Atelier

Les mots de la peinture moderniste

ou les bonheurs d'une mésalliance

Par Laurent Jenny

________________________________

Cet article a d'abord paru dans la revue Versants, Revue suisse des littératures romanes. fascicule français N° 55, 1 vol. 2009. Il est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.

________________________________

«Des mots dans la peinture occidentale? Dès qu'on a posé la question, on s'aperçoit qu'ils sont innombrables» écrivait Michel Butor en 1969 dans son petit essai fondateur sur Les mots dans la peinture[i]. Bien entendu, Butor ne faisait pas allusion (ou ne faisait que très partiellement allusion) à ces mots absents que toute une branche de l'histoire de l'art, l'iconographie, s'efforce, de traquer sous les images de la peinture classique, ces mots invisibles (sources narratives, descriptives ou allégoriques) en lesquels elle reconnaît ultimement le «sens» du tableau en réponse à la définition de la peinture comme «poésie muette»[ii]. L'intérêt de l'essai de Butor, c'était de remarquer que la peinture fourmillait aussi de mots concrètement présents soit directement dans l'espace du tableau, soit dans ses entours immédiats (notamment les cartels dont les musées le doublent)[iii].

Et au fil des pages et des illustrations, Butor nous présentait un répertoire très varié de formes verbales picturalisées: titres, légendes, noms des modèles, signatures[iv], adresses, sentences, paroles flottant dans l'air[v], missives peintes[vi] , titres de livres ou de journaux[vii], écritures imitées[viii], etc. . Dans ce panorama de mots peints, il faudrait en fait distinguer au moins trois catégories d'inscriptionsbien différentes. Certaines d'entre elles (phylactères, titres ou légendes) rendent visible au grand jour des fragments bien connus de l'hypotexte traditionnel sous-jacent à l'image (particulièrement le texte biblique). D'autres (signatures, adresses, noms de modèles ou de commanditaires) explicitent le cadre «énonciatif» du tableau, manifestant ainsi à partir de la Renaissance une individualisation grandissante de l'objet pictural dans son origine et sa destination. Les dernières enfin (titres de livres ou de journaux, affiches, écritures imitées) on moins une valeur sémantique que plastique: ce sont, si l'ont peut reprendre l'expression à Freud, des «représentations de mots». Elles témoignent de l'envahissement du décor moderne par les signes imprimés et de la dimension esthétique de ces signes, dont le sens est devenu inessentiel (à tel point qu'ils ne sont pas toujours traités pour être lisibles). Autant dire qu'on a affaire à trois strates d'inscriptions, historiquement successives bien que parfaitement cumulables. L'essai de Butor, riche de suggestions et de rapprochements, ne faisait pas grand cas de cette dimension diachronique parce que son propos était plus thématique qu'historique.

Mais on peut rêver à une histoire de l'alliance entre mots et peinture («imitations», analogies, parangons, verbalisation du sujet) et de leur mésalliance (insertions transgressive du cadre énonciatif dans le tableau, confrontations de langage irréductibles). Dans cette perspective, je voudrais m'intéresser à un moment moderniste approximativement situable entre 1910 et 1920 qui, à travers l'œuvre de quelques peintres, propose une réévaluation radicale des relations entre mots et peinture. Après un bref intervalle de «césure optique» où dans le prolongement de Cézanne, les recherches de Braque et Picasso se proposent une schématisation silencieuse du visible, on assiste dans le cubisme même à une réintroduction prudente de lettres ou de signes verbaux. Mais cette réintroduction n'a rien d'un retour aux anciens compagnonnages des mots et des images. Elle a une dimension à la fois analytique et expérimentale. Sur fond de tabula rasa, elle explore moins l'analogie entre des énoncés verbaux et picturaux que le heurt entre des langages et les effets de réfraction qu'ils produisent l'un sur l'autre. Le ut pictura poesis est bel et bien disjoint et c'est cette disjonction même qui garantit la valeur heuristique de leur mésalliance.

Vers un langage visuel

Pour apercevoir une telle rupture, il faut résister à d'apparentes constances thématiques qui pourraient faire croire à une continuité historique du traitement des mots dans l'avant et l'après-cubisme. Par delà le silence optique de Cézanne, il y a par exemple une différence fondamentale entre Les Affiches à Trouville de Dufy (1906) et Le Paysage aux affiches de Picasso (1912). Les mots des affiches de Dufy, largement illisibles sont pris dans le même rythme que ses promeneurs, ils sont empâtés dans la représentation de leurs supports, baignés de la même visibilité de plein air qu'eux. Le flottement d'un drapeau publicitaire les fait onduler sans les disperser dans l'espace. Ceux de Picasso, parfaitement lisibles au contraire et différenciés en polices de caractère hétérogènes sont émancipés de leurs surfaces d'inscription et de leur fond chromatique. Ils oscillent entre allusion à une description réaliste et mutation du tableau en surface où se confrontent des bribes de plans et des styles de graphisme. Et c'est aussi sur le mode de l'allusion autoréflexive, à travers la «réclame» pour le bouillon Kub, qu'ils s'offrent à une lecture resémantisée. On pourrait faire des observations analogues à propos des titres de journaux peints (comme L'Evénement dans le portrait du père de Cézanne déjà mentionné), fréquents dans les scènes de genre intimistes de l'impressionnisme, et réintroduits par Braque dans le cubisme à partir d'août 1911, ainsi le titre L'Indépendant dans Le Bougeoir. Là où le titre de journal fonctionnait chez Cézanne comme indice réaliste et motif plastique, il s'autonomise franchement chez Braque, ainsi que le suggère le signifié même du mot «l'indépendant», mot d'ailleurs tronqué, flottant sur la surface de la toile et ne valant que par référence à sa propre indépendance plastique. Son tracé gothique tranche avec le style graphique des éléments de perspective aux arêtes dépouillées qui lui servent de fond. Ainsi entre impressionnisme et cubisme, il peut bien y avoir réapparition de motifs verbaux analogues, leur statut verbal et leur rôle plastique a changé du tout au tout.

