Atelier


Le travail de la lecture dans la mise en scène contemporaine

Par Danielle Chaperon (Université de Lausanne)



Une première version de cet article est paru sous le même titre dans le volume Metteur en scène aujourd'hui - identité artistique en question ?, publié par Izabella Pluta en collaboration avec Gabrielle Girot (Presses Universitaires de Rennes, 2017). Le présent essai fait écho à une précédente réflexion intitulée, «Le travail de la narration», initialement paru dans Raconter des histoires. Quelle narration au théâtre aujourd'hui? (Genève, MetisPresses, 2012), qu'on peut également lire dans l'Atelier de théorie littéraire à l'entrée «Narration dramatique».


Dossiers Mise en scène, Théâtre, Pierre Bayard





Le travail de la lecture
dans la mise en scène contemporaine


Les historiens et les spécialistes de la littérature ne s'aventurent guère dans le champ des études théâtrales où ils ne sont, du reste, pas toujours les bienvenus. La prégnance des modèles linguistiques et sémiologiques dans ce champ d'études, au détriment des savoirs proprement littéraires, a longtemps suffi à les conforter dans leur indifférence ou à les décourager de s'intéresser professionnellement au spectacle vivant. Aujourd'hui, l'anthropologie sociale (les Performance Studies) ou les sciences cognitives jouent à bien des égards le même rôle. C'est donc le plus souvent loin de la littérature et loin de la critique littéraire que les outils conceptuels et descriptifs de l'art de la mise en scène continuent depuis la seconde moitié du XXe siècle à se développer — avec un succès qu'il serait vain de nier. L'hypothèse que nous explorerons néanmoins ci-dessous (à travers l'exemple de la lecture) est que certains développements récents de la théorie littéraire sont susceptibles d'éclairer certains aspects du spectacle théâtral contemporain.


Dans Enquête sur Hamlet, publié aux éditions de Minuit en 2002, Pierre Bayard aborde la question du «travail de la lecture» en s'intéressant prioritairement à des lecteurs professionnels (des chercheurs, des critiques, des philosophes, des psychanalystes), mais son ambition est de rendre compte aussi de la pratique des amateurs. Malgré la généralité de cet enjeu, il construit son livre autour d'une pièce de théâtre, alors que ce genre a la réputation d'attirer peu de lecteurs ordinaires, au contraire des romans historiques, policiers ou science-fictionnels auxquels il consacra ses autres études[1]. Par ailleurs, aucune réalisation scénique de Hamlet n'est mentionnée dans Enquête sur Hamlet[2] et le fait même que l'œuvre soit un texte dramatique n'est pas problématisé. Enfin, à aucun moment il n'est suggéré que la mise en scène puisse être le résultat d'une lecture et l'occasion de la mettre à l'épreuve. Bref, le choix du Hamlet de Shakespeare semble de fait avoir été celui d'une intrigue plutôt que celui d'un genre et d'un art spécifiques[3]. C'est pourtant avec une application des propositions de P. Bayard à la mise en scène que nous allons entreprendre nos investigations.



Le texte incomplet


P. Bayard place au cœur de sa réflexion, qui porte sur la lecture des œuvres de fiction, la définition du texte comme «incomplet». L'adjectif est à divers titres embarrassant. On peut d'abord préférer la suggestion inverse de MichelButor qui opposait le texte factuel/historique au texte fictionnel/littéraire en déclarant le premier «incomplet» mais «vérifiable» et le second «complet» mais «invérifiable»[4]. On peut aussi se souvenir que le terme figurait en bonne place dans Lire le théâtre[5], ouvrage dans lequel Anne Ubersfeld affirmait, avec une assurance qui lui vaut aujourd'hui encore de nombreux adeptes, que l'une des spécificités majeures du texte dramatique était son caractère «troué» (à savoir plus «incomplet» que les autres textes). Pour Bayard, il va de soi que tous les textes sont indistinctement incomplets et requièrent de la part du lecteur un même travail de «complément» (il aurait mieux valu dire de complètement). Il semble évident que le travail de complément ne peut aboutir à quelque chose que l'on puisse qualifier de «complet», alors qu'on se souviendra qu'Anne Ubersfeld suggère que la mise en scène (et elle seule) accomplit le texte dramatique.


