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Introduction à la logique des discours

Entretien avec Guillaume Artous-Bouvet à propos de son livre L'Exception littéraire, réalisé par Edgar Henssien et Pierre-Victor Haurens.

Lire également le compte rendu de ce livre dans Acta Fabula: L'archive de l'exception littéraire: une logique de la littérature dans le discours philosophique français après 1950.




Introduction à la logique des discours


   La parution, en juin 2012, du livre de Guillaume Artous-Bouvet L'Exception littéraire vient relancer la réflexion sur le statut de la littérature. Ce statut, que certaines recherches récentes (comme celles de Philippe Daros, dans le sillage de Jean Bessière) tentent de dépasser dans la perspective d'une anthropologie textuelle, y fait l'objet d'interrogations renouvelées, fondées sur une approche des corpus qui s'énonce en termes de logique des discours. Une telle logique, qui doit autant aux avancées de la déconstruction qu'à la fréquentation de la philosophie foucaldienne, met à jour l'impensé de relations agonales entre différents types de textes, autour desquels s'affrontent littérature et philosophie, dans le double mouvement du sacre et de l'hybridation générique ou disciplinaire. Cet entretien est l'occasion de revenir sur la lecture singulière et difficile que propose Guillaume Artous-Bouvet du statut d'exception de la littérature, pour en dégager les enjeux critiques, et en évoquer les possibles prolongements.


I. La crise de la littérature et la thèse de l'exception littéraire


1- Le livre que vous publiez, dans sa version finale, diffère sensiblement de votre thèse de doctorat. Quels changements importants avez-vous effectués pour donner à votre ouvrage sa forme actuelle?

Ce livre, évidemment, n'est plus une thèse, mais il en reçoit sa forme, tout à la fois en termes de structure et de rhétorique. Il s'agissait, ici comme là, de produire un discours de savoir, qui assume pleinement les règles du genre universitaire. Il n'y a donc pas eu de changement dans la construction d'ensemble, ni dans la formalité du discours, qui demeure un discours savant – sinon quelques sacrifices, des ajouts, et la récriture plus ou moins profonde de certaines parties. Le changement majeur tient au recul permis par une phase (assez longue, puisque j'ai soutenu en décembre 2007) de remaniement: il s'exprime dans le titre – «L'Exception littéraire» – qui signale une thèse (au sens cette fois de prise de position) d'ordre «historique» concernant la période récente de notre histoire littéraire et intellectuelle.


2- En publiant cet ouvrage, quel était votre projet?

Je vais déplacer légèrement votre question, et essayer d'indiquer, davantage que mes intentions à proprement parler, les opérations menées par ce livre:   

1/ Il dessine une configuration théorique caractéristique d'un moment de l'histoire de la philosophie (essentiellement française), en déployant le sens singulier de l'usage philosophique de la littérature dans la seconde moitié du vingtième siècle.

2/ Il cherche à donner à lire, notamment aux «littéraires», des philosophes réputés difficiles, et à montrer la cohérence de leur recours à la littérature. Il explicite donc certains concepts, et s'emploie, dans le même mouvement, à articuler logiquement des positions philosophiques qu'on convoque d'ordinaire séparément.

3/ Il tente de soulever la question de l'héritage théorique de ces philosophies dans le champ des études littéraires. Il pose donc celle de leur usage dans ce champ.

4/ Il propose des exemples – qui sont d'ailleurs plutôt des «expériences» que de strictes applications – d'un tel usage, en essayant de faire travailler par des lectures localisées, lesdites philosophies. Il suggère donc également des perspectives herméneutiques nouvelles concernant certains écrivains: Artaud, Céline, Proust, entre autres.


3- Vous faites référence, dans votre introduction, aux théories contemporaines de la «crise de la littérature», telles qu'elles se présentent, sous des formes très différentes, dans certains livres de Tzvetan Todorov, William Marx ou Antoine Compagnon. Face à ces théories, et dans le contexte actuel qui est celui de la recherche littéraire, quelle est la nouveauté et l'originalité du concept d'«exception» tel que vous le définissez?