C'est qu'entre les deux, la peinture a connu un bref moment de radicale désémantisation. Du dernier Cézanne au moment le plus «abstrait» du cubisme analytique de Braque et Picasso, au printemps 1911, les mots qui n'avaient cessé de murmurer en amont du tableau ou d'y figurer sporadiquement comme rappels de la fable, traces de l'artiste ou décor mondain, ont déserté complètement le tableau pour laisser place à son essence optique. La peinture n'est plus «muette» au sens où elle serait empêchée de parler par son medium, elle l'est au sens où l'interrogation de l'espace et de la surface en tant que tels se passent absolument de mots. Occupée à sonder les conditions de sa propre présentation, la peinture renonce aussi bien à raconter qu'à décrire. Metzinger écritde façon significative: «Il est inutile de peindre là où il est possible de décrire»[ix] . Il faut cependant reconnaître que le cubisme de Braque et de Picasso n'a jamais tout à fait abandonné la description, fût-ce sur un mode parodique, comme ne cessent de le suggérer ses titres, dont le registre thématique ne manque jamais de décevoir des attentes de paysages ou de natures mortes.

Les exemples les plus extrêmes apparaissent au printemps 1911 dans des œuvres telles que Picasso La pointe de la Cité. Pointe de l'île de la Cité sans doute, mais aussi extrême pointe d'une réduction graphique du paysage à un vocabulaire rigoureux d'angles et de courbes. Sur un mode plus fantaisiste, le «portrait» de Buffalo Bill par Picasso procède à une schématisation à la fois spatiale et graphique du personnage légendaire, réduit métonymiquement aux virgules de ses moustaches, aux volutes élémentaires de ses boucles et à quelques angles tranchés. Curieusement, dans les deux cas, la schématisation, en recourant à un répertoire élémentaire de formes graphiques, produit un effet de lettrage. Le portrait de Buffalo Bill n'est pas loin de s'anagrammatiser en lettres. Tout se passe comme si la réduction optique du printemps 1911 débouchait sur un alphabet du visible, au moment où la peinture se découvre la plus éloignée de toute visée sémantique ou verbale. Le Poète de Picasso (août 1911) couronne peut-être ce renversement de l'ut pictura poesis en ut poesi pictura. L'image du poète s'y trouve structurée par une grille de traits, de jambages, de hampes et de boucles. L'analyse du visible conduit aux confins un langage d'éléments répétables. Jamais en fuyant la signification, on n'a été aussi près d'une sémiotisation du visible. Mais cette proximité est vouée à demeurer asymptotique.

Je voudrais risquer l'hypothèse que c'est le constat de cette proximité qui a conduit Braque (et à un moindre degré) Picasso à explorer les effets d'une franche confrontation entre langage verbal et répertoire de formes graphiques. L'introduction de mots propres au décor urbain n'aurait donc nullement le sens d'une correction de l'abstraction par des repères réalistes. De ce point de vue, je me situerais volontiers dans la perspective de Françoise Will-Levaillant, qui, dans un article de 1971[x] dénonçait déjà l'interprétation traditionnelle présentant l'introduction des lettres dans les tableaux cubistes comme le premier signe d'un «retour au réel» du cubisme[xi]. De fait, les lettres et les mots tronqués qui apparaissent fin 1911 chez Braque et Picasso n'ont pas plus de «réalité» que les allusions icôniques de leurs paysages ou de leurs natures mortes. En tant que signes, ils sont plutôt porteurs d'un coefficient d'idéalité qui tendrait, par contagion, à déréaliser les formes icôniques reconnaissables. L'apparition de lettres et de mots dans la peinture cubiste me paraît plutôt appelée par le simulacre de langage qu'offre la réduction graphique des apparences. Introduire de véritables signes verbaux dans le tableau, c'est jauger les limites d'un rapprochement, c'est creuser la valeur différentielle entre langage et effet de langage.

Ainsi devrait-on peut-être distinguer, particulièrement dans l'œuvre de Braque, entre fin 1911 et le printemps 1912 deux formes de rapprochements de valence inverse, en ces mois décisifs où le cubisme analytique touche à sa limite. Tantôt le peintre semble vouloir assimiler à l'extrême lettres et formes graphiques comme émergeant d'une seule grille commune. C'est par exemple La bouteille de rhum (printemps 1912) où le double renflement d' un B essaime dans le tableau, comme un rappel de l'initiale du titre en même temps qu'une forme graphique itérative dans la composition , mais sans jamais se dénoncer franchement comme lettre (d'autres lettres, arrachées au mot JOURNAL, ou au mot RHUM s'affichent plus manifestement comme telles, bien qu'elles gardent une facture artisanale qui les maintient dans une communauté de style avec les traits noirs qui structurent la composition). En haut à gauche, la rencontre de traits noirs et d'une verticale rouge à empattement produit un simulacre de lettre, tout comme un peu plus loin à droite le point noir qui couronne une colonne verticale. Tout le tableau semble vouloir jouer du vacillement entre visibilité et lisibilité des formes, entre épellation littérale du titre dans l'espace ovale de la toile et description de son contenu visuel. Soda ( printemps 1912) relève du même genre d'indifférenciation calculée. La pipe cubiste comme tressée à sa propre épure s'y enchevêtre avec la forme répétitive d'un trait blanc qui s'achève en boucle. La toile fourmille de courbes interprétables comme c minuscules, boucles ou parenthèses et, dans ce fouillis, les lettres grossièrement peintes du mot «soda» sont comme absorbées par style d'ensemble. Cependant Braque ne va jamais au terme de cette logique assimilatrice.