Pour surmonter cet obstacle terminologique et conceptuel, il faut accepter de distinguer, avec Bayard, le texte et le monde du texte. Le narrateur d'un roman «ne peut jamais prétendre tout dire»[6] et «[n]ombreux sont les lecteurs à éprouver devant les textes de fiction, l'impression désagréable qu'on ne leur dit pas tout»[7]. C'est donc à l'aune du monde fictionnel (la diégèse), supposé aussi complet (et inatteignable) que peut l'être le monde réel pour chacun d'entre nous, que le texte de fiction peut paraître incomplet. D'un autre point de vue, comme le propose Butor, le texte peut aussi bien être tenu pour complet dans la mesure où aucune information supplémentaire vérifiable portant sur le monde fictionnel ne peut être découverte hors de son périmètre. Nous en déduirons avec P. Bayard que le texte dramatique est un texte incomplet, au même titre que les autres et, avec Butor, que toute activité consistant à (re)constituer le monde fictionnel est une activité d'imagination ou d'invention interminable dont les résultats sont invérifiables et infalsifiables[8].



Le travail interprétatif


Afin de prendre la mesure des enjeux spécifiquement liés au genre dramatique dans ce contexte théorique, il convient de rappeler quelles sont, pour P. Bayard, les opérations effectuées par un lecteur, que celui-ci soit professionnel ou privé. Outre l'activité de complément déjà mentionnée, deux opérations sont mises en évidence: le «travail de sélection» et le «travail de théorisation» (nommé aussi «travail de conceptualisation»)[9]. Chaque lecteur élabore, au cours de sa lecture, un texte singulier fondé sur une sélection de passages privilégiés: «[l]a sélection est l'opération majeure par laquelle s'effectue la séparation entre le texte général et le texte singulier»[10]. Les lecteurs professionnels sont exemplaires à cet égard puisque toutes les phrases «appelées à venir à l'appui d'une démonstration théorique»[11] seront dûment insérées dans le commentaire critique sous forme de citations. Puisque toute lecture cherche à «faire cohésion avec un ensemble de traces»[12], le travail de complément contribuera, en sus de la sélection, à renforcer la cohérence d'une «hypothèse interprétative» qui évolue en se corrigeant au fur et à mesure de la lecture (tel est le travail de théorisation exposé par le lecteur professionnel).


L'écriture dramatique traditionnelle (que pratique Shakespeare) est particulièrement intéressante dans ce contexte, car elle permet de prendre conscience à quel point le «texte général» (le texte écrit par l'auteur) est lui-même le résultat d'une (sorte de) sélection. Tous les faits qui constituent l'action et meublent le monde fictionnel ne sont en effet pas donnés à voir ou exposés à la vue par le texte (comme on dit en France au XVIIe siècle). La mise en forme dramatique d'une intrigue consiste en effet à sélectionner parmi les lieux, les événements, les personnages et les discours ceux qui seront montrés au témoin de l'action (témoin étant l'instance imaginaire à laquelle s'identifie le lecteur d'un texte dramatique[13]). Les faits «cachés»[14] sont livrés au témoin sous la forme de descriptions, de récits, de mentions, d'indices. La différence entre les faits montrés et les faits cachés est dramaturgiquement très puissante. Ainsi dans Cinna, par exemple, Corneille décide-t-il de ne jamais montrer Emilie et Auguste ensemble sur scène avant le dénouement[15], ceci afin que le témoin ne prenne pas la jeune femme en flagrant délit d'hypocrisie (Emilie fomente l'assassinat d'Auguste dont elle est la fille adoptive) et afin qu'il ressente le dilemme de Cinna écartelé entre les deux fidélités (à son amante, à son souverain). Les scènes du poème dramatique (ce qui est montré, par opposition à ce qui est caché) se présentent donc comme l'une des faces seulement du monde fictionnel. Chaque entrée et chaque sortie, de même que chaque tour de parole, rappellent par la netteté de leur découpe[16] qu'une partie de la fiction est escamotéeet qui comprend tout ce qui se passe avant la première scène et après la dernière, tout ce qui se déroule hors-scène et se fomente dans le for intérieur des personnages. Le lecteur est donc invité à reconstituer l'action, en y intégrant toutes sortes d'éléments extrapolés à partir des traces laissées dans la parole des interlocuteurs ou inférés sur la base de sa propre «encyclopédie »[17]. Dans la foulée de cette reconstitution, c'est tout naturellement, comme le rappelle P. Bayard, que le lecteur «ajoute des données là où elles font défaut», entreprend de «poursuivre les pensées inachevées secrètes» et d'«inventer du passé et de l'avenir au texte»[18].


Le travail de complément effectué par le lecteur d'une œuvre dramatique prendrait donc pour appui le résultat d'un travail de sélection et de hiérarchisation des informations déjà réalisé par le montreur, c'est-à-dire par l'instance qui médiatise imaginairement le rapport du lecteur au monde de la fiction. Il s'agit, comme l'écrivait l'Abbé d'Aubignac (à une époque où cette instance est appelée le «poète»), de « faire comprendre le reste comme en abrégé et par la représentation d'une seule partie faire tout repasser adroitement devant les yeux des spectateurs »[19]. Il est donc loisible au lecteur d'imaginer le reste à sa manière. Le metteur en scène est à cet égard un lecteur comme les autres. Pensons à Thomas Ostermeier qui a rêvé, avant de la montrer aux spectateurs, une scène où Hamlet et sa famille, sous une pluie diluvienne et pataugeant dans la boue, sont réunis au cimetière pour l'enterrement du Roi.