Même si elles se présentent, comme vous avez raison de le rappeler, «sous des formes très différentes», il m'a semblé que les positions d'A. Compagnon, T. Todorov et W. Marx pouvaient, en dernière instance, être rapportées à une intuition commune (qui n'est pas tout à fait une thèse): la littérature serait à l'agonie, depuis la seconde moitié du vingtième siècle parce qu'elle s'est «autonomisée» (W. Marx), coupée «du monde dans lequel on vit» (T. Todorov), et qu'elle a choisi la «neutralité absolue» de l'indifférence au réel (A. Compagnon). Ils rendent d'ailleurs, pour partie, la critique littéraire et la philosophie récentes responsables de ce mouvement mortifère (c'est bien ce que signale l'expression de «démon de la théorie», qui donne son titre à un important livre d'Antoine Compagnon, paru en 1998). Il s'agirait dès lors, pour sauver la littérature d'elle-même (et de certains de ses métadiscours), de la reconduire vers le «monde», en lui rendant sa translucidité et en réactivant son pouvoir de représentation du réel.

Or je crois qu'il y a là un malentendu, concernant la position même de ces philosophies de l'«exception littéraire», qui ne doivent pas être réduites à une idéologie romantique tendant à séparer la littérature du réel. La question de la mimèsis doit être ici reprise dans sa radicalité, à partir, précisément, de cet héritage philosophique. On saisirait alors qu'il n'y a pas à déplorer la perte de «représentativité» ou de «référentialité» du littéraire, à condition du moins de considérer que la fonction de la littérature est de produire des discours résistants – résistants à l'époque, à la société, et à l'évidence de ce qu'on appelle le «monde». Je vais essayer, si vous le permettez, de préciser quelque peu ma position.

Je commencerais par convoquer les Chants populaires (Flammarion, 2007) de Philippe Beck, qui constituent la récriture poétique d'un certain nombre de contes des frères Grimm: les Chants populaires, dit ainsi Ph. Beck, «rédifient» des contes. Ils en reprennent la substance «populaire» pour la reconstruire dans un discours qui, par une sécheresse neuve, résiste à l'évidence première de la popularité, c'est-à-dire du connu. Dès lors, c'est précisément la rédification du connu qui le re-donne à connaître, c'est-à-dire à penser: les chants populaires ne se contentent donc pas de répéter le sens commun, mais réactivent la force commune (i.e. «populaire») du sens. C'est ainsi par la résistance du discours que le sens (re)fait sens, et non par son évidence. Ces chants sont pourtant éminemment partageables, puisque, par exemple, tout le monde (même un collégien) «reconnaîtra» le Petit Chaperon Rouge dans la «Fillette rouge […] aimée des gens / qui la voient» et qui porte un «Velours de feu» qui «est un cadeau / familial» (poème 10, «Forêt»). Mais cette reconnaissance est avant tout rappel de l'essentiel: à savoir le partage indistinct entre l'amour familial, ou filial (qui offre le chaperon rouge), et le désir «ouvert» à la vision des «gens» (puisque le chaperon rouge, «cadeau familial», signale et redouble la désirabilité générale de la fillette), partage qui fait le sens moral du conte. La reprise «difficile» (au sens de la lectio difficilior) du connu construit donc de l'interprétable.

Il ne faut donc surtout pas opposer la mimèsis, ouvrant la possibilité d'une herméneutique, à l'hermétisme apparent de certains textes, parfois redoublé par la complexité («démonique») des lectures philosophiques qui les prennent pour objets. L'enjeu est bien plutôt de considérer l'hermétique (relative) comme condition de l'herméneutique au sens fort.

Quant à la question de la capacité «représentative», ou «mimétique», du langage, je ferais volontiers mienne cette phrase de Michel Deguy: «Ce qui a lieu d'être ne va pas sans dire». Elle signifie, dans son sens radical, qu'aucun «monde» n'a lieu indépendamment du langage qui le porte: cela marque que nous devons choisir notre langage, pour fonder un monde habitable, et non pas faire l'inverse, à savoir adapter notre langage au monde tel qu'il est, c'est-à-dire peuplé de fausses transparences, de fausses évidences «communicationnelles».

Toutefois, si le dire «fonde» l'être en quelque manière, j'ajouterais pour ma part qu'il n'y a pas de continuité obvie entre le dire et l'être. Et d'abord peut-être parce que l'être n'est pas lui-même continu, mais transi par la différence, de sorte que la stratification de l'être requiert la sophistication du dire – une sophistication qui fasse paraître non seulement la discontinuité du «lieu d'être», mais aussi, plus fondamentalement peut-être, la discontinuité du dire à l'être lui-même. En ce sens, l'être ne s'avère que localement dans le dire, comme l'événement d'un lieu provisoire et séparé.  

