Atelier



Lectures possibles de la catharsis aristotélicienne (notes), par Bérenger Boulay




Lectures possibles de la catharsis aristotélicienne
(notes)


Le terme grec «katharsis» apparaît deux fois dans La Poétique d'Aristote. On peut laisser de côté l'occurrence du chapitre 17 (1455 b 15), où il est simplement question de la purification religieuse qui procure le salut à Oreste, et se reporter au deuxième paragraphe du sixième chapitre (1449 b 24-28), sans doute l'un des passages du traité les plus cités et les plus commentés. Il y est notamment question de la «pitié» («eleos») et de la «terreur» (ou «crainte», ou «frayeur», «phobos»), d'une part, et, d'autre part, de la «katharsis» de «telles» ou de «pareilles émotions» («tèn tôn toioutôn pathèmatôn katharsin»):

La tragédie est la représentation (mimèsis) d'une action noble, menée jusqu'à son terme, et ayant une certaine étendue, au moyen d'un langage relevé d'assaisonnements d'espèces variées, utilisés séparément selon les parties de l'œuvre; la représentation est mise en œuvre par les personnages du drame et n'a pas recours à la narration; et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une katharsis de ce genre d'émotions[1].

Ces quelques lignes sont à l'origine de commentaires innombrables et de traductions variées et contradictoires.

  • Les désaccords portent ou peuvent porter tout d'abord sur la localisation de la terreur et de la pitié: qui éprouve ces émotions? «Eleos» et «phobos» peuvent être soit dans l'histoire qui est racontée ou représentée, notamment «sur scène» puisqu'il est alors question de la tragédie, soit hors de l'histoire et de la scène, chez le récepteur. Ou bien ce sont les personnages qui éprouvent la crainte et la pitié, ou bien ce sont les lecteurs et les spectateurs, ou bien ce sont à la fois les personnages et les lecteurs ou spectateurs, avec possibilité, évidemment, d'un mouvement ou d'un transfert des personnages aux lecteurs ou aux spectateurs.

  • Ensuite, on va se demander ce que signifie au juste «katharsis»: puisque le terme relève d'abord du vocabulaire médical, on le traduit souvent par «purgation», mais la question est alors de savoir s'il est employé dans La Poétique dans un sens concret, physiologique, ou dans un sens moral, voire intellectuel. Autrement dit, on se demande si c'est le corps qui est «purgé» ou si les choses se passent ailleurs, dans l'âme. Dans ce dernier cas, on se rapproche du sens religieux de «katharsis» qui peut alors être traduit par «purification» (notamment lorsqu'on suit la leçon «mathèmatôn katharsin» - «purification des connaissances» - du manuscrit A). Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot le traduisent enfin par «épuration».

  • Le troisième et dernier point concerne l'interprétation de «toioutôn», dans «tèn tôn toioutôn pathèmatôn katharsin» = «une catharsis de telles (toioutôn) émotions». Est-ce qu'il s'agit précisément des émotions dont Aristote vient de parler, la pitié et la terreur, qu'elles soient représentées dans l'histoire ou sur la scène, ou qu'elles soient éprouvées par le lecteur ou le spectateur? Ou est-ce qu'il s'agit d'émotions qui sont du même genre, des émotions de ce genre? Il s'agirait alors d'émotions apparentées mais pas nécessairement de celles qu'Aristote vient de mentionner: ce pourrait alors être les mêmes émotions, mais localisées ailleurs (dans le public, par exemple), ou bien il s'agirait d'émotions proches, de la même famille.

En jouant avec ces trois critères (localisation des émotions, interprétation du terme «katharsis» et interprétation de «toioutôn»), on peut classer les commentaires et les traductions du passage en fonction de l'efficacité qui est attribuée à la poésie.

On a ainsi des lectures qui minimisent le pouvoir de la poésie et des lectures qui, au contraire, lui prêtent la capacité de produire d'importants effets.

La version ultraminimaliste consiste à corriger «pathèmatôn katharsin» en «pragmatôn sustasin» (l'agencement des faits) ou à supprimer toute la partie finale de la définition de la tragédie dans la chapitre 6: il ne serait tout simplement pas question de la catharsis dans La Poétique. Quant à la version maximaliste, elle fait fi de «toioutôn» et considère que la pitié et la terreur sont des moyens pour «soigner» le public d'autres passions, par exemple l'orgueil. Le spectateur s'identifie par empathie au personnage qui a commis une faute tragique par orgueil. Le spectateur a pitié du personnage et a peur pour lui, en même temps que lui. Mais tandis que le personnage subit les conséquences de son orgueil, le spectateur sort de la représentation non seulement indemne mais purifié ou guéri de son orgueil.

Entre ces deux extrémités, la traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot semble se situer du côté des lectures qui minimisent l'efficacité de la poésie, sans pour autant nier que celle-ci produise des effets. Pour eux, la catharsis, c'est d'abord l'épuration de la représentation: ils écrivent en effet que «la tragédie peut “épurer” les émotions qu'elle éveille chez le spectateur» parce qu'«elle offre à son regard des objets eux-mêmes épurés»[2].

Du côté des interprétations qui prêtent beaucoup à la poésie, on va notamment trouver les lectures physiologiques de la catharsis. Dans un article paru dans le numéro 166 de la revue Poétique, William Marx réhabilite la lecture physiologique du passage. Selon lui, le terme «katharsis», dans le sixième chapitre de La Poétique, désignerait un équilibrage entre le réchauffement de la bile noire par la pitié et son refroidissement par la crainte[3]. On pourra lire dans l'Atelier la réponse de Claudio W. Veloso à William Marx, ainsi que la réponse de William Marx à la réponse de C. W. Veloso.




[1] Aristote, La Poétique, texte, traduction et notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot. Paris: Éditions du Seuil, coll. «Poétique», 1980, p. 53 (Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot proposent en fait de traduire «katharsis» par «épuration»).

[2] Ibid., n. 3 p. 190

[3] William Marx, «La véritable catharsis aristotélicienne. Pour une lecture philologique et physiologique de la Poétique», Poétique, n° 166. Paris : Éditions du Seuil, avril 2011, p. 279-297, p. 131-154. L'article est repris dans Le Tombeau d'Oedipe. Pour une tragédie sans tragique, Paris, Les Éditions de Minuit, «Paradoxe», 2012, dont on peut lire ici même l'introduction. Compte rendu dans Acta Fabula: "Les dieux ne lisent pas" par Florence Dupont.



Bérenger Boulay

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Dernière mise à jour de cette page le 16 Janvier 2013 à 13h39.