De ce point de vue, malgré la netteté du phénomène, le texte dramatique ne diffère pas du roman. Bien qu'un montreur soit par nature plus discret qu'un narrateur, il pourrait a priori être, comme il en est parfois de ce dernier, idiot, partial ou pervers[20]. P. Bayard ne semble prendre conscience de cette possibilité qu'à partir du moment où il soupçonne (grâce à un critique anglais du début du XXe siècle[21]) une scène de Hamlet de pouvoir être une hallucination du personnage éponyme[22]. Dans Qui a tué Roger Ackroyd?, P. Bayard écrivait que les «romans racontés par un assassin, un menteur ou un fou» ne font que «rendre plus manifeste la mauvaise foi de tous les narrateurs»[23]. À la fin de Enquête sur Hamlet, il en dira autant de toutes les pièces de théâtre. C'est la conclusion à laquelle il arrive en effet, une conclusion qui lui paraît si énorme qu'il en retiendra la formulation jusqu'à la dernière page de son ouvrage: «le caractère hallucinatoire de certaines scènes théâtrales rend l'ensemble du répertoire sujet à caution»[24].


Si P. Bayard découvre que le théâtre fonctionne à cet égard comme le roman, il ne va cependant pas jusqu'à établir formellement l'existence du montreur. Il ne met pas non plus en correspondance le travail de la narration et de la monstration avec le travail de la lecture. Pourtant, il paraît évident que si le narrateur et le montreur sélectionnent (fictivement, puisqu'aussi bien ce sont des instances fictives) les événements qu'ils vont rapporter, ils sont susceptibles, à l'instar du lecteur, d'avoir effectué le même type d'opérations de complément et de théorisation à partir d'un monde fictionnel dont ils ne sont pas les inventeurs, puisque c'est bien l'auteur qui crée non seulement le monde et l'intrigue, mais aussi l'instance narratrice ou monstratrice qui sert de vecteur d'immersion[25]. Il faut en effet reconnaître, dans la narration, la monstration et la lecture, trois formes de «travail interprétatif» qui ont en commun un semblable «effort visant à donner sens à un ensemble d'indices, traces, signes venus d'ailleurs et d'autrui»[26]. Si le roman, depuis le XVIIIe siècle, construit des narrateurs «indignes de confiance» pour lever le voile sur ces procédures, le théâtre semble à l'évidence avoir été moins aventureux[27].



Le metteur en scène, lecteur professionnel ?


Qu'en est-il du metteur en scène qui, lorsqu'il s'empare d'un texte dramatique, commence par en être un lecteur parmi les autres? En sélectionnant les passages, le lecteur creuse, consciemment ou inconsciemment, les «trous»[28] que sa rêverie ou son effort de théorisation va emplir. On comprend tout ce dont ce lecteur est capable dès lors qu'on envisage qu'un élément complémentaire peut prendre la place d'un élément non sélectionné! Puisque tout processus de sélection se double d'un processus d'exclusion plus ou moins conscient[29], on peut se demander en effet si les passages exclus continuent d'influencer l'interprétation. Le lecteur se sent-il contraint de se soumettre à un principe de non-contradiction avec les passages qu'il n'a pas sélectionnés ?[30] Rien n'est moins sûr en ce qui concerne le lecteur privé qui n'a de compte à rendre à personne et ne se préoccupe pas de la robustesse de ses hypothèses interprétatives (P. Bayard s'en passe lui-même fort bien lorsqu'il effectue des variations érotiques autour du destin de Geneviève Dixmer)[31]. En revanche, le lecteur professionnel se sent déontologiquement contraint de ne pas entrer, du moins volontairement, en contradiction avec des éléments du texte qu'il ne cite pas: conséquence de la publicité qu'il souhaite donner à son interprétation ainsi que de la célébrité des œuvres qu'il analyse. Les éléments non-cités sont donc dans ce cas moins exclus que relégués au second plan, car le destinataire de l'interprétation est toujours susceptible de retourner au texte interprété (il s'agit ici d'une forme de respect de l'«éthique de la discussion»).