Considérations qui nous reconduisent à mon titre: si le dire doit assumer son incapacité à «inclure» l'être, c'est parce que l'être est, au fond, en exception sur le dire. L'exception ne nomme donc pas seulement le rapport d'extériorité entre la philosophie et la littérature, mais aussi le rapport entre la littérature et l'être: la littérature n'est pas en «exception» parce qu'elle dirait «mieux» l'être que la philosophie, mais parce qu'elle assume, pour son compte, que l'être est en exception sur son propre discours (parce que la littérature, donc, renonce à certains égards au projet même de dire l'être).

L'horizon de ma réflexion sur l'exception consisterait donc à découvrir un autre rapport entre le dire et l'être que le rapport «mimétique», ou plus largement, herméneutique. Il s'agit alors, comme je viens de l'indiquer, de penser l'être comme «lieu d'être», lié à l'événement singulier d'un fragment de discours. Je renvoie sur ce point aux propositions formulées par Giorgio Agamben dans Le Langage et la mort (Christian Bourgois, 1997) quant au «lieu» du langage.


II. Pour une logique des discours


4- Vous analysez au fil de cinq «philosophèmes» le rapport de certains philosophes contemporains à la littérature. Sous bien des aspects, ce rapport pose la question de la forme même de l'écriture philosophique, mise à l'épreuve de la différence littéraire. Avez-vous vous-même cherché à inscrire votre écriture dans ce rapport de greffe, de différence, d'exception, généré par la confrontation entre philosophie et littérature?

Spontanément et en première analyse, je dirais que non. Comme je l'ai indiqué plus haut, j'ai voulu produire un discours de savoir, conforme aux règles du genre, et qui fonctionne et se reconnaisse intégralement comme tel. Mon écriture est donc universitaire, c'est-à-dire «philosophique», au sens large, puisque il m'a paru que c'est la philosophie qui confère leur rhétorique (ressources lexicales, syntaxiques, métaphoriques, lois des enchaînements discursifs, effets de preuve et de véridiction, etc.) à l'ensemble des discours savants des «sciences humaines», dont celui de la critique littéraire.

Mais à la réflexion, et puisque vous me posez la question, je vais apporter deux objections rapides à cette réponse négative: premièrement, je crois que mon «écriture» (je reprends votre terme) fait un usage quelque peu maximaliste de la citation, de sorte à se produire davantage, à certains moments, comme un commentaire, que comme un discours «savant». Ce caractère éminemment citationnel fait travailler, je crois, l'unité de mon propre discours, et tend peut-être parfois à dissimuler – ou à disséminer – l'individualité de la voix auctoriale.

Deuxièmement, je dois sans doute également confesser un mimétisme insu, qui se joue à la fois dans le rapport à l'écriture des philosophes que j'ai abordés, et à la littérature elle-même (ce qui est compréhensible, puisque ce mimétisme est déjà à l'œuvre entre lesdits philosophes et les écrivains qu'ils commentent). J'ai donc parfois cherché à faire paraître, à l'intérieur de ce discours savant, une certaine forme de figuralité (au sens de Laurent Jenny), de telle manière que certains énoncés «philosophiques» se trouvent convertis, déformés, réformés, par une force de vérité «littéraire».


5- Nous souhaiterions revenir, plus en détail, sur l'appareil conceptuel (la «boîte à outils») que vous déployez pour mener à bien votre analyse. Au sein de cet appareil, quelle est la fonction de la «diagnose» et du «philosophème», comme jalons ou opérateurs de votre réflexion théorique?

Vous avez tout à fait raison de dire que ces concepts sont des «jalons» et des «opérateurs» (et vous faites bien de les rapprocher par votre question, comme je vais essayer de l'expliquer): des opérateurs, parce qu'ils m'ont permis de faire progresser ma réflexion, notamment au début de mon travail, et dans sa phase de construction; des jalons, parce qu'ils n'ont pas d'autre valeur que de servir de repères dans un parcours plus vaste, dans lequel il n'est pas impossible que leur productivité se soit épuisée.

Mais en supposant que ces deux outils n'aient pas été tout à fait consommés, ni usés, par le reste de mon travail, je vais essayer d'en reconstituer brièvement la vertu. Je les renverrais pour cela, l'un et l'autre et respectivement, à un philosophe: j'ai en effet emprunté la «diagnose» au concept foucaldien de diagnostic, et le «philosophème» renvoie, pour sa part, à la déconstruction derridienne, qui oppose la stabilité «logique» (au sens de logos) du concept à la dynamique textuelle de l'écriture.

