Atelier



Détourner l'actualisation, par Yves Citton.

Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes" (2011-2012).
Séance 6 (9 mars 2012): Actualiser?

Lire également l'introduction de la séance: "Actualiser ou inactualiser? La méthode d'Yves Citton et l'histoire littéraire", par Arnaud Welfringer.




En 2007, Yves Citton avait promu, dans Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires?, une lecture actualisante des textes du passé, qui les applique aux situations présentes en un anachronisme assumé (lire l'introduction de l'ouvrage dans l'Atelier: Lire interpréter actualiser).




Détourner l'actualisation


I. Historicisation du discours sur l'actualisation:


Merci pour cette invitation à parler d'actualisation à l'ENS: mon livre de 2007, Lire, interpréter, actualiser, n'avait obtenu aucun compte-rendu dans la presse de l'époque (il en a reçu un, qui m'a beaucoup touché, plus tard, dans Critique, grâce à Michel Jeanneret). Ce sont la force et le rayonnement du soutien des gens de Fabula qui lui ont permis d'obtenir une certaine visibilité, grâce à de riches discussions critiques. Je profite de cette occasion pour les remercier de la générosité de leur travail.

Il s'agissait avec le livre de prendre le contrepied d'un déséquilibre de l'enseignement universitaire français très porté sur l'historicisme, afin de rééquilibrer les choses en y injectant une plus forte dose d'actualisation (sans bien entendu prétendre «remplacer» l'un par l'autre).

L'expression de lecture actualisante apparaissait dans Jean-Louis Dufays, Stéréotypie et lecture (1994): « lectures génératives», qui s'attachent à «expliquer le texte en termes causalistes en inscrivant ses signes dans une Histoire»; «lectures actualisantes» qui ne visent pas à «respecter l'historicité du texte», mais à «actualiser ses virtualités».


II. Une proposition de définition:


«Une interprétation littéraire d'un texte ancien est actualisante dès lors que a) elle s'attache à exploiter les virtualités connotatives des signes de ce texte, b) afin d'en tirer une modélisation capable de reconfigurer un problème propre à la situation historique de l'interprète, c) sans viser à correspondre à la réalité historique de l'auteur, mais d) en exploitant, lorsque cela est possible, la différence entre les deux époques (leur langue, leur outillage mental, leurs situations socio-politiques) pour apporter un éclairage dépaysant sur le présent.» (chapitre 13 de Lire, interpréter, actualiser).

Ce qui a pu paraître choquant était le point c ("sans viser à correspondre à la réalité historique de l'auteur"); ce qui est intéressant est le point d ("en exploitant [...] la différence entre les deux époques"). Or il y a une tension, sinon une contradiction apparente/pratique entre c et d.


III. Une contradiction pratique: faire ou ne pas faire de l'histoire littéraire!


La réponse est bien sûr qu'il faut en faire (reste à savoir comment: le modèle m'en semble être le livre dirigé par Denis Hollier, A New History of French Literature, 1989 (trad fr. De la littérature, Bordas, 1992).

La curiosité pour le caractère historique du roman peut servir de sensibilisation à la distance, à la différence. Il ne s'agit pas tant d'une hygiène de la vérité que d'une hygiène de la distance prise envers notre propre monde: lire des textes littéraires du passé en tant que textes du passé n'a pas pour objet de (re)trouver leur vérité originelle, mais de nous dé-payser, de nous faire voyager. En ce sens, c'est strictement parallèle au fait de lire des romans venant d'autres cultures (géographiques). Il s'agit de cultiver une résistance au direct, et au court-circuit qui lui fait répéter les mêmes clichés.

La littérature est un opérateur de détour: par la fiction, par la versification, par les genres, par la subjectivité/l'idiolecte d'autrui, par l'immersion dans un point de vue étranger (voisin ou lointain) ET par le temps historique.

La littérature cultive une intel-ligence du détour: une inter-lecture qui permet de ne pas regarder directement la réalité, mais de la regarder à travers les pages d'un livre.


IV. Deleuze et le danger politique et intellectuel de l'expressivisme


Une citation de Deleuze m'aide à justifier l'importance d'un tel détour pour éviter le court-circuit du direct qui tend à reproduire les mêmes clichés aliénants:

«On dit aux gens: "Parlez! Parlez! Allez-y parlez! Exprimez-vous!" Et voyez... C'est terrible le direct. "Allez, exprimez-vous directement!" Mais ce qu'ils ont à dire, – ça je le dis d'autant plus que je le vis, sauf cas exceptionnel, sauf quand j'ai bien préparé – qu'est-ce que vous ou moi, on a à dire? Quoi, sinon précisément les clichés dont on se plaint qu'on nous les impose quand nous ne parlons pas. Et qu'est-ce que nous entendons à la radio, à la télévision? Qu'est-ce que nous voyons de jour en jour? Et plus c'est direct, plus c'est pathétique. On voit des gens, quand on les convie à parler, dire exactement les clichés contre lesquels ils protestaient quand ils disaient "On m'empêche de parler". (…) Je vais dire exactement ce qui me faisait marrer quand c'est l'autre qui le disait et je me disais "Oh quel con!". Je vais dire la même chose parce qu'il n'y a pas deux choses à dire. Passez à la radio, passez à la télé, vous vous retrouverez crétin. Pourquoi? Mais pour quelque chose qui nous dépasse. Il est évident que, direct ou pas direct, vous ne pourrez dire que ce que vous abominez quand vous l'entendez, et avec effroi vous vous direz: "Mais c'est moi qui vient de dire ça!" Si bien que la vraie tâche aujourd'hui, c'est précisément arriver à des vacuoles de silence. Arriver à vraiment rompre avec cette espèce de pression sociale, mais à tous les niveaux, qui nous force à parler, qui nous force à donner notre avis.»
«Parler, ça peut vouloir dire que chacun s'exprime. C'est le contraire de la philosophie. (…) La philosophie, qu'est-ce que c'est? La philosophie, c'est quelque chose qui vous dit d'abord: Tu ne t'exprimeras pas! L'année dernière, je parlais de ces appels qui étaient le seul vilain coté de 1968: Exprime toi, exprime toi, prends la parole! Alors qu'on ne se rend pas compte, encore une fois, que les forces les plus démoniaques, les forces sociales les plus diaboliques sont les forces qui nous sollicitent de nous exprimer. C'est ça, les forces dangereuses. Considérez la télé, elle ne nous dit pas: Tais-toi! Elle nous dit tout le temps: Quel est ton avis? quel est votre avis? quel est votre avis là-dessus, quel est votre avis sur l'immortalité de l'âme? sur le génie de Pivot, sur la popularité de Maurois, etc.? Et puis il faut vous exprimer. On va aménager votre quartier, il va y avoir un cahier des charges, il y a tout ça. Je dis que c'est un danger, un danger immense. Il faut arriver à résister à ces forces qui nous forcent à parler quand on n'a rien à dire.»
Gilles Deleuze, Cours sur le cinéma, 4 mai 1982 et 2 novembre 1982 (http://www.univ-paris8.fr/deleuze)


V. L'interprétation littéraire comme effort pour déjouer les pièges du direct


Le véritable danger potentiel des lectures actualisantes serait de se contenter de suivre son intuition première face au texte: on risque alors de tomber dans l'expressivisme dénoncé ci-dessus par Deleuze. L'interaction littéraire s'aplatirait alors sur le mode abrutissant du micro trottoir. Tout le travail propre aux études littéraires vise à se détourner de cela pour arriver à dire quelque chose de pertinent sur le présent – donc à répondre à la demande du micro trottoir – mais en apportant une plus-value propre au détour par une réflexion sur la forme.

L'interaction littéraire exige donc une vacuole où le lecteur doit commencer par faire silence pour mieux s'imprégner/s'imprimer de l'œuvre. La finalité des cours de littérature est d'ouvrir dans la semaine de chaque participant une vacuole où s'isoler du direct, de la TV du moment, pour se plonger dans le monde (en retard, en écart) de la littérature lointaine, passée.


VI. Trois citations de théorie littéraire pour recadrer notre conception de l'actualisation:


Je conclus en proposant trois citations qui me semblent problématiser de façon intéressante différents aspects du besoin de détourner les lectures actualisantes par un détour propre à la rencontre de l'œuvre littéraire:


IV.1 Pierre Bayard, Comment parler des livres qu'on n'a pas lus, Paris, Minuit, 2007
NB: le Pierre-Bayard-de-Comment-Parler n'est pas M. Pierre Bayard

«Devenir soi-même créateur, c'est bien à ce projet que conduit l'ensemble des constatations faites ici à partir de cette série d'exemples, un projet accessible à ceux dont le cheminement intérieur les a libérés de tout sentiment de faute. […] Mais ce devenir créateur ne concerne pas seulement le discours sur les livres non lus. À un degré supérieur, c'est la création elle-même, quel qu'en soit l'objet, qui implique un certain détachement des livres. Car, comme le montre bien Wilde, il existe une forme d'antinomie entre lecture et création, tout lecteur courant le risque, perdu dans le livre d'un autre, de s'éloigner de son univers personnel. Et si le commentaire sur les livres non lus est une forme de création, la création, à l'inverse, implique de ne pas trop s'attarder sur les livres.
Devenir soi-même le créateur d'œuvres personnelles constitue donc le prolongement logique et souhaitable de l'apprentissage du discours sur les livres non-lus. Cette création marque un pas de plus dans la conquête de soi et dans la libération du poids de la culture, laquelle est souvent, pour ceux qui n'ont pas été formés à la maîtriser, empêchement à être, et donc à donner la vie à des œuvres.» (p.160-161)