Les metteurs en scène ressemblent beaucoup à ces lecteurs professionnels dans la mesure où les uns comme les autres rendent public le résultat de leur lecture. Au théâtre, même si le texte dramatique est entièrement «cité» (prononcé) sur scène, les effets d'accentuation et de mise en relief peuvent accorder la prééminence requise aux passages qui ont retenu l'attention du metteur en scène; les techniques de complément propres à l'art de la scène[32] se mettent alors au service de la hiérarchisation des éléments du texte (certains fils de l'action prenant le pas sur les autres, certains personnages étant privilégiés, certaines répliques gagnant en d'importance, etc.). Par ailleurs, aujourd'hui, les metteurs en scène ne se sentent plus contraints de «citer» l'ensemble du texte. La représentation d'un texte coupé, ou d'un montage d'extraits, n'a rien de choquant comparée à la pratique de l'analyse des textes par des lecteurs professionnels qui ne citent que quelques passages de l'œuvre concernée, le plus souvent dans le désordre[33], effectuant ainsi bel et bien un «montage» de citations.


Reconnaissons à quel point est libératoire la comparaison (à laquelle nous invite involontairement P. Bayard) entre la mise en scène et les essais de critique ou d'histoire littéraire. Quand un texte mis en scène appartient à la mémoire culturelle des spectateurs (comme pour Giulio Cesare (1999) ou Genesi (1999) de Romeo Castellucci, par exemple), les opérations de coupes, d'ajouts, de remplacements, de montage et de démontage, sont explicites : libre au spectateur de (re)lire le texte d'origine à défaut de s'en souvenir (en l'occurrence le Jules César de Shakespeare et le premier Livre de l'Ancien Testament). Voilà qui banalise la présentation de fragments à l'état de citations autour desquels le metteur en scène élabore son spectacle.



Le metteur en scène, lecteur privé?


Certains parleront pourtant à propos, par exemple, de R. Castellucci — pour le déplorer ou s'en réjouir — de «texte-prétexte», de «texte-matériau». Or ces termes font écho à la définition que P. Bayard donne de toute lecture privée. Celle-ci n'a pas vocation de promouvoir une «théorie» puisqu'elle s'arrime à ce qu'il appelle un «paradigme intérieur»: «la mise en jeu du paradigme intérieur se fait dans la constitution de l'œuvre comme prétexte, c'est-à-dire dans sa dissociation d'avec elle-même.»[34] Rares sont aujourd'hui les metteurs en scène qui prétendent dévoiler quelque vérité sur le texte, sur le monde ou transmettre des modèles d'intelligibilité fiables. Avec Jacques Rancière et Yves Citton[35], nous constaterons en effet que le monde théâtral contemporain est dans une phase post-critique et post-pédagogique (une manière de nouvelle « ère du soupçon»). Ce constat trouverait grâce aux yeux de P. Bayard, puisque les lecteurs professionnels lui paraissent avoir le défaut majeur de prétendre parler du texte en général et non du texte singulier qu'ils élaborent nécessairement. Il assume ainsi une vision relativiste de la lecture contre une vision qu'il qualifie d'herméneutique. Reste à savoir, dans le cas de la mise en scène, pourquoi une lecture privée, relevant au mieux de l'idiolecte théorique, au pire de larêverie individuelle[36], peut justifier une présentation publique[37].


On pourrait d'abord supposer que le metteur en scène se propose de réduire la distance historique ou culturelle qui sépare un texte du public. Ce type d'adaptations entrerait pour P. Bayard dans la catégorie des «améliorations». Dans Enquête sur Hamlet, il rappelle en effet que certains critiques ont ressenti le besoin de diagnostiquer une imperfection de la pièce de Shakespeare, avant d'entreprendre un travail de complément: «L'intérêt de ce type d'approche contestatrice, voire iconoclaste, est de ne pas poser comme un postulat intangible l'idée d'une cohérence, mais de considérer qu'il n'est pas impossible que certaines difficultés de lecture viennent surtout des imperfections de l'œuvre»[38]. Dès lors que l'œuvre incomplète est déclarée imparfaite, toute activité de complément peut en effet passer pour une amélioration. Même si ce concept, tel qu'il est développé en 2000 dans Comment améliorer les œuvres ratées?[39], est provocateur, il est intéressant de se demander au nom de quelle(s) norme(s) une œuvre peut être qualifiée de «ratée». Le cas le plus intéressant se présente quand «c'est par rapport à l'ensemble d'un contexte de réception, et non seulement d'un itinéraire personnel [celui de l'auteur], qu'une œuvre peut être qualifiée de ratée». Une œuvre « rate» (c'est-à-dire rate le lecteur qui est sa cible) dès lors qu'elle est lue dans un contexte de réception inadéquat: «Il existe un effet d'époque qui nous rend plus sensibles à telle ou telle faiblesse littéraire […]. Ou, à l'inverse, qui donne ultérieurement consistance à des éléments qui ne semblaient pas à l'origine présenter un intérêt esthétique particulier»[40]. P. Bayard formule dans Comment améliorer les œuvres ratées? ce qui va constituer plus tard la colonne vertébrale de sa théorie de la lecture: «les éléments de l'œuvre ne sont pas tous donnés immédiatement, mais […] certains ont été apportés par les lecteurs de chaque époque. Il importe donc que l'œuvre soit suffisamment ouverte, y compris fantasmatiquement, pour que le travail ultérieur de complément le soit à son bénéfice et que des époques variées puissent s'y venir refléter. Dans cette hypothèse, ce ne sont pas seulement les lecteurs qui changent, c'est l'œuvre qui s'adapte.»[41] En somme, l'œuvre véritablement ratée serait celle qui résisterait à l'adaptation et à l'amélioration. On voit ici à quel point P. Bayard entre en résonance avec la sémiotique théâtrale de la seconde moitié du XXe siècle, tout en échappant entièrement aux débats sur la «théâtralité», sur l'«essence du théâtre» et autres «droits et devoirs de la mise en scène». L'hypothèse que les metteurs en scène améliorent les œuvres en les actualisant aurait sans doute paru séduisante dans le dernier quart du XXe siècle[42], époque de ce que l'on a pu nommer «l'ère de la mise en scène»[43]. Mais cette hypothèse est obsolète dès lors que cette ère est terminée.