Braque et la confrontation

C'est que le modernisme rompt fondamentalement avec le rêve «romantique» d'une communauté ontologique entre langage et nature. Braque est loin d'une telle conception.. La réduction du visible à ses éléments simples ne débouche par sur un alphabet. Car aussi proche d'un langage soit la schématisation des formes, il lui manquera toujours la clôture d'une systématicité pour s'affirmer comme tel. Braque n'est pas dupe des simulacres qu'il met en place. C'est ce que prouvent, durant la même période, ses expérimentations franchement dissimilatrices. Ainsi dans le Portugais (automne 1911-début 1912) apparaissent les fameuses lettres au pochoir CO et D BAL au pochoir. Cette fois, la différence de facture est flagrante et délibérée. L'allure impersonnelle et presque industrielle des caractères au pochoir tranche avec le style artisanal de la construction graphique d'ensemble. Elle souligne leur aspect idéal et sémiotique. Parallèlement, leur à-plat crée un effet de plan qui s'oppose radicalement au fourmillement de perspectives esquissées dans le tableau. La surface de la toile est ainsi traitée simultanément dans sa valeur bi-dimensionnelle de page d'écriture et tri-dimensionnelle de «fenêtre» [xii] (brisée il est vrai en un kaléidoscopes de perspectives partielles). Les lettres ne sont plus traitées comme une clé universelle du visible mais comme des éléments plastiques irréductibles à l'illusionnisme du tableau et qui agissent sur lui à la façon d'éléments réfringents. Il y a donc là deux directions simultanément explorées par Braque mais de valeur inégale. La voie assimilatrice relève d'un jeu de faire-semblant poussé à sa limite et peut-être d'une nostalgie. La voie dissimilatrice a clairement une valeur heuristique. Elle ajoute à l'irréalité du tableau en lui proposant un nouveau plan d'incompossibilité dans le conflit entre fenêtre et page. La chimère spatiale est d'autant plus troublante que le plan d'inscription des lettres demeure insituable: il semble à la fois transparent et situé en avant du tableau, et inséré en lui puisque des taches claires le recouvrent par endroits. La peinture s'y affirme comme fictive non pas par les sujets qu'elle traite mais par les espaces qu'elle prétend conjoindre et qui ne sauraient se rencontrer que sur son plan irréel.

Mais l'insertion des lettres dans le tableau n'est pas réductible à une expérimentation spatiale «objective» et détachée du sujet percevant. Elle engage des formes de réception de l'image. Elle induit un déchirement entre visibilité et lisibilité et un questionnement de la première par la seconde. Les lettres de Braque articulées en syllabe entraînent le regard dans la successivité de la lecture. Elles vectorisent la vision de gauche à droite, dans un balayage qui ne s'arrête pas à la plasticité de chaque lettres mais l'oublie dans la reconnaissance du mot. Là où des lettres isolées sont l'indice d'un mot tronqué, elles invitent à compléter la perception par une pensée associative ( D BAL appelle un possible «GRAND Bal»), et du coup nous sommes incités à appliquer à l'ensemble des formes partielles esquissées dans le tableau cet envol de la perception vers l'intellection. Les lettres proposeraient ainsi un protocole de déchiffrement du tableau. Cependant, contradictoirement, les lettres sont retenues dans un miroitement pictural, empêchées de signifier sinon d'articuler par l'extrême fragmentation qui ne laisse subsister en haut et à gauche du tableau qu'une syllabe problématique (CO et peut-être D CO). Les mots du tableau ne sont pas seulement elliptiques, ils sont lacunaires. Contrairement à nos habitudes de lecture, où sans cesse l'anticipation mentale d'une complétude sémantique nous émancipe des lenteurs de la perception, la fragmentation nous contraint à revenir à la surface du tableau, à dé-littéraliser les lettres pour les confronter au constructions graphiques avec lesquelles elles entrent en composition. Alors la linéarité alphabétique se trouve comme noyée dans un milieu étranger où règnent d'autres prescriptions du regard. L'ordonnancement des plans coupés et les rapports de valeurs s'imposent à nouveau. Ainsi le tableau est mû par un rythme immobile de sémiotisation et de plasticisation qui anime leur tension, sans trancher. C'est parce que les mots s'arrachent au visible qu'ils peuvent entrer avec lui dans une féconde disjonction.

Dans la confrontation des lettres et des formes graphiques deux ordres de question se trouvent se trouvent donc imbriquées: l'une qui touche au statut sémiotique des formes, l'autre à leur syntaxe. D'une part le tableau met à l'épreuve la différence entre forme et signe, différence d'autant plus intrigante que les signes sont aussi des formes, que les formes peuvent être épurées jusqu'aux limites du faire-signe. Cependant le vis-à-vis des unes et des autres fonctionne comme un rappel à l'ordre: la peinture, aussi conceptuelle se veuille-t-elle, ne saurait sans trahir son immédiateté engager les formes dans cette puissance de renvoi, d'absence et d'allusion qui est celle des signes; les signes, quant à eux, aussi impurs soient-ils de par leur consistance de signifiants, ne pourront jamais être absorbés complètement par la plasticité et la présence sensible. Toujours ils y maintiendront cette échappée sémantique qui troue la picturalité de son néant, l'entraîne vers un monde de sens et d'imaginaire transcendant au tableau. Ce qui s'oppose le plus manifestement à cette sémiotisation du visible, c'est que le tableau continue d'offrir les conditions d'une présentation des formes et des signes, de l'encadrer dans son ordre spatial et chromatique.

La confrontation des signes et des formes, c'est donc celle de deux régimes d'agencementdistincts: l'un, verbal, régi par une successivité irréversible, une transitivité presque magique; l'autre, plastique, constitué par une hiérarchie de formes reconnaissables et de plans (une vague silhouette anthropomorphe continue de justifier le titre du tableau et d'organiser sa perception), par des rapports à distance entre valeurs. Il se pourrait qu'entre ces deux ordres, Braque cherche à tracer une voie moyenne.