IV.2 Maurice Blanchot, «Lire» et «Communication» , in L'espace littéraire, Paris, Gallimard, «Folio», 1955

La dépersonnalisation du lecteur
«Ce qui menace le plus la lecture: la réalité du lecteur, sa personnalité, son immodestie, l'acharnement à vouloir demeurer lui-même en face de ce qu'il lit, à vouloir être un homme qui sait lire en général. Lire un poème, ce n'est pas lire encore un poème, ce n'est même pas entrer, par l'intermédiaire de ce poème, dans l'essence de la poésie. La lecture du poème, c'est le poème lui-même qui s'affirme œuvre dans la lecture, qui, dans l'espace tenu ouvert par le lecteur, donne naissance à la lecture qui l'accueille, devient pouvoir de lire, devient la communication ouverte entre le pouvoir et l'impossibilité, entre le pouvoir lié au moment de la lecture et l'impossibilité liée au moment de l'écriture.» (p.263)

Le geste d'accueil de l'œuvre
«Le livre est donc là, mais l'œuvre est encore cachée, absente peut-être radicalement, dissimulée en tous cas, offusquée par l'évidence du livre, derrière laquelle elle attend la décision libératrice, le Lazare, veni foras.» (p. 257)
«Sans doute y a-t-il une sorte d'appel, mais elle ne peut venir que de l'œuvre elle-même, appel silencieux, qui dans le bruit général impose le silence, que le lecteur n'entend qu'en y répondant, qui le détourne des relations habituelles et qui le tourne vers l'espace auprès duquel, en y séjournant, la lecture devient approche, accueil ravi de la générosité de l'œuvre, accueil qui élève le livre à l'œuvre qu'il est, par le même transport qui élève l'œuvre à l'être et qui fait de l'accueil le ravissement où se prononce l'œuvre» (p.259)
«… un lecteur léger, qui accomplit autour d'un texte une danse rapide, cette légèreté n'est sans doute pas une vraie légèreté, mais elle est sans conséquences et elle n'est pas sans promesse: elle annonce le bonheur et l'innocence de la lecture, qui est peut-être en effet une danse avec un partenaire invisible dans un espace séparé, une danse joyeuse, éperdue, avec le «tombeau».» (p.261)

L'actualisation: retombée dans la communication
«Par cette réalisation, l'œuvre se réalise donc en dehors d'elle et aussi sur le modèle des choses extérieures, à l'invite de celles-ci. Par ce mouvement de gravité, au lieu d'être la force du commencement, elle devient chose commençante. Au lieu de tenir toute sa réalité de l'affirmation pure, sans contenu, qu'elle est, elle devient réalité subsistante, contenant beaucoup de sens qu'elle reçoit du mouvement des temps ou qui s'éclairent différemment selon les formes de la culture et les exigences de l'histoire. Et, par tout cela qui la rend saisissable, non plus l'être de l'œuvre, mais œuvre qui travaille à la riche manière des œuvres du monde, elle se met au service du lecteur, elle prend part au dialogue public, elle exprime, elle réfute ce qui se dit en général, elle console, elle divertit, elle ennuie chacun, non en vertu d'elle-même ou d'un rapport avec le vide et le tranchant de son être, mais par le détour de son contenu, puis finalement par ce qu'elle reflète de la parole commune et de la vérité en cours. Ce n'est plus certes à présent l'œuvre qui est lue, ce sont les pensées de tous qui sont repensées, les habitudes communes qui sont rendues plus habituelles, le va-et-vient quotidien qui continue à tisser la trame des jours: mouvement en lui-même très important qu'il ne convient pas de discréditer, mais ni l'œuvre d'art, ni la lecture n'y sont présentes». (p.274)


IV.3 Edouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990

Droit à l'opacité:
«Il faut préserver les opacités, créer un appétit pour les obscurités propices des transferts, démentir sans répit les fausses commodités des sabirs véhiculaires»; «Loin de me rencogner dans l'inutile et l'inactif, [la pensée de l'opacité] relativise en moi les possibles de toute action, en me faisant sensible aux limites de toute méthode»; «Le consentement général aux opacités particulières est le plus simple équivalent de la non-barbarie. Nous réclamons pour tous le droit à l'opacité» (p.134, 206 & 209).

Voir aussi Barbara Cassin, Introduction au Vocabulaire européen de la philosophie. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil, 2004.


La principale fonction actuelle de la littérature consisterait en une double tâche apparemment contradictoire mais parallèle: raffiner nos traductions et cultiver les intraduisibles.


Yves Citton


Lire également:

  • Deux raisons de ne plus actualiser et cinq brèves propositions pour ne plus actualiser, par Sophie Rabau.


Pages de l'Atelier associées: Anachronies, Interprétation, Actualisation, P. Bayard sur Fabula.


Yves Citton

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Novembre 2012 à 18h57.