Atelier




La matiere de la littérature médiévale

par Géraldine Toniutti

Doctorante à l'Université de Lausanne et à l'Université Paris 3 Sorbonne nouvelle

Soutenue par le Fonds National Suisse pour la recherche scientifique (FNS).


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions






La matiere de la littérature médiévale


L'analyse littéraire trace volontiers une opposition entre forme et fond, ce dernier terme renvoyant au contenu informatif dont traite une œuvre. Ce contenu, cette matière, est révélateur d'un rapport particulier au monde, construit par l'œuvre littéraire. Étudier les contours de ce qui donne thème et substance aux textes littéraires est donc fondamental dans tout abord critique de la littérature. La notion de matière peut être utilisée en ce sens pour désigner le sujet propre à une œuvre —lyrique ou narrative —, formalisé par le récit. Elle renvoie à l'idée d'un contenu, d'une information transmise par le texte à son destinataire. Cette définition minimale gagne à être précisée par un détour vers les études médiévales, le terme «matière» étant au Moyen Âge très répandu dans un usage métapoétique. La caractérisation de ce terme s'appuie encore largement au sein de la critique médiéviste sur un fameux prologue du xiie siècle, celui de la Chanson des Saxons de Jean Bodel. À partir de ce témoignage, la critique a hiérarchisé la production littéraire médiévale en trois matières, dont la distinction avec la notion de genre littéraire est floue encore aujourd'hui. La Chanson des Saxons esquisse effectivement une relation générique pour présenter les trois matières principales:


N'en sont que trois materes a nul homme vivant:

De France et de Bretaigne et de Ronme la grant;

Ne de ces trois materes n'i a nule samblant.

Li conte de Bretaigne si sont vain et plaisant,

Et cil de Ronme sage et de sens aprendant,

Cil de France sont voir chascun jour aparant. (éd. A. Brasseur, 1989, v.6-11)


Chaque matière aurait un effet particulier sur le public (de sens aprendant / plaisant) et un rapport spécifique à la fiction (vain / voir). Un choix de registre se dessine, ce qui explique que chaque matière ait été assimilée à un genre littéraire[1]; dans cet exemple, les matières ne se réduisent pas à un choix de contenu.


Il est tentant de considérer cet extrait comme l'esquisse d'un système générique qui rendrait compte du champ littéraire médiéval, chaque groupe étant désigné comme une matière spécifique. Ce témoignage pose néanmoins plusieurs problèmes de ce point de vue: la production du xiie siècle est loin de se réduire à trois matières qui seraient régies par une origine géographique. Il paraît également compliqué d'assimiler les matières bodéliennes respectivement à la chanson de geste, au roman antique et au roman arthurien, comme la critique médiéviste a pris l'habitude de le faire: cette opposition concerne les formes —roman et chanson de geste—, alors que Jean Bodel n'évoque nullement cette distinction[2].


Ce témoignage est en fait un hapax: le terme «matière» est fréquemment utilisé par les auteurs médiévaux et ne prend jamais le sens qu'il a chez Jean Bodel, et l'expression «matière de Bretagne» n'apparaît nulle part ailleurs. Le terme est employé bien plus fréquemment en conformité avec l'étymologie établie par certains penseurs médiévaux, comme Isidore de Séville et surtout Uguccio de Pise; materia découlerait de mater, la mère, plus précisément de mater rei, «mère des choses». La matière est ce en quoi s'origine toute création[3] et peut alors prendre un sens concret et abstrait[4]. C'est à partir de son sens concret, issu de l'artisanat, «matière» renvoyant au bois par exemple, que l'usage métapoétique s'est construit sur un mode métaphorique. Le traité poétique de Geoffroy de Vinsauf à la fin du xiie siècle présente la matière comme une pâte, ou une cire, qu'un artiste viendrait façonner:

Formula materiae, quasi quaedam formula cerae,

Primitus est tactus duri: si sedula cura

Igniat ingenium, subito mollescit ad ignem

Ingenii sequiturque manum quocumque vocarit,

Ductilis ad quicquid. (Poetria nova, v.213-217)[5]

De cette métaphore artisanale découle la fréquence de la fonction métapoétique qu'endosse la matière et l'idée que celle-ci attend d'être formalisée. Dressons la liste des sens les plus fréquents que le terme prend lorsqu'il est assumé par le narrateur d'une œuvre littéraire:

· Source:

«Issi com la matere conte» (Raoul de Houdenc, La Vengeance Raguidel, v. 12) «Pour coi des or voeil conmencier / A dire le conte tout outre, / Enssi con la matere moustre.» (Girart d'Amiens, Escanor, v.58-60)

· Réservoir où puiser son sujet:

«Et vueult que, en cestui livre que je commencerai a l'onneur de lui, soient contenues toutes les choses qui en mon livre du Bret faillent et es autres livres qui de la matere du Saint Graal furent estraites.» (Guiron le courtois, prologue BnF fr. 338)