A cet égard, il vaudrait la peine de se pencher sur ce qui est peut-être le signe le plus pivotal du tableau de Braque: en dessous des lettres BAL apparaît un caractère typographique nommé «esperluette»[xiii], &, qui vaut pour le «et» sans toutefois véritablement l'épeler. L'esperluette n'est plus tout à fait une syllabe mais pour autant elle ne se confond pas non plus avec un pur signe diacritique ou typographique. L'esperluette est l'abrègement typographique d'une conjonction de coordination. Elle se tient à mi-chemin de l'alphabétique et de sa déformation calligraphique. Signe à la fois décoratif et «commercial» (dans la typographie publicitaire, il apparaît fréquemment pour rendre compte d'un partenariat dans la raison sociale d'une entreprise), il est l'opérateur même de l'association. Pratiquement, dans le tableau de Braque, l'esperluette marque la conjonction de deux ordres sémiotiques hétérogènes. Il unit symboliquement le mot BAL non seulement à un chiffre à décimale, «10,40» situé un peu plus bas mais aussi bien à tous les éléments iconiques ou graphiques qui l'environnent (une sorte de cordage, des volumes aux facettes argentées, la silhouette humaine). L'esperluette entraîne la conjonction de deux ordres sémiotiques hétérogènes, affirme qu'ils peuvent entrer en relation dans une circulation de motifs aussi bien verbaux que graphiques. Ce n'est plus un «ut» qui régit les relations traditionnelles entre poesis et pictura sur le mode d'une transposition, mais bien un «et», sur le mode d'une composition. Sur le plan de l'histoire du cubisme, l'esperluette est l'emblème approprié de ce qu'on appellera bientôt «cubisme synthétique».

Picasso et le «poème» verbo-visuel

Là où Braque s'est contenté, sans vraiment s'y engager, d'indiquer dans Le Portugais un principe associatif, une forme de syntaxe visuelle extrêmement libre permettant d'associer signes verbaux et signes visuels dans une circulation où chaque régime emprunte à l'autre sans se confondre avec lui, Picasso se lance avec brio et fantaisie dans réalisation de tableaux verbo-visuels exploitant cette veine. C'est la série qui culmine en mai 1912 avec un ensemble de toiles ovales, dont la forme évoque peut-être, comme on l'a dit, la surface de la table de café, mais qui prédisposent surtout à un déchiffrement circulaire et font de chaque tableau une sorte de médaillon de sa circonstance : Souvenir du Havre, Violon, verres,pipes et ancre, La Coquille Saint Jacques (qui tous trois font référence à un voyage au Havre avec Braque, fin avril). Tableaux-poèmes si l'on veut[xiv] car ils sont régis par une poétique qui unifie le traitement des signes d'objets et des signes verbaux: tirant la leçon de la fragmentation des volumes dans le cubisme analytique, elle recourt à une forme de synecdoque généralisée. Les parties d'objets (ouïes de violons, bouts de cordage, contours de verre, tuyaux de pipes, crénelage de coquilles Saint-Jacques, etc.) valent pour le tout, et finissent par constituer un vocabulaire d'objet. De même les mots tronqués (JOU ou JOUR, HONF, SOIRE DE PAR) suffisent à évoquer des noms et des titres complets. Dans cette synecdochisation de tous les signes, on peut sans doute voir une forme de sténographie des apparences, un système d'allusions. Mais il ne faut pas méconnaître, et là c'est une leçon de la synecdoque verbale, qu'un signe amputé fonctionne aussi comme un embrayeur de polysémie. Dans Violon, verres, pipe et ancre «Le Havre» et «Honfleur» libèrent lyriquement IVRE et FLEUR. MA JOLIE devient presque un prénom MA JO; dans La Coquille Saint-Jacques, le slogan en faveur de l'armée de l'air, NOTRE AVENIR EST DANS L'AIR se transforme ironiquement en profession de foi esthétique: «Notre Ave est dans l'A(rt)». Partout, le titre coupé du JOURNAL, devient un JOU où l'on a souvent lu l'emblème d'un JEU ou d'un JOUIR, voire l'affirmation subjective d'un JO catalan… Cette leçon ludique, qui s'expose en clair dans le traitement du mot, Picasso la reverse tout aussi bien aux formes visuelles, qui, d'être toujours partielles, proposent au regard une reconnaissance équivoque (les cordes de violon ayant par exemple une allure de dossier de chaise et l'ouïe de l'instrument rebiquant en pointe d'ancre dans Violon, verres, pipe et ancre).

A partir de telles œuvres, on est mieux à même de comprendre l'annexion surréaliste de Picasso par Breton, sa littérarisation du cubisme. Certes, en 1925, Breton fait une lecture déconcertante de l'œuvre de Picasso[xv]. Le motif principal de son admiration tient à une perception de l'œuvre comme rupture surréelle avec le monde en réponse à «la trahisons des choses sensibles» (ce qui aux yeux de Breton oppose radicalement Picasso à la peinture «optique» et trivialement réaliste de Cézanne). Picasso vaudrait surtout par la création d'«êtres insolites», témoins précurseurs d'un «continent futur». On a peine à suivre Breton dans une telle appréhension (surréaliste voire fantastique) de personnages picturaux comme «L'Homme à la clarinette». Mais derrière cette projection, quelque peu idéologique en cette période de «théorisation» du surréalisme, on doit relever des affinités réelles entre deux poétiques. La dynamique associative induite chez Picasso par l'esperluette de Braque avait tout pour séduire Breton. N'implique-t-elle pas une poétique du «rapprochement» analogue à celle qui préside à l'invention de l' «image»? Quant à la pratique de la fragmentation polysémique, nul doute que Breton y est sensible puisqu'il en mentionne (et en active) deux exemples. Ainsi il évoque «tout ce qui reste suspendu au journal immémorial «LE JOUR…», thématique du «quotidien» bien faite pour retenir l'attention d'un poète qui a toujours attendu du journal qu'il lui donne chaque jour de ses propres nouvelles; de même Breton fait référence à une nature morte de 1914 «où l'inscription «VIVE LA» éclate sur un vase blanc»[xvi], et où l'on devine, derrière le slogan patriotique (Vive la France!) la lecture de son détournement libertaire (Vive la liberté!).

