd, entre autres multiples exemples) ou des fables épistémologiques (la faune extravagante décrite par Joan Fontcuberta et Pere Formiguera) recourent à la photographie comme instrument d'accréditation des entités imaginaires dans un souci d'accumulation d'indices conventionnels de documentarité. Si ce décalque rigoureux des habitus scientifiques semble parfois programmer une méprise sur le statut de l'œuvre, la convocation à contre-sens des formes photographiques utilitaires, aussi frappée d'ambiguïté soit-elle, ne ménage que très rarement une confusion durable. En définitive, le commun dénominateur de toutes ces pratiques fort diversifiées réside notoirement dans un court-circuitage photo graphique, une discordance mimétique habilement instituée par l'écriture qui offre un terrain d'étude fécond pour une théorie de la photofiction.



Norela Feraru, automne 2018


Pages associées: Penser par notions, Photographie, Fiction, Référence, Métalepse




[1] André Gunthert, «Une illusion essentielle. La photographie saisie par la théorie», in: Études photographiques, n°34, printemps 2016, [en ligne] http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3592.

[2] Selon le principe wittgensteinien rappelé par Olivier Caïra, dans Définir la fiction: du roman au jeu d'échecs, Paris, Éditions de l'EHESS, 2011.

[3] Françoise Lavocat, Fait et fiction: pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, p. 419-422.

[4] Clément Chéroux, Vernaculaires: essai d'histoire de la photographie, Paris, Le Point du Jour, 2013, p. 42.

[5] Notamment selon Kendall Walton, Mimesis as make-believe, Cambridge, London, Harvard University Press, 1990.

[6] Bernard Vouilloux, «Le Tableau vivant, entre genre et dispositif, dans Christine Buignet et Arnaud Rykner (dir.), Entre code et corps: tableau vivant et photographie mise en scène, Figures de l'art 22, Revue d'études esthétiques, Pau, Presses Universitaires de Pau et des Pays de l'Adour, octobre 2012, p. 94.



Norela Feraru

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Dernière mise à jour de cette page le 7 Janvier 2019 à 8h09.