· Instance narrative:

«Mais or retorne la matere / A Gaherïet» (Claris et Laris, v. 21504-5)

· Travail littéraire, sujet à traiter:

Messires Helyes, mes compains a empris sa matiere a recorder chi et a translater en conte celle partie pour un poi alegier de ma painne. (Suite du Roman de Merlin, §357)

· Sujet principal:

«Mais n'afiert pas a ma matire» (Première Continuation du Conte du Graal, v. 7542) «Seignor, se j'avant an disoie, Ce seroit oltre la matire, Por ce au definer m'atire.» (Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la charrette, v.7098-7100) «Nous lairons de Melÿador a parler, voires tant c'a or, car la matere le desire.» (Jean Froissart, Melyador, v.18021-18023)

· Récit, thème narratif, sujet:

«Ne ja por vous ne quier laissier Ma matere a encommencier.» (Floriant et Florete v.23-24)

· Entité coercitive:

«Si est la matiere pesant Plus requerant prose que rime.» (Martin le Franc, Champion des dames, v. 21273-21274)

Ces usages montrent bien à quel point il faut se garder de confondre genre et matière: la matière y désigne toujours la transmission d'un contenu informatif, non encore formalisé, un récit en train de s'élaborer, et non un moyen de catégoriser la littérature.


Les exemples que nous donnons esquissent plus précisément deux emplois conceptuels de «matière»: l'un renvoie à l'idée d'un monde narratif qui préexiste au texte et dans lequel l'auteur puise ce que bon lui semble. On peut ainsi souvent lire sous «matière» l'allusion à une source, qui fournit un contenu au nouveau texte. Ce sens se manifeste dans les extraits de La Vengeance Raguidel et d'Escanor. Dans l'exemple de Guiron le courtois, l'expression «matere du Saint Graal» réfère aussi à un thème narratif préexistant, sans pour autant désigner une source physique. Les «livres» qui précèdent l'œuvre en présence sont «estraites» de cette matière, sorte de réservoir virtuel contenant tout ce qui s'est dit sur le Saint Graal. Cet emploi est proche du concept d'univers de fiction, théorisé par Thomas Pavel dans Univers de la fiction (1988), puis réinvesti par les théories de la lecture, notamment par Richard Saint-Gelais, qui le définit comme la «reconstitution que les lecteurs font d'un monde élaboré par une fiction»[6]. On feint ainsi que le monde proposé par chaque fiction existe en dehors du texte qui en donne la description, et que chaque auteur peut le mobiliser et le moduler comme s'il s'agissait d'un univers indépendant du texte qui l'a construit. L'univers de fiction est toujours infiniment plus riche ou «complet» que ce que l'œuvre littéraire laisse percevoir (le lecteur n'apprend jamais si Emma Bovary aime le chocolat). Toutefois, la matière peut être applicable à l'historiographie et à la lyrique, tandis que l'univers de fiction désigne exclusivement, comme son nom l'indique, un monde qui prend appui sur le monde réel mais qui demeure fictionnel. Dès lors, peu importe que la matière du Saint Graal soit réelle ou fictive: l'auteur de Guiron le courtois la nomme pour accentuer le partage d'un même monde de références entre son œuvre et celles qui lui préexistent. La matière, c'est donc un réservoir d'histoires prêtes à être actualisées, sur le mode de la transfictionalité[7] pour les romans du Graal, ou par la réécriture: Racine travaille une matière antique, la même qu'Euripide dans son Hippolyte, lorsqu'il écrit Phèdre.


Les emplois que l'on peut dégager du reste de nos exemples désignent l'œuvre en cours d'élaboration, le cadre strict du narré, indépendant de toute source qui lui préexisterait. La matière est circonscrite par l'auteur avant voire pendant l'écriture. Dans cet usage, elle se révèle proche de la notion de diégèse, au sens étymologique du terme, diegesis, chez Aristote; l'histoire racontée par le récit, les données sélectionnées par ce récit[8]. Alors que l'univers de fiction est autonome, la diégèse est engendrée par un auteur et ne peut être détachée du texte qui la transmet —qu'il s'agisse d'un récit oral ou d'un œuvre physique. Dans l'exemple suivant, tiré d'Escanor, le terme «matière» peut en effet être compris comme synonyme de diégèse ou d'histoire:


Mais de tel chose ne covient

En ma matere pluz parler,

Car d'aillors m'ai mout a meller

D'autres choses que je dirai

Car du tournoi vous conterai. (v.4892-4896)


Cet usage peut bien s'interpréter dans le sens de «trame narrative», et matière désigne alors le récit compris entre les bornes du texte, sans aucune allusion à une entité externe.