Le terme de diagnostic appartient au lexique méthodologique de Michel Foucault. Il désigne par ce mot, dans L'Archéologie du savoir (Gallimard, 1969), l'opération qui vise à reconstituer la cohérence d'une archive – ce qui était précisément mon ambition dans L'Exception littéraire, quant à la philosophie française d'après les années 1950. Or l'archive, chez Foucault, reçoit une double détermination contradictoire: elle ressortit d'une part à la cohérence «légale» d'un logos («l'archive, c'est […] la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l'apparition des énoncés», AS, p.170), et corrélativement, à l'efficience d'un système (au «système général de la formation et de la transformation des énoncés», dit Foucault, ibidem, p.171), mais elle ressortit aussi, d'autre part, à la puissance de la différence: elle est essentiellement stratifiée, articulée, et non-finie («nous sommes différence, […] notre raison c'est la différence des discours, notre histoire la différence des temps, notre moi la différence des masques», ibid., p.172). Le savoir produit par le diagnostic est donc habité par une contradiction active: il est à la fois systématique et différentiel. D'où ce nom de dia-gnose, marquant précisément la division (ou différentialité) d'un savoir.

Le philosophème, quant à lui, fait signe vers la même problématique: celle du partage entre la règle du logos et l'effet de la différence. Le philosophème, c'est (ou ça devrait être) une unité «logique», un concept, si l'on veut, renvoyant à la cohérence organique d'un système: il correspond donc à un effet de gnose, de savoir, de connaissance, qui permet de stabiliser un certain nombre d'énoncés et de les enchaîner dans un discours réputé savant. Toutefois, un philosophème est, du point de vue de la déconstruction, un pur artefact, une «fiction» théorique et heuristique. Ces philosophèmes m'ont donc permis d'organiser un discours sous la règle de la philosophie, mais je les ai également convoqués (ou plus exactement: construits) dans le but de pouvoir les dé-lier, les déconstruire et les faire travailler dans leur cohérence même. C'est pourquoi les cinq philosophèmes qui donnent leur nom aux parties de mon livre (qui sont d'ailleurs d'un classicisme philosophique absolu) se trouvent, à chaque fois, traversés par un principe de contradiction, ou du moins par une tension, qui met en péril leur unité.


6- Vous en venez, au fil de votre analyse, à distinguer cinq «régimes de commentaires» différents, selon les auteurs étudiés. Qu'est-ce qu'un «régime de commentaire», et quel  rapport ces différents régimes peuvent-ils entretenir les uns avec les autres?

Par «régime de commentaire», j'entends une pratique de lecture spécifique, indexée sur une position philosophique qui lui confère ses règles et ses enjeux. À chaque régime correspond une forme de relation particulière entre le discours (littéraire) et le métadiscours (philosophique). Ainsi, dans une philosophie qui pense la littérature à partir du concept de monde, comme celle de Paul Ricœur, le régime de commentaire est herméneutique. Le commentaire, sous ce régime, cherche à faire apparaître ce que le texte littéraire «dit» d'un «monde habitable», et il se conçoit comme appartenant au même élément discursif que le texte qu'il commente (littérature et philosophie sont alors, toutes deux, pensées comme des discours, au sens de logos).

En évoquant ces régimes, j'ai donc cherché, en quelque sorte, à déduire de chaque position philosophique dessinée tout au long de mon parcours un ensemble de règles définissant une pratique singulière de lecture. D'où cinq «régimes de commentaires». Il n'en reste pas moins qu'aucun commentaire réel n'exemplifie strictement l'un de ces régimes: tout commentaire articule, à des degrés divers, l'ensemble des différents régimes – qui, je dois l'admettre, et selon le versant systématique de mon projet, sont supposés toutefois totaliser (idéalement) l'ensemble des postures potentielles du commentaire. Les «régimes de commentaire» devraient donc constituer l'inventaire de nos manières de parler de littérature, manières qui se croisent dans tout commentaire «réel».


III. L'exception en dialogue


 7- Vous explorez, dans votre conclusion, les applications concrètes que peut avoir le concept d'exception dans le champ des études littéraires, notamment en reprenant la théorie bakhtinienne du roman pour la distinguer de votre propre thèse, et en discutant l'ontologie du discours de l'exception. L'exception littéraire, dès lors, échappe-t-elle complètement au paradigme générique?

Je crois que l'exception littéraire n'est pas forcément supposée «échapper au paradigme générique», et précisément parce qu'il ne peut y avoir d'exception qu'à l'intérieur de règles (du genre). Elle devrait plutôt faire apparaître la limite du genre, c'est-à-dire à la fois la clôture de sa règle, et l'ouverture qui peut le conduire vers d'autres genres, vers d'autres types d'énoncés et d'autres types d'énonciations (c'est pourquoi l'exception peut également produire des «effets génériques» localisés). S'il y a une «règle du genre», pour l'exception, c'est une règle d'extériorité: l'exception marque, pour un genre donné, ce qui échappe au genre. Ou pour le dire autrement: l'exception supporte, en discours, ce qui excède le discours. Mais c'est avec les moyens du discours (ou du genre) qu'elle doit le supporter.