Montrer le travail de la lecture


Aujourd'hui, l'enjeu paraît s'être déplacé. On constate en effet que, de plus en plus, c'est le travail même de la lecture — beaucoup plus que son résultat — qui est actuellement donné à voir sur les scènes contemporaines. La rencontre avec les phrases anciennes, avec les mondes fictionnels passés et avec les intrigues héritées, est de plus en plus souvent le sujet même du spectacle. L'actualisation et l'adaptation, ayant perdu leur finalité politique et cognitive, sont devenues psychologiquement et socialement problématiques. Le texte canonique est-il capable de produire de l'intelligibilité dans le monde d'aujourd'hui? Peut-il encore faire sens? Peut-il aider à penser l'existence contemporaine ? À défaut de croire encore à l'humanisme et à l'universalité de l'art, comment faire ? On peut évoquer, parmi bien d'autres, le spectacle de Philippe Saire (avec un texte d'Antoinette Rychner), La Dérive des continents (2013) dans lequel quatre hommes mettent leur masculinité à l'épreuve de L'Odyssée d'Homère; ou All Apologies/Hamlet (2013) d'Alexandre Doublet où la tragédie de Shakespeare est interrompue par les graves monologues d'une douzaine d'adolescents valaisans (avec des textes d'Adrien Rupp). On peut penser aussi à Will's Will de Vincent Brayer (2015), où trois comédiennes tentent de se libérer de l'emprise des figures féminines de Shakespeare et en particulier de l'embarrassante Desdémone:

Avec Will's will, Vincent Brayer souhaite creuser la question de l'identité sous l'angle de l'héritage: Peut-on voir ce que des personnages hérités de la littérature mettent en jeu dans l'identitéd'unepersonne? Quelles sont les relations qui se tissent entre acteurs et personnages hérités du corpus shakespearien? Quel est l'espace qui se forme dans l'écart entre personnage et identité de l'acteur qui tente de s'en approcher ? Ce monde «entre » sera le cœur de la recherche de plateau[44].

Outre ces spectacles récemment créés sur les scènes romandes, on peut évoquer de nombreuses créations qui ont fait les délices des scènes et de festivals européens. Pensons par exemple au rôle inattendu que joue, pour rendre pensable un voyage en Chine, le mythe d'Orphée et Eurydice dans Ping Pang Qiu d'Angelica Liddell (2012) ou, chez cette même artiste, à l'étrange articulation du Peter Pan de J. M. Barrie et du massacre de l'île d'Utøya dans Tout le ciel au-dessus de la Terre (le syndrome de Wendy) (2013). Enfin, que dire de l'aveu d'échec, pour Nicolas Stemann, de Nathan le Sage de Lessing dont la fable s'effrite au contact de Crassier/Bataclan d'Elfriede Jelinek (2016).