Dès lors, «matière» est lié à l'affirmation d'un acte créateur de la part de l'auteur, dont le statut s'affermit petit à petit au Moyen Âge[9]. Elle traduit l'appropriation par l'écrivain d'un contenu narratif qu'il transpose en texte littéraire. Comme l'ont souligné Christine Ferlampin-Acher et Catalina Girbea, le concept ne renvoie pas «à une poétique générale, à une poétique de genre ou de corpus, mais à la poétique d'un auteur, voire d'une œuvre, plus centrée sur la production que sur la reconnaissance d'une catégorie»[10]. Cela se manifeste par l'utilisation fréquente du possessif, «ma matere», dans les exemples d'Escanor, de la Première Continuation, de Floriant et Florete et de la Suite du Roman de Merlin cités plus haut. Avec le terme «matière», l'auteur présente son travail comme un processus et en exhibe les jalons: la matière va et vient d'un personnage à l'autre (Claris et Laris), elle force à suivre une ligne directice (Première Continuation, Chevalier de la charrette, Melyador), impose une forme particulière (Martin le Franc). La matière désigne l'œuvre en cours d'élaboration, dans son unicité et sa spécificité et suggère «la création poétique dans ce qu'elle a d'ineffable et d'original»[11]; un statut intermédiaire entre la source et le produit fini.


La matière ne sert donc pas à exposer des relations textuelles ni à catégoriser la littérature: au contraire, elle fournit un sujet, un contenu narratif, un thème à l'écrivain et exprime cette appropriation, le travail poétique qui permet la transition d'un contenu vers une œuvre proprement littéraire. Telle que nous la comprenons, la matière s'applique à tout texte littéraire, quel que soit son genre et quelle que soit son époque de composition.



Géraldine Toniutti, automne 2018.



Bibliographie:


Christine Ferlampin-Acher et Catalina Girbea (dir.), Matières à débat. La notion de matiere littéraire dans la littérature médiévale, Rennes, PUR («Interférences»), 2017.


Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil («Poétique»), 1988.


Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011.


Richard Trachsler, «Genres und matières. Überlegungen zum Erbe Jean Bodels », in Gattungen mittelalterlicher Schriftlichkeit, dir. Barbara Frank, Thomas Haye et Doris Tophinke, Tübingen, Narr, 1997, p.201-219.




[1] Nous définissons le genre littéraire comme un concept théorique et abstrait, qui rendrait compte de relations textuelles fondées sur des analogies perçues parfois intuitivement par une communauté de lecteurs et réactivées par des auteurs-lecteurs. Voir la notice «Genres et registres» par Marielle Macé, http://www.fabula.org/atelier.php?Genres .

[2] Voir Richard Trachsler, «Genres und matières. Überlegungen zum Erbe Jean Bodels », in Gattungen mittelalterlicher Schriftlichkeit, dir. Barbara Frank, Thomas Haye et Doris Tophinke, Tübingen, Narr, 1997, p.201-219.

[3] Jean-Marie Fritz, «La matiere biblique selon Evrat», in Matières à débat. La notion de matiere littéraire dans la littérature médiévale, dir. Christine Ferlampin-Acher et Catalina Girbea, Rennes, PUR («Interférences»), 2017, p.515-529. C'est à Uguccio de Pise que l'on doit cette interprétation étymologique, dans son Derivationes, somme étymologique des environs de 1200.

[4] Voir Christine Ferlampin-Acher et Catalina Girbea (dir.), Matières à débat. La notion de matiere littéraire dans la littérature médiévale, Rennes, PUR («Interférences»), 2017.

[5] «Un petit fragment de materia est comparable à un morceau de cire: d'abord, il est dur au toucher; mais si le zèle du génie le fait cuire à son feu, il mollit aussitôt à ce feu et prend la forme, quelle qu'elle soit, à laquelle le voue la main.» (trad. Jean-Yves Tilliette) Voir Danièle James-Raoul, «La materia en question dans les arts poétiques médio-latins des xiie et xiiie siècles», in Matières à débat, op. cit., p.39-49.

[6] Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, p. 70.

[7] Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges, op. cit.

[8] Ce n'est dès lors pas le sens qu'Étienne Souriau donne au mot «diégèse» («La structure de l'univers filmique et le vocabulaire de la filmologie», Revue internationale de filmologie, 7-8, 1951, p.231-240) que nous entendons convoquer, ni celui que Gérard Genette précisera dans Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983: les deux critiques définissent la diégèse comme un concept proche, si ce n'est équivalent, à celui d'univers de fiction. Dans Figures III, le terme «diégèse» et surtout son adjectif «diégétique» peuvent être compris comme l'équivalent d'«histoire», c'est le sens que nous retenons pour notre confrontation à la matière.

[9] Delphine Burghgraeve, Jérôme Meizoz, Jean-Claude Mühlethaler, Postures d'auteurs: du Moyen Âge à la modernité, Fabula / Les colloques, 2014, http://www.fabula.org/colloques/sommaire2341.php

[10] Christine Ferlampin-Acher et Catalina Girbea, «Conclusions», in Matières à débat, op. cit., p.671.

[11]Ibidem, p.671-672.





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Dernière mise à jour de cette page le 31 Décembre 2018 à 9h37.