Atelier



Deux raisons de ne plus actualiser et cinq brèves propositions pour ne plus actualiser, par Sophie Rabau.

Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes" (2011-2012).
Sixième séance (9 mars 2012): Actualiser?

Ce texte est tiré de notes pour une brève intervention à l'issue de la conférence d'Yves Citton sur les limites des lectures actualisantes. Il doit se lire non pas comme un article abouti exposant des thèses mais comme une suite d'hypothèses de travail et de questions.




Deux raisons de ne plus actualiser
et cinq brèves propositions pour ne plus actualiser


Première raison de ne plus actualiser


L'idée d'actualisation suppose qu'il existe quelque chose qui n'est pas actuel et qui serait le texte ancien: Yves Citton semble admettre qu'il existe bien quelque chose qui serait la «littérature ancienne», ce par quoi il entend «toute littérature écrite il y a plus d'un siècle[1]». On peut à l'inverse proposer l'idée qu'il n'existe pas de littérature ancienne en tant que telle et que toute œuvre littéraire et conservée, parfois par la volonté de l'auteur, sur un support écrit destiné à durer, est l'inscription d'un geste présent qui va par le fait de la conservation devenir inassignable, car il n'appartiendra ni au présent de ma lecture (quelqu'un a écrit dans un autre temps), ni au présent de l'écriture (ce présent n'accompagne pas le livre), mais au fait de la page où est inscrit un événement inassignable.

Par exemple, dans Ceci n'est pas un conte de Diderot, on trouve l'annonce d'un commencement – «Je commence» –, mais quand je lis l'inscription de commencement, personne ne commence plus, sauf moi qui commence ma lecture, en un présent qui n'est pas celui du «je commence» et si quelqu'un – ce qui n'est pas sûr car Diderot a peut-être écrit cette phrase quand il avait fini (certains auteurs sont pervers) – a commencé un jour, ce jour n'est plus là, puisque le livre est devant moi, a subsisté intempestivement. Pour le dire encore autrement, l'arrachement de l'œuvre à son contexte d'origine ne suppose pas une actualisation, mais plutôt le constat qu'elle n'est d'aucun temps, ni de celui où je lis, de celui où elle fut écrite, qu'elle existe dans l'effort intempestif de faire se rejoindre, toujours vainement, ces deux temps. Car de l'œuvre il n'est finalement d'autre temps que celui de la page écrite où s'inscrivent des événements inassignables et des présences illusoires.
(Voir notamment Sophie Rabau, «Le conteur, son auditeur et le texte. A propos de Ceci n'est pas un conte de Diderot», Littérature et théorie. Intentionnalité, décontextualisation, communication, sous la direction de J. Bessière, Paris, Honoré Champion, 1998, p.141-153 ; et Sophie Rabau, Fictions de présence. La Narration orale dans le texte romanesque du roman antique au vingtième siècle, Paris, Honoré Champion, 2000)


Deuxième raison de ne pas actualiser


Si l'on fait droit toutefois à l'intuition qu'il existe quelque chose comme la littérature ancienne, pourquoi faudrait-il l'actualiser? Pourquoi pas, tant qu'on y est, blanchir les noirs et soigner Proust de son homosexualité? L'ancienneté est une altérité que l'on peut vouloir rencontrer dans sa différence, au même titre que toute différence: on reste alors ce lecteur qui n'est pas ancien face au texte qui n'est pas de notre temps, et c'est l'écart que l'on note, où l'on installe sa pensée au lieu d'essayer de le réduire.


Propositions pour ne plus actualiser


Proposition 1: Assurons un futur au texte

A la fonction de conservateur (de musées ou de bibliothèques), je propose de substituer (ou tout au moins de créer en supplément) celle de novateur. Le novateur aura pour tâche de considérer ce que le texte peut devenir dans le futur (lectures des possibles et autres moyens). Il est à noter que cette considération du futur peut s'accompagner d'une participation au passage dans le futur par une transformation. Ce n'est pas une actualité qu'on assurera au texte mais un futur ou même plusieurs, puisque l'armoire aux possibles excède toujours le réel.


Proposition 2: Réinjectons du futur dans le passé

Lire un texte dans l'ordre du possible engage un singulier montage des temps. La quête du texte possible oblige à se placer mentalement dans un futur du passé, à ce moment où l'auteur concevant ce que sera son texte projette tout ce qu'il pourrait être, en étoile les multiples variantes possibles, parmi lesquelles il finira par choisir, sans pour autant renoncer totalement et forcément aux autres. C'est la trace dans le texte de ce que le texte aurait pu être et qu'il n'est qu'à l'état débauche que Michel Charles propose d'appeler «texte possible» (voir l'entrée Textes possibles de l'Atelier).