Vous posez, à juste titre, la question du roman comme «genre» de l'exception. Je répondrais, de manière peut-être un peu indirecte, en indiquant simplement que le roman, dans les définitions qu'on en donne généralement depuis Bakhtine, apparaît comme un «genre sans genre», et plus exactement comme le genre en quoi peuvent s'articuler les autres genres (de discours). Ce qui m'a paru correspondre à la règle d'extériorité que je viens d'évoquer: un discours qui ne se «fonde» pas lui-même comme discours afin de dire l'être (ce qui correspondrait à l'ontologie romantique), mais ne cesse de se rapporter à d'autres discours – voire de se prendre lui-même comme objet, en se redoublant au travers d'un métadiscours «interne» (comme on le voit par exemple dans la Recherche proustienne).


8- La question du genre de l'exception n'est pas la seule piste de recherche que vous proposez à la fin de votre ouvrage: vous confrontez votre concept d'exception à la notion d'absolu littéraire telle qu'elle est pensée par Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe dans L'Absolu littéraire (Seuil, 1978), ou encore à l'idée de l'«exception humaine» problématisée par Jean-Marie Schaeffer dans son livre La Fin de l'exception humaine (Gallimard, 2007): quel est le chantier en cours autour de la notion d'exception, et quelles recherches comptez-vous engager qui prolongent votre livre?

Si j'ai convoqué de manière conjointe L'Absolu littéraire et La Fin de l'exception humaine, c'était pour suggérer un rapprochement (1), et pour éviter un malentendu (2) quant à mon propre travail.

1/ Un rapprochement, car ce que J.-M. Schaeffer désigne comme « exception humaine» apparaît comme un héritage de l'«absolu» romantique: la thèse de l'exception humaine postule que l'homme fait exception parmi l'ensemble des étants parce qu'il est capable de pensée et de discours – pensée et discours par quoi, réversiblement, il s'évertue à fonder sa propre humanité.

2/ Un malentendu, lié à l'homonymie sur le terme exception: l'exception que j'évoque n'est pas, en effet, un synonyme d'absolu. L'exception marque, de mon point de vue, une extériorité; ce qui signifie, sur le plan anthropologique, que l'homme est d'une certaine façon en exception sur lui-même en tant qu'homme; ou, pour le dire autrement, qu'il n'existe pas de définition stable et définitive de l'humanité de l'homme (thèse qui n'a évidemment rien d'original en soi, et qu'on trouve – par exemple – très explicitement chez Sartre).

Cela ne signifie pas, cependant, qu'il n'y ait pas à questionner, c'est-à-dire à penser, l'humanité de l'homme, par un usage spécifique (et lui-même exceptif) du discours, de telle sorte que l'humanité de l'homme «ait lieu», comme un événement ou comme un «effet» de certains discours et de certaines pratiques (discours et pratiques dont l'articulation constitue précisément une éthique, c'est-à-dire une habitation).


9- Enfin, à quel niveau pensez-vous que votre travail puisse servir d'outillage pour la critique littéraire, et dans quelle «boîte à outils» souhaiteriez-vous le voir figurer?

Je ne suis pas sûr qu'il m'appartienne de répondre à cette question. Mais puisque vous me la posez je vais m'y risquer, de manière très limitée. J'aimerais que ce travail permette à ces lecteurs professionnels que sont les critiques littéraires de rapporter leur pratique (fût-elle parfaitement méthodique et consciente d'elle-même) à son propre impensé, c'est-à-dire à la conception profonde de la littérature qui la sous-tend, mais ne s'avoue que fort rarement. Conception inséparable d'une «philosophie», sans doute, mais aussi d'une évaluation (d'un choix quant à la valeur), c'est-à-dire d'une éthique. De sorte que toute lecture sache qu'elle répond, qu'elle le veuille ou non, à la question de savoir non pas seulement ce qu'est la littérature, mais bien ce qu'elle doit être.



Entretien avec Guillaume Artous-Bouvet
réalisé par Edgar Henssien et Pierre-Victor Haurens.


Pages de l'Atelier associées: Philosophie de la littérature, Théorie de la théorie, Commentaire, Genres, Roman.



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Dernière mise à jour de cette page le 9 Septembre 2013 à 16h19.