Il apparaît, plus ou moins manifestement, que le texte «cité» n'est plus l'objet propre du travail de la lecture, mais qu'il est devenu une ressource associée à un travail d'interprétation d'autre chose. Dans Please, continue (Hamlet) de Yan Duyvendak et Roger Bernat (2011)[45], la pièce de Shakespeare sert de référence commune à trois acteurs et à six professionnels du corps judiciaire réunis sur scène par un fait divers: la mort de Polonius. Le texte de Shakespeare, dont les répliques ne sont jamais citées, influence pourtant souterrainement les plaidoiries et les expertises; il guide le jeu et les improvisations des comédiens et détermine la réception des spectateurs — au point d'aveugler les intervenants (les juristes, les experts et les membres du jury choisis dans le public) sur les incohérences du dossier qui leur est fourni. Dans tous ces exemples, le recours à un texte s'effectue à l'occasion d'une situation ou d'un événement individuel ou collectif bouleversant voire traumatique (l'adolescence, l'identité sexuelle, un voyage en Chine, le massacre d'Utøya, un fait divers sanglant). Dans Nathan le Sage de N. Stemann, le texte est mis à l'épreuve des attentats djihadistes. Le texte canonique est mis au défi de «rendre du sens».


Tout cela amène les metteurs en scène d'aujourd'hui à exhiber, en tant que telles et sans les estomper, les opérations de sélection, de complément et de théorisation inhérentes à leur interprétation mais surtout à leur usage d'un texte[46]. Si ces opérations sont ainsi présentées, ce n'est nullement par provocation, rébellion, revendication (comme ce fut le cas dans les années 1970), c'est parce que dans leur pénible et vital accomplissement réside l'un des enjeux principaux du spectacle. L'ensemble du processus — réminiscence, citation, appropriation, interprétation — se révèle souvent conflictuel, provisoire, désespérant[47]. (Il lui arrive aussi, dans sa fragilité, d'être ironique, ludique, joyeux.) Le montage bringuebalant des extraits, le bricolage des cohérences, la bizarrerie des «paradigmes intérieurs», la faiblesse de la conceptualisation, rien n'est plus caché d'une situation de crise qui n'a plus rien à voir avec la rivalité entre les arts (le paragone entre le théâtre de texte et le théâtre d'image!). Il ne s'agit plus de surpasser l'auteur, d'améliorer un texte imparfait ou oublié. Il s'agit de partager la lecture comme une expérience de survie, une tentative de réparation, c'est-à-dire comme un risque et un acte. Cet acte de lecture, indissociable de l'acte d'interprétation d'une situation humaine, est peut-être aujourd'hui l'un des plus interrogés sur les scènes théâtrales.



Partager la lecture ?


Au doute concernant l'utilité et l'actualité des œuvres littéraires (mais on pourrait sans doute en dire autant de l'héritage culturel en général) s'ajoute un autre problème sur lequel insiste P. Bayard quand il suppose que les mondes créés par les lecteurs sont entre eux incommensurables et incommunicables: «On peut donc supposer que si les univers sont séparés par des différences de paradigmes, l'univers dans lequel chacun de nous est marqué par un paradigme intérieur rend difficile, voire impossible, la communication avec les autres»[48]. Voilà pourquoi la discussion entre lecteurs (qu'ils soient professionnels ou privés) est pour P. Bayard, fatalement, un «dialogue de sourds». Le texte matériel ne suffirait pas en effet à garantir l'accès des lecteurs à un texte commun: «Si l'existence de cette œuvre commune n'est pas discutable, elle n'en est pas pour autant accessible, faute d'un accès vers le texte qui ne soit pas marqué par la vie psychique du lecteur»[49].


Faut-il être aussi désabusé que P. Bayard? L'accès à un texte supposé commun ne semble en effet pas nécessaire à la communication et au partage. Même les commentaires des lecteurs professionnels discutés par Bayard sont, à lui comme à nous, intelligibles. P. Bayard lui-même ne réussit-il pas à nous convaincre — au moins provisoirement — que le prince Hamlet a tué son père (celui-ci ayant été surpris par celui-là dans le lit d'Ophélie) ? Que le narrateur du Meurtre de Roger Ackroyd s'est laissé accuser pour couvrir le véritable assassin? Que la belle Geneviève Dixmer d'Alexandre Dumas pourrait éviter la guillotine? À l'instar de Polonius dans Hamlet, nous sommes prêts à reconnaître, dans la forme des nuages qui passent, des chameaux, des belettes et des baleines; nous parvenons à adopter le point de vue d'un autre lecteur (professionnel ou privé), de la même manière que nous pouvons adopter imaginairement le point de vue d'un narrateur ou d'un montreur. Certes, il n'est guère possible de percevoir les trois animaux vaporeux simultanément[50], mais ce n'est pas rien que d'être capables de les voir alternativement, guidés par le doigt ou par la voix d'un autre interprète. Tout porte donc à croire que les différents mondes créés par la lecture sont, au moins en partie, accessibles. Mieux, ils deviennent à leur tour disponibles. (Une condition importante doit cependant être remplie: aucun lecteur ne doit prétendre à ce que le monde de sa lecture soit le monde du texte.)