Quoi qu'il en soit de leur ultérieure annexion surréaliste, Braque et Picasso opèrent brièvement vers 1912 une véritable re-fondation du rapport entre poesis et pictura. Mots et formes ne sont plus des équivalents qui permettraient à la peinture de décrire et de raconter de façon transposée. En revanche, ils peuvent se composer et se proposer des échanges précisément en fonction de leur caractère irréductiblement différentiel. Aux signes verbaux, les objets cubistes empruntent leur idéalité conceptuelle. Des objets, les mots peints retiennent une opacité plastique qui leur assure une existence picturale dans le tableau. Une convergence tensionnelle s'instaure entre mots et formes, un système d'échanges dynamiques qui ne cède jamais à l'identification des deux termes. Une syntaxe associative (ou encore figurale) anime leurs rapports, syntaxe qui n'est elle non plus ni proprement verbale ni absolument picturale, et d'autant moins que l'association n'opère pas seulement entre signes de même espèce mais qu'elle enjambe sans cesse la frontière apparemment irréductible entre mots et images d'objets.

Klee et la réfraction

Le geste fondateur du cubisme ouvre ainsi une ère nouvelle d'interrogation réciproque du langage par la peinture et de la peinture par le langage. Jusque dans les années 20, on les voit se questionner sporadiquement mais avec insistance, dans des configurations toujours nouvelles. Le tableau fonctionne comme un bain révélateur des propriétés mutuelles du langage et du tableau. Néanmoins, chaque œuvre, mue par ses propres préoccupations esthétiques, s'attache à des propriétés différentes du langage. Là où les cubistes s'intéressent surtout à l'idéalité du signe, les modernistes comme Klee ou Kandinsky mettent plutôt à l'épreuve la systématicité du langage et des formes. Je me contenterai, pour finir, d'esquisser quelques directions de cette analyse pratique du langage par l'art.

En 1918, Paul Klee peint un étonnant tableau, Jadis surgi de la nuit… (Einst dem grau der nacht ent taucht) qui insère dans une composition chromatique les lettres d'un poème. L'œuvre s'offre à une double perception. Perçue comme structure statique, elle se présente comme une double grille de cases de couleurs, dont la plupart hébergent des lettres majuscules, et qui sont séparées, dans le sens de la hauteur, par une plage de gris. Ce dédoublement de structure littéralo-chromatique en évoque un autre. Lors, d'un séjour en Tunisie, en 1914, Klee avait fait l'expérience d'une nouvelle naissance à la couleur et à la peinture. A Tunis le 9 avril, il note: «Me suis attaqué à la synthèse de l'architecture de la cité et de l'architecture du tableau.[xvii]» Une aquarelle comme Aux portes de Kairouan, reprise par Dans le style de Kairouan, transposé dans le registre modéré illustre ce nouveau projet esthétique. Le paysage se fragmente en cercles et en rectangles dotés chacun d'une valeur chromatique. On assiste à une lutte entre relations descriptives et relations purement figuratives[xviii]. D'où déjà une tension entre la grille et le «discours». Jadis surgi de la nuit…radicalise et, si l'on peut dire, littéralise cette tension: le tableau fait l'économie d'une description visuelle. Il enchâsse les éléments de cette description dans des cases de couleur.

Aussi le premier effet de la composition est-il de suspendre toute lecture (même si cette lecture a pu être préalablement faite grâce au texte manuscrit de la main de Klee qui figure au-dessus de l'aquarelle). Les majuscules d'imprimerie géométrisent les lettres et leur confèrent ainsi une valeur graphique de délimitation de plans de couleur, ce qui, en retour, contrarie leur identification. Leur association irrégulière avec des rectangles de couleur pousse à la recherche d'une logique plastique. Supplantant toute lecture, la grille provoque à la recherche d'une logique mais l'œil est conduit à admettre qu'il a bel et bien affaire à deux logiques concurrentes. Les lettres comme les carrés de couleur relèvent d'un système de réitération d'unités différentielles. Des plans de couleur reviennent aussi apparemment identiques que des lettres, tendant à une sémiotisation de la couleur. Mais les deux systèmes ne se superposent pas. Ils ont plutôt tendance à se contredire. C'est d'abord qu'au retour des mêmes lettres ne correspond pas le retour des mêmes couleurs. Le E peut être pris indifféremment dans un carré de gris, d'ocre, de vert amande ou de rose. Il y a aussi que toutes les lettres qui comportent des courbes et des obliques (pratiquement toutes sauf le E, le T et le I) fractionnent par ces lignes la case en plans de couleurs multiples. C'est donc qu'à être plongées dans le milieu du tableau, les lignes de la lettre trahissent leur abstraction pour reconquérir une puissance plastique de délimitation de plan. Il n'y a pas isomorphisme entre unités-lettres et unités couleurs: la confrontation des unes et des autres les a réciproquement affectées. Comme le note Joseph Leo Kerner, les lignes constitutives des lettres se trouvent comme dénaturées par leur contact avec la couleur car, dans les termes de Klee, «les lettres écrites sont des lignes actives qui, dans le tableau deviennent les bords passifs de plans colorés»[xix]. Et les séquences de carrés de couleur dépourvues de lettres nous paraissent gagnées par la sytématicité des rapports littéraux. En bas du tableau, une ligne «muette» de carrés de couleur semble encore participer d'une épellation du poème, bien qu'on ne puisse y lire aucune lettre, les barres noires n'étant plus constitutives de lettres mais étant de pures délimitations de plans-couleurs. Seule les séquences de couleur parlent encore. Ainsi le tableau a noyé les lettres dans sa préoccupation chromatique. Il en a neutralisé la fable en rendant la lettre non seulement à sa visibilité graphique mais à son «activité» plastique.

