Atelier




Que nous fait la tragédie grecque? Par William Marx

Extrait de Le Tombeau d'Oedipe. Pour une tragédie sans tragique, Paris, Les Éditions de Minuit, "Paradoxe", 2012 (p. 9-13).

Compte rendu dans Acta Fabula: "Les dieux ne lisent pas" par Florence Dupont.
Lire également sur le site Vox-Poetica: Le tombeau d'Œdipe, entretien avec William Marx. Propos recueillis par Alexandre Prstojevic.

Texte reproduit dans l'Atelier avec l'aimable permission de l'auteur et des Éditions de Minuit.




QUE NOUS FAIT LA TRAGÉDIE GRECQUE?



Dans l'une de ses nouvelles les plus célèbres, Jorge Luis Borges décrit l'impuissance du philosophe Averroès à saisir la signification des deux mots principaux de la Poétique d'Aristote: comédie et tragédie. Le théâtre en effet n'existe pas dans la civilisation arabe du xiie siècle: Averroès n'en a jamais vu, il en ignore tout.

Échec assez cruel en soi si ne s'y ajoutait une ironie particulière: dans la cour de la maison, des enfants s'amusent à imiter les adultes. Le philosophe les observe pour se distraire, sans jamais soupçonner qu'il a devant lui l'objet de sa quête: le secret de la comédie se trouve sous ses yeux, et il ne le voit pas[1].


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Face à la tragédie grecque, nous sommes tous des Averroès – privés de la conscience de notre ignorance. Le philosophe arabe savait au moins qu'il ne savait pas. Nous, nous croyons connaître la tragédie: nous en avons lu et étudié à l'école, nous en avons vu au théâtre, nous avons fait le voyage d'Athènes et d'Épidaure. Eschyle, Sophocle, Euripide ne sont pas de simples noms: nous connaissons leurs œuvres, nous y avons pris du plaisir, il peut même nous arriver de les trouver admirables.

Alors quoi? Où est l'erreur?

C'est que rien de cela n'est vraiment la tragédie grecque – ou la tragédie attique, plus exactement. Nous n'en connaissons au mieux que des vestiges. Vestiges stupéfiants, sans doute, et dont l'ensemble forme l'une des plus hautes réalisations de l'esprit humain. Mais vestiges, tout de même.

Vingt-quatre siècles ont passé là-dessus, et il ne reste plus que ruines. Des ruines si belles qu'il nous semble avoir affaire aux œuvres mêmes, comme si nous ne voyions pas qu'il manque deux bras à la Vénus de Milo: terrible illusion.


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Que s'est-il passé entre la tragédie grecque et nous? Tout. À l'évidence, langue, religion, culture ne sont plus les mêmes. Textes, documents, monuments ont presque tous été perdus.Naufrage absolu d'où surnagent quelques épaves.

Mais il y a plus: entre la tragédie et nous est intervenue la littérature. Depuis un peu plus de deux siècles, nous vivons sous un régime de l'art du langage auquel nous avons tendance à rapporter à notre insu tout ce qui existait précédemment. Nous lisons les textes anciens à travers le filtre insidieux d'un art autonome, à vocation universelle, d'une intellectualité supérieure, détaché le plus possible de son contexte – des lieux, des temps et des dieux. Or, rien de cette littérature-là n'existait à Athènes au ve siècle avant notre ère.

Qu'y avait-il alors? Chercher à le savoir, c'est aller à la rencontre des extraterrestres: que viennent un jour des Martiens représenter sous nos yeux ébahis leurs pièces de théâtre, elles ne nous paraîtront pas plus exotiques que les chefs-d'œuvre d'Eschyle ou de Sophocle si nous acceptions de les voir tels qu'ils sont – ou si nous pouvions les retrouver tels qu'ils furent.

Il faut donc se défaire des idées reçues. Se lancer dans une entreprise de défamiliarisation. Apprendre ce que la tragédie n'est pas. L'approcher par le vide. L'expliquer – le paradoxe n'est qu'apparent – par le mystère.


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Lorsqu'un crime a eu lieu, le suspect numéro un est le dernier témoin à avoir vu la victime. On procédera de même. On partira de la dernière tragédie connue, le dernier témoin du genre: l'ultime pièce de Sophocle, qui se trouve être aussi, par les hasards de l'histoire, la plus récente de toutes les tragédies conservées (mais non pas la dernière dans l'absolu: il y eut d'innombrables tragédies représentées à Athènes par la suite, bien que toutes soient maintenant perdues).

Conférer pour cette seule raison une signification particulière à cette pièce serait une erreur: Sophocle ne pouvait imaginer qu'elle deviendrait l'ultime spécimen d'un art dont la fin n'adviendrait en réalité que quelques siècles après[2]. Pourtant, ce qui est faux comme réalité historique possède une certaine vérité en tant que symbole: Œdipe à Colone est pour nous, qu'on le veuille ou non, le tombeau de la tragédie grecque.