Dès lors qu'il est communiqué et partagé, un monde de la lecture est lui-même incomplet et susceptible de faire l'objet de nouvelles opérations de sélection, de complément et de théorisation. Il en est ainsi, bien sûr, de la mise en scène (résultat d'un processus de lecture) dont chaque spectateur s'empare à son tour. Le spectateur est donc aussi l'interprète du spectacle[51]. Le voilà qui, tel un lecteur, accommode son attention, explore telle ou telle piste, consolide telle ou telle hypothèse[52]. Il est bien à cet égard le «spectateur émancipé» de Jacques Rancière: «Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu'il voit à bien d'autres choses qu'il a vues sur d'autres scènes, en d'autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui. »[53] Il n'y a jamais, au théâtre et dans la vie, dit Rancière, « que des individus qui tracent leur propre chemin dans la forêt des choses, des actes et des signes qui leur font face ou qui les entourent»[54]. L'ensemble de ce système de lectures successives et emboîtées peut être rapproché de ce que Y. Citton appelle la «fragilité épistémologique»[55] de l'interprétation. Cette fragilité est précisément ce qui est problématisé aujourd'hui sur scène.



Une communauté de lecteurs


Chaque jour, des centaines de personnes dans d'innombrables salles de théâtre assistent à la concrétisation de la lecture d'un ou de plusieurs lecteurs (un metteur en scène ou un collectif). Si l'on s'intéresse tant à la lecture de quelqu'un d'autre, ce n'est pas qu'on en attende la vérité du texte, c'est parce qu'on est soi-même lecteur. Tel est le paradoxe, nous semble-t-il, de nombreux spectacles présentés sur les scènes actuelles: ils ne thématisent plus une relation (gratifiante) à un auteur, mais un rapport (fragilisé) à la lecture, et ce faisant ils semblent de plus en plus supposer une communauté de lecteurs, communauté actualisée par le public du spectacle. En ce qui concerne le public, il faut admettre que la dimension de l'expérience qui consiste à avoir lu des livres — et ne plus savoir très bien à quoi ça sert — pourrait constituer un motif fondamental de sa présence dans la salle. (On mesure le caractère provoquant de cette affirmation). On comprendrait dans ce cas pourquoi chaque spectateur est susceptible d'éprouver une empathie de lecteur avec ceux qui œuvrent sur le plateauet pourquoi il est apte à recevoir la qualité émotionnelle du processus de lecture qui est déployé devant lui — son caractère à la fois héroïque et désemparé.


Intégré à cette communauté des lecteurs, le metteur en scène semble avoir renoncé à sa toute puissance. Dire que le texte est une ressource plutôt qu'un matériau n'est pas sans conséquence puisque cela suppose la reconnaissance d'un «besoin». Le metteur en scène n'est plus ce maître ès interprétations qui impose à une équipe de praticiens (et au public) le résultat d'une opération préalable au travail de répétition. Parfois, en effet, l'apport collectif du travail « à la table» se substitue à la préparation solitaire du metteur en scène. Souvent, ledit travail à la table — jugé vieillot — est abandonné, et c'est sur le plateau que s'éprouvent les propositions de chacun, sous la forme d'improvisations. Si le metteur en scène reste encore celui qui assemble les morceaux qui seront sélectionnés au cours des répétitions et au besoin complétés, c'est le résultat d'une lecture collective et plurielle qui est alors présenté aux spectateurs. C'est ainsi que furent conçus Will's will de Vincent Brayer, All Apologies/Hamlet d'Alexandre Doublet ou encore C'est une affaire entre le ciel et moi, d'après le Dom Juan de Molière, de Christian Geffroy-Schlittler (2014). Parfois, et tout différemment, le metteur en scène devient l'auteur d'un texte qui se substitue au texte interprété. Ainsi en est-il de Jeanine Rhapsodie de Julien Mages, écrit d'après Le Misanthrope (2015) ou des Filles du Roi Lear ou la véritable histoire de Rihanna, de Marielle Pinsard, d'après Shakespeare (2014). Parfois, c'est le travail de répétition du texte qui est donné à voir sur le plateau, comme cela semble le cas pour Les Histoires d'Andromaque d'Alexandre Doublet (2015) ou dans Toi partout de Denis Maillefer, consacré à deux nouvelles de Charles-Ferdinand Ramuz (2010). Dans ce dernier spectacle, sont donnés symptômatiquement à voir les troubles, hésitations et réticences suscités par le texte chez les jeunes comédiens qui agissent, en leur nom propre, sur la scène. Tous ces cas de figure ont en commun un metteur en scène qui (fictivement ou réellement) semble ne plus vouloir assumer seul la responsabilité d'un acte de lecture devenu lui-même «dramatique», c'est-à-dire source de conflits, de tourments — et, plus dangereusement encore, d'espoirs fous.