Mais d'un autre côté, la valeur dynamique et temporelle du poème ne reste pas sans effets sur la perception. La structure linéaire du texte ordonne la vision. Comme l'écrit Klee dans «Le Credo du créateur» (1920): «Dans l'œuvre d'art, des chemins sont ménagés à cet œil du spectateur en train d'explorer comme un animal pâture une prairie» [xx]. L'œil est strictement conduit de gauche à droite et de haut en bas par la structure alphabétique du poème. Le poème en outre décrit un processus temporel bien qu'il fasse l'ellipse de son thème et de son prédicat pour décrire surtout des arrière-plans circonstanciels:

Jadis du gris de la nuit surgi

Puis lourd et cher

Et fort du feu

Le soir plein de Dieu est ployé

Maintenant dans le ciel bleu tout autour frissonnant

Disparu sur les neiges éternelles

Vers de sages étoiles.

Aussi elliptique soit l'argument du poème, il est fortement structuré par une progression temporelle de «Jadis» à «Maintenant», par-delà une plage de gris neutre, «forme la plus restreinte d'une harmonie totale»[xxi]. L'évolution chromatique du tableau des couleurs chaudes vers des couleurs plus froides accompagne la chronologie du jour. La temporalisation de la perception est donc entièrement imputable à l'argument poétique et à sa linéarisation littérale.

Ainsi le tableau-poème de Klee est tendu entre exposition statique d'un double système de traits distinctifs (littéraux, chromatiques) et le déroulement dynamique d'un double cycle (ordre du jour, passage des valeurs chaudes aux valeurs froides). La zone de gris qui sépare les deux séquences du tableau opère un suspens à la fois sémantique (le gris neutralise les oppositions noir-blanc indispensables à l'écriture) et chromatiques (le gris n'est pas une couleur). On songe à ce qu'écrira un peu plus tard Klee dans le «Credo du créateur» (1920):

Partis de l'abstraction des éléments plastiques en passant par les combinaisons qui en font des êtres concrets ou des choses abstraites telles les chiffres et les lettres, nous aboutissons à un cosmos plastique offrant de telles ressemblances avec la Grande Création qu'il ne faut qu'un souffle pour que l'essence de la religion s'actualise [xxii].

Cependant l'effet de totalisation cosmique voulu par Klee ne se résout pas dans un équilibre. Les effets de tension et d'irrésolution maintiennent ouvert l'ensemble pictural Non seulement les deux parties du tableau (rectangle de 16 cases x 10 lignes en haut, de 16 cases x 9 lignes en bas) déjouent tout carré parfait et demeurent en déséquilibre, mais lisibilité et visibilité demeurent exclusives l'une de l'autre. On a vu la diffraction de plan qui résultait de la superposition des lettres aux carrés de couleur. Plus globalement, le texte du poème soigneusement écrit en haut du tableau, est presque une incitation à abdiquer tout désir d'unification de la lecture et de la vision. Irrémédiablement rompue, elle ne sera reconquise que par des mouvements successifs d'allers et retours qui ne recomposeront une unité que dans l'esprit du lecteur-spectateur. Plus décisivement peut-être, dans ces trajets, il reconnaîtra l'irréductibilité des formes verbales et des valeurs plastiques et la puissance de réaction qu'elles exercent les unes sur les autres.

Alliances et mésalliances

La mésalliance productive entre mots et formes plastiques relève d'un esprit foncièrement moderniste. Elle suppose la foi en l'irréductibilité des moyens de chaque art et l'approfondissement de leur essence, fût-ce dans la confrontation la plus étroite. En son fond, elle est rebelle à toute nouvelle alliance, toute forme d'ut pictura poesis. C'est pourquoi la mésalliance productive moderniste n'a pas de suite dans le surréalisme, où pourtant mots et images se trouvent fréquemment associés, en des œuvres qui peuvent superficiellement ressembler aux œuvres modernistes. Il n'est que de confronter une œuvre de Max Ernst apparemment proche de celle de Klee pour en mesurer la distance son Tableau-poème de 1924. Comme chez Klee, on a la superposition dans l'espace du tableau d'une structure plastique (architecturale) et d'un poème en majuscules d'imprimerie. Les lettres du poème se confondent en haut du tableau avec les cubes constituant les bâtiments d'une rue déserte vue en perspective. Mais à y regarder de plus près, on constate que cette superposition est menée sans application rigoureuse. Lorsqu'elles coïncident avec les lignes des bâtiments, les lettres de Max Ernst apparaissent superposées en transparence sur les plans architecturaux. Aussi bien les lignes d'écriture s'émancipent de la perspective illusionniste de l'image (qui parodie sans doute Chirico) pour tracer dans l'espace des plans perspectifs sans cohérence. Surtout le texte du poème[xxiii], apparaît purement illustratif et redondant par rapport à l'image qu'il décrit même si cette description se dénonce comme fortement ironique(le sujet principal du tableau («les rossignols») se réduit à une tache microscopique, la «nature morte» emphatiquement posée sur un socle de marbre consiste en deux poires pourries, etc.). La«poésie», avec ses rapprochements incongrus, demeure le dénominateur commun du poème et de l'image. D'ailleurs trois couples d'objets visuels entrent en résonance analogique: les deux trompettes du premier plan, les deux poires de la nature morte et les deux rossignols qui se confondent au fond en une tache dérisoire. A aucun moment nous n'avons le sentiment d'un conflit de langages Le destin de la peinture surréaliste a été scellé par le précepte de Breton, dans Le Surréalisme et la peinture, selon lequel, elle doit se référer à un «modèle purement intérieur»[xxiv]. Assignant cette tâche à la peinture, Breton recréait une nouvelle alliance entre mots et peinture, tous deux voués à imiter un identique modèle: l'image intérieure. A nouveau, poésie et peinture étaient rapprochés par l'objet d'imitation (au lieu d'être distingués par les moyens) ce qui a aussi eu pour effet de désamorcer leur pouvoir réciproquement réactif. On le vérifiera aisément en étudiant par exemple le statut des mots, pourtant nombreux, dans les tableaux de Magritte. Un peintre comme Magritte peut ainsi affirmer dans Les mots et les images que «dans un tableau les mots sont de la même substance que les images» [xxv]. Cette position, foncièrement antimoderniste, n'est vraie que si l'on comprend «substance» au sens de «fonction imitative» ou «symbolique». En tant qu'ils sont des signes d'objets, mots et images peuvent être traités indifféremment. Magritte ne part pas des propriétés formelles de la peinture ou du langage écrit pour affirmer la communauté de substance des mots et des images, il part de leur valeur sémiotique. Certes, nombre de ses tableaux s'ingénient à mettre en tension mots et images. Mais ces tensions ne sont pas des tensions entre langages hétérogènes. Ce sont des tensions sémantiques ou référentielles que le surréalisme s'ingénie à créer indifféremment à l'intérieur de tout langage: en dissociant signifiant et signifié, signe et référent, elles relèvent d'une poétique calculée de l'arbitraire du signe. Elles s'exercent aussi bien dans l'ordre du verbal que dans l'ordre du signe icônique[xxvi]. Certes, l'assemblage des deux ordres complexifie le jeu, mais seulement en apparence car ce jeu repose sur une conception du tableau comme espace entièrement sémiotisé, un réceptacle d'images.