Œuvre doublement posthume, en effet: en 401, date de sa représentation, Sophocle est mort depuis cinq années déjà, et la tragédie elle-même est en train non de disparaître, mais de se transformer profondément (Les Grenouilles d'Aristophane portent témoignage de cette crise). Les Anciens ne la choisirent peut-être pas sans raison pour fermer chronologiquement le canon.


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Œdipe à Colone est l'autre Œdipe. Dans Œdipe roi, le héros devenu souverain de Thèbes voyait revenir à la surface le passé monstrueux dont il était le produit. L'ultime pièce de Sophocle présente à sa façon la suite de cette histoire[3]. Chassé de Thèbes, aveugle, impotent, accompagné de sa fille Antigone, Œdipe arrive par hasard à Colone, un faubourg d'Athènes. Après quelques incidents, il reçoit l'hospitalité officielle des Athéniens. Sa vie errante prend fin, et sa vie tout court également, dans des circonstances miraculeuses et sans nulle explication. D'Œdipe à Colone il ne restera finalement que le tombeau, mais un tombeau surnaturel, invisible et introuvable. Aussi inaccessible que nous l'est la tragédie grecque.

Que nous dit en effet de la tragédie cette tragédie sans tragique? Quatre thèses successives – ou plutôt quatre énigmes:

– la tragédie est une histoire de lieux, auxquels elle est indissolublement liée, et sans ces lieux elle n'est (presque) plus rien: symbolon privé de sa moitié essentielle;

– la tragédie n'a rien à voir avec ce qu'on nomme communément le tragique: on ne peut avoir aucune idée générale de ce qu'elle était, de ce qu'elle signifiait, de la vision du monde qu'elle exprimait, car le corpus disponible est le produit d'une transmission idéologiquement biaisée;

– la tragédie était dotée de pouvoirs pour nous inconcevables, comme celui d'agir sur le corps des spectateurs et de le guérir: ce qu'Aristote appelle la catharsis, terme dont il faut à tout prix restaurer le sens physiologique originel;

– la tragédie avait pour incarner les dieux et les héros une efficacité religieuse dont l'équivalent doit être aujourd'hui cherché partout sauf au théâtre – à l'église, peut-être?


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Le lieu, l'idée, le corps, le dieu: tels seront les quatre côtés de ce Tombeau d'Œdipe, par lesquels se manifeste l'étrangeté absolue de la tragédie grecque.

Quatre thèses – ou quatre hérésies, qui vont contre bien des idées reçues. Quatre chapitres entrant chacun en résonance avec des épisodes d'Œdipe à Colone. Mais aussi quatre hommages à des savants et lettrés des siècles passés dont les travaux permettent aujourd'hui encore de nous délivrer d'erreurs toujours à renaître.


***

Que nous fait la tragédie grecque? Rien: elle nous est totalement étrangère. Elle devrait nous l'être. Et pourtant, contre toute attente, elle n'en continue pas moins de nous toucher et de nous transformer.

Il faudra en dernier ressort expliquer le mystère de cette influence qui perdure malgré tant de malentendus. Car il ne s'agit pas de comprendre la tragédie: tâche impossible. Plutôt de pénétrer les raisons de notre incompréhension pour mieux prendre conscience de qui nous sommes.

En savoir davantage sur nous par ce qui n'est pas nous. Saisir la littérature par ce qui lui échappe totalement. Tels sont les pouvoirs de la tragédie. Et ceci est son tombeau.


William Marx


  • Page(s) de l'Atelier associée(s): le tragique.



[1]Jorge Luis Borges, «La quête d'Averroès» (1947), dans L'Aleph, Œuvres complètes, éd. Jean Pierre Bernès, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1993, t. I, p. 615-623. Borges puise explicitement le sujet de cette nouvelle dans l'essai historique Averroès et l'averroïsme (Paris, Durand, 1852, p.36): Ernest Renan y explique que, s'étant imaginé que «la tragédie n'est autre chose que l'art de louer, et la comédie l'art de blâmer», Averroès a cru «trouver des tragédies et des comédies […] même dans le Coran».

[2]En revanche, Sophocle pouvait aisément pressentir qu'il s'agirait de la dernière de ses propres tragédies, et cette connaissance a pu influer sur la composition et le sens de la pièce. Voir plus bas le chap. iv: «Le dieu», p. 152.

[3]Toutefois, les deux tragédies ne sont pas formellement liées, et l'on a pu noter entre elles des incohérences.



William Marx

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Dernière mise à jour de cette page le 25 Mai 2013 à 14h08.