Mais ce futur du passé est aussi, si l'on peut dire, un futur du présent. En disant ce que le texte aurait pu être, on indique aussi ce qu'il pourra encore être à l'avenir. On réinjecte dans le présent de la lecture ce qui fut dans le passé une possibilité, on s'approprie au présent le futur du passé. Même si Michel Charles n'y insiste pas, ce traitement du temps littéraire, manière de constellation benjaminienne, me semble être une alternative à l'actualisation, qui suppose que l'on ramène le passé au présent, mais sans recueillir dans ce passé la part de futur qu'il peut contenir. La théorie des textes possibles fait donc écho à la pensée du temps de Benjamin. De Benjamin on peut retenir à cet égard l'idée générale (à la fois politique et esthétique) que l'histoire doit arracher des éléments, des fragments au passé pour les recombiner avec le présent, qu'elle n'est donc pas (ne doit plus être) un récit continu et linéaire qui rend compte de la totalité du passé, mais un montage d'éclats arrachés au passé et recomposés avec le présent.

La constellation est l'effet de cette déflagration dans la continuité du passé, sur lequel on ne jette plus un regard de conservateur, mais un regard orienté vers l'action à venir. L'historien, selon Benjamin, «fait exploser l'homogénéité de l'époque. Il la truffe d'écrasite, c'est-à-dire de présent» (Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l'histoire, dans Œuvres, II, traduit de l'allemand par Maurice de Candillac, Paris, Denoël, 1971, p.285, thèse XIV). Plus précisément, ce qui est demandé au passé par le présent c'est une possibilité d'action, en un moment de crise: le présent reconnaît dans le passé son avenir et cela signifie qu'il «allume la mèche de l'explosif qui est enfoui dans l'Autrefois» (Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle: Le Livre des passages, traduit de l'allemand par Jean Lacoste, Paris, Cerf, 1997, p.409. Voir aussi Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin: le chiffonnier, l'ange et le petit bossu: esthétique et politique chez Walter Benjamin, Paris, Klincksieck, 2006, p.472).

On pourrait aller plus loin dans cette comparaison en mettant en parallèle, mutatis mutandis, l'idée benjaminienne que l'on arrache au continuum du passé des éléments oubliés de l'histoire pour les combiner avec le présent et l'idée de textes possibles comme possibilité non suivie par l'écrivain et reconnue au présent par le commentateur. Il faudrait alors noter que si Charles parle d'un futur du passé plus clairement, Benjamin parle, lui, de ce qui est possible au présent, ce que fait moins Charles.

A la question de savoir ce que l'on peut faire des textes passés, c'est une autre manière de répondre qu'il s'agit moins de leur donner un présent qu'un futur.


Proposition 3: N'actualisons pas. Etoilons

L'actualisation suppose une vision linéaire du temps, où l'on va du passé au présent. Or le temps se constitue (aussi, surtout si l'on en fait le choix) par la mémoire qui est montage. Les tableaux de Joyce envoyés à ses différents correspondants pour «expliquer» Ulysses ne sont pas une actualisation, ils sont un montage (Lire "Ulysse: Socrate, Jésus, Shakespeare". Comment lire les schémas Linati et Gorman de Joyce? par Sophie Rabau). Quand on fait une lecture de l'épisode de Circé selon l'ordre d'une pluralisation, on n'actualise pas: on étoile le texte en des temporalités différentes car les multiples strates qu'on y trouve peuvent se rencontrer en des époques hétérogènes voire en des futurs encore inédits (Lire Comme des cochons. La bibliothèque de Circé, par Marc Escola et Sophie Rabau).


Proposition 4: N'actualisons pas. Eternisons le texte

On cherche alors ce qui dans le texte participe d'un hors-temps ou d'une lutte contre le temps. On prend au sérieux et on cherche à penser et à approfondir l'idée d'un monument ou d'un «trésor pour toujours». (Voir dans l'Atelier le séminaire Sortir du temps: la littérature au risque du hors-temps. Lire également La théorie litteraire est-elle anachronique? par Arnaud Welfringer).


Proposition 5: N'actualisons pas. Inventons

Au montage de passé, de futur et de présent que dit l'image de la constellation, on propose d'ajouter le montage de fiction (théorique) et de «réel» factuel, d'introduire dans le passé des «comme si» et des expériences de pensée. (Voir, par exemple, Victor Bérard ou la préparation du film, par Sophie Rabau, extrait de Cinématismes. La littérature au prisme du cinéma, sous la direction de Jacqueline Nacache et Jean-Loup Bourget, Bern, Peter Lang, coll. "Film Cultures", 2012).

Bref, cessons d'actualiser et faisons du cinéma!



Sophie Rabau



Pages de l'Atelier associées: Actualisation, Anachronies, Textes possibles.


[1] Yves Citton, Lire, Interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p.23.



Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Novembre 2012 à 18h58.