Au total la mésalliance moderniste entre mots et peinture se sera brièvement affirmée entre un moment romantique postulant une co-naturalité des signes et des formes plastiques à retrouver par-delà leur apparente séparation, et un moment surréaliste appréhendant mots et formes plastiques comme identiquement réductibles à des signes d'image. Si chacune de ces attitudes a ainsi pu s'identifier son moment d'émergence historique, chacune est aussi créatrice d'une tradition qui a perduré (et s'est transformée) au-delà de son moment originaire. En plein 20ème siècle, Michaux et Dotremont sont encore des «romantiques» qui veulent réconcilier gestes et signes, lettres et traces naturelles. Le premier commence sa carrière picturale par un «alphabet» pictographique qui échoue à fonder une langue visuelle, et se présente plutôt comme langue «avortée». Le second, dans un mouvement inverse s'efforce de re-picturaliser notre alphabet en exaspérant sa dimension expressive. Michaux est un romantique de la nostalgie de l'origine. Dotremont vise à une déformation pictoraphique et expressive de notre alphabet, par où il rejoindrait des traces naturelles (comme en témoignent ses tracés dans la neige ou logoneiges). Les minimalistes américains, de leur côté, s'inscriraient plutôt dans une tradition post-surréalistes, et bien sûr post-duchampienne, en ce qu'ils croient en une essence verbale de l'œuvre d'art et explorent les distinctions qui en découlent. Joseph Kosuth dans Une ou trois chaises (1965) qui confronte chaise réelle, photographie de chaise et définition de chaise, reste par exemple bien proche de Magritte qui dans Les Mots et les images écrivait «Un objet ne fait jamais le même office que son nom ou que son image» (et montrait un dessin de cheval «réel», à côté d'un cheval peint, et d'un personnage proférant le mot «cheval»). D'autres enfin, enfin, dans des œuvres occasionnelles, semblent renouer momentanément avec des préoccupations modernistes. Tel est le cas de Bruce Naumann avec ses One hundred live and die qui croise une grille de 100 mots-phrases avec des tubes de néon de couleurs[xxvii], poursuivant avec d'autres moyens l'interrogation moderniste d'un Klee.

Ainsi, il n'y a pas de présence naïve ou fortuite des mots dans la peinture. Toujours, leur rencontre présuppose une théorie préalable des rapports (ou des non-rapports) de la peinture au langage et à la signification. L'intérêt de l'attitude moderniste demeurera d'avoir eu une valeur à la fois analytique, mettant en valeur des distinctions entre formes irréductibles, et créatrice, en montrant que la simple confrontation de ces formes produisait des effets inattendus dans l'espace plastique et l'affectait globalement.


Laurent Jenny, Université de Genève.


Pages associées: Peinture, Dehors de la littérature.



[i] Genève, Skira, «Les sentiers de la création», 1969, p.7.

[ii] Hubert Damisch en souligne les paradoxes dans «La peinture prise au mot», préface à Meyer Schapiro Les Mots et les images (1996), Paris, Macula, 2000, p.6: «L'iconographie a pour visée première de conduire à traiter l'image comme un texte; mais elle n'y réussit qu'à la doubler d'un autre texte à partir duquel l'image accéderait à l'intelligibilité, un texte donné celui-là non plus à voir, mais à entendre. Comme si la peinture, comme si la sculpture n'avaient en dernière analyse pas d'autre destin que de s'effacer, dans leur matérialité sensible, derrière la signification telle qu'elle trouve à s'articuler dans l'élément qui est celui du langage.»

[iii] Dans son livre L'Art les mots (2003), Paris, Hazan, 2004, p.10-12, Simon Morley distingue 3 types de relation entre mots et image: la transmédialité qui correspond à une relation de transposition entre mots et images (elle correspond en gros aux rapports in absentia d'imitation d'un texte par une image; la multimédialité sert à décrire les cas où mots et images cohabitent dans le même espace pictural mais sans se confondre; enfin dans l'intermédialité, il y a affectation réciproque du mot par l'image et de l'image par le mot: l'écriture apparaît comme un langage visuel ou les formes picturales prennent l'allure d'un langage parlant. On verra plus loin que j'essaie d'historiciser ces catégories présentées ici de façon un peu intemporelle.

[iv] Comme dans L'Adoration de la Sainte-Trinité, de Dürer (1511), in Michel Butor, op.cit., p. 99.

[v] Comme dans L'Agneau mystique: l'Annonciation de Van Eyck (1426-1432), ibid. p.132.

[vi] Comme dans le Marat assassiné de David (1793), ibid. p.152.

[vii] Comme le Portrait de Louis-Auguste Cézanne par Cézanne (1866-67), ibid. p.153.

[viii] Comme les idéogrammes de Van Gogh imités de Hiroshige (1885), ibid. p.162 ou les signes énigmatiques de Kandinsky dans Succession (1935), ibid., p.164.

[ix] «Note sur la peinture», Pan, oct.-nov. 1910, pp.649-652.

[x] «La lettre dans la peinture cubiste», Travaux IV, Le Cubisme, C.I.E.R., 1971, Université de Saint-Etienne.

[xi] Cette lecture cherche à justifier un propos rétrospectif de Braque: («Toujours dans le désir de m'approcher le plus possible d'une réalité, j'introduisis en 1911 des lettres dans mes tableaux»). Mais c'est prendre le mot «réalité» dans son sens le plus positiviste. Tout aussi bien, c'est la double «réalité» du langage visuel et du langage verbal que Braque explore. A noter que c'est encore à l'interprétation traditionnelle que s'en tient Pierre Daix dans son Catalogue raisonné (1907-1916) du Cubisme de Picasso (P. Daix et J. Rosselet, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1979, p.84):«La nouveauté a surgi dans la recherche de repères réels, sans doute du hasard de la présence d'un journal local au titre en caractères gothiques: L'Indépendant….»

[xii] A noter qu'Apollinaire se livre à un geste symétrique et inverse dans son calligramme «Voyage» (juillet-août 1914), repris in Calligrammes (Paris, Poésie/Gallimard, 1966,pp.59-60), lorsqu'il introduit dans l'espace bi-dimensionnel du calligramme une icône de poteau télégraphique vu en perspective oblique. La surface-page impliquée par la bi-dimensionnalité du calligramme y accueille une sorte d'index perspectif emprunté au monde de l'image.

[xiii] Les imprimeurs l'appellent aussi «e commercial». Cf. Jean-Yves Pouilloux, «Enquête sur un caractère: &», Po&sie 39, décembre 1986

[xiv] Cette appellation, qui emprunte comme on le verra plus loin à un tableau de Max Ernst, de 1924, a été reprise par Renée Riese Hubert dans son article «The Tableau-Poeme: Open Work, Yale French Studies n°67, «Concepts of closure», 1984, pp.43-56. Elle l'applique essentiellement à des œuvres de Miro, Klee et Ernst qu'elle décrit comme rebelles à toute clôture de par leur ambivalence formelle.

[xv] «Le surréalisme et la peinture», La révolution surréaliste n°4, 15 juillet, 1925, pp.27-30.

[xvi] Ne disons rien de la poétique du dépaysement d'objets, en rapport avec le collage, ni de la systématisation de l'équivoque visuelle en «images doubles», telle que la pratiquera Dali bien plus tard et sur de tout autres bases.

[xvii] Paul Klee, Journal, Les Cahiers rouges, Grasset, 1959, p.296.

[xviii] «Des relations purement figuratives sont celles qui existent entre le clair et l'obscur, entre la couleur et le clair-obscur, entre les couleurs, entre le long et le court, le large et l'étroit, le net et le flou, la gauche et la droite, le bas et le haut, le premier plan et l'arrière-plan, entre le cercle et le carré ou le triangle.» Cité par Susanna Partsch, Paul Klee, Taschen, 1993, p.26.

[xix] «Paul Klee and the image of the book» in Rainer Crone, Joseph Leo Kerner, Paul Klee, Legends of the Sign, Columbia University Press, 1991.

[xx] In Paul Klee, Théorie de l'art moderne, Folio-Essais, 1985, p.38

[xxi] «Esquisse d'une théorie des couleurs» in Théorie de l'art moderne, (1956) , Paris, Gallimard, Folio-Essais, p.65.

[xxii] «Credo du créateur», Op.cit. , p.40.

[xxiii] On lit dans le tableau de Max Ernst de bas en haut «Dans une ville pleine de mystères et de poésie abrités sous des toits penchés par les nuits deux rossignols se tiennent enlacés Le silence de l'éternel de l'éternel qui préside à leurs ébats les invite aux plus douces confidences La nature morte se dressant au centre semble les protéger».

[xxiv] Breton, op.cit.,28.

[xxv]

La Révolution surréaliste n°12, 15 décembre 1929, p.32.

[xxvi] Telle est bien la position surréaliste de Max Morise qui, dans «Les yeux enchantés», n°1 de La Révolution surréaliste, er décembre 1924, p.27, lorsqu'il écrit: «Mais en vérité nous avons toutes les raisons du monde pour croire que l'élément direct et simple que constitue la touche du pinceau sur la toile porte sens intrinséquement, qu'un trait de crayon est l'équivalent d'un mot.» Et c'est cette conviction qui le conduit à poursuivre en donnant une interprétation surréaliste de la peinture cubiste: «Les premiers tableaux cubistes: aucune idée préconçue ne venait imposer le souci d'une représentation quelconaue; leslignes s'organisaient au fur et à mesure qu'elles apparaissaient et pour ainsi dire au hasard…»

[xxvii] Pour la description de cette installation, cf. Bruce Nauman-Raw materials, publié à l'occasion de l'exposition à la Tate Gallery du 12 octobre 2004 au 28 mars 2005, Tate, Londres, 2004.



Laurent Jenny

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 13 Septembre 2010 à 10h37.