Une communauté interprétative dissensuelle


De quelle nature est la communauté de lecteurs qui se forme dans une salle de théâtre? Pour Jacques Rancière, il est urgent de renoncer à toutes formes de «cérémonies communautaires»[56], tant la perspective d'un retour du communautarisme est effrayante. Il semble bon que, renonçant à ses propres utopies, le théâtre milite en faveur de spectateurs (et des lecteurs) qui s'extirpent du «tissu harmonieux de la communauté»[57] (où chacun est assigné à sa place, à sa classe, à sa fonction). Est-ce si simple?


Stanley Fish met en effet en évidence la surdétermination collective des cadres de l'interprétation. Chacun appartiendrait — jusque dans l'intimité de sa lecture — à une «communauté interprétative» dont il n'aurait souvent pas conscience et à laquelle il lui serait impossible d'échapper. Les communautés interprétatives (marquées par des paradigmes théoriques intériorisés) fournissent les systèmes d'intelligibilités à travers lesquelles un texte lu prend sens. Pascal Nicolas-Le Strat parle, quant à lui, de «communautés d'usage»[58] afin de laisser place à la plasticité et la pluralité. Chacun appartiendrait dans ce cas, du fait de sa biographie propre, à plusieurs communautés interprétatives (linguistique, culturelle, sociale, politique, professionnelle, sexuelle, générationnelle, etc.) avec lesquelles il peut jouer. Si l'on veut croire à la possibilité d'un spectateur émancipé, on comprend que le lecteur doit se détacher de sa ou de ses communauté(s) interprétative(s) et développer ce que P. Nicolas-Le Strat appelle une «polyvalence tactique»[59]. Cette capacité à «bricoler» ne suffit pourtant pas, puisque l'émancipation n'est effective que lorsque cette capacité fait l'objet d'une reconnaissance. Yves Citton le rappelle, qui préface la traduction des textes les plus célèbres de S. Fish: c'est «une tâche politique immédiate que de nous convaincre qu'aucun texte ne prescrit quoi que ce soit par lui-même, mais que ce sont toujours des interprètes (humains) qui font dire à ce texte quelque chose qui leur est utile »[60].


Faisons l'hypothèse que la salle de théâtre est le lieu où peut pleinement s'opérer l'émancipation des lecteurs,émancipation qui peut-être précède celle des spectateurs. L'émancipation des lecteurs a le mérite, en effet, de pouvoir s'opérer pendant le spectacle, à l'occasion du frottement entre les lectures de chaque spectateur avec celle du metteur en scène ou du collectif de création. Pendant le spectacle (au moins) deux lectures «se lèvent» et s'affrontent en convoquant, à l'occasion l'une de l'autre, ses propres fantômes. Les théoriciens de l'émancipation du spectateur —Jacques Rancière, Jean-Loup Rivière[61], Denis Guénoun[62]— sont du reste souvent embarrassés de devoir déléguer le «politique» à la conversation d'après-spectacle, au moment du débat et du partage des interprétations (et de devoir reléguer l'émancipation à quelque coulisse intérieure). Ce partage et ce débat n'aurait pas lieu s'ils ne commençaient déjà, dans la salle, entre le plateau et le public, d'égal à égal, de lecteur à lecteur.


En rendant collectives et problématiques les opérations de la lecture, en rendant perceptibles les divergences d'interprétation, les accidents d'appropriation, les attentes démesurées, le théâtre contemporain «de texte»[63] ébranle les certitudes, sème le doute et ouvre le champ des possibles dans toutes les activités interprétatives «dont nous sommes tous (plus ou moins) à la fois les agents, les évaluateurs et les critiques»[64] . Comme le conseille Yves Citton, «notre destin collectif est intimement lié à notre capacité à réinterpréter les interprétations sur lesquelles reposent nos habitudes quotidiennes»[65].




Danielle Chaperon
2017



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Bibliographie


Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd?, Paris, Minuit, 1998.

Pierre Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées?, Paris, Minuit, 2000.

Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, Le dialogue de sourds, Paris, Minuit, 2002

Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on a pas lus?, Paris, Minuit, 2007.

Pierre Bayard, Il existe d'autres mondes, Paris, Minuit, 2014.

Pierre Bayard, Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer?, Paris, Minuit, 2015.

Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires?, Paris, Amsterdam éd., 2007.

Yves Citton, L'Avenir des humanités, Paris, La Découverte, 2010.

Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.



[1] Par exemple : Qui a tué Roger Ackroyd?, 1998; L'Affaire du chien des Baskerville, 2008; Il existe d'autres mondes, 2014; Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer?, 2015. (Tous les ouvrages de Pierre Bayard sont publiés aux éditions de Minuit à Paris.)

[2] À l'exception d'une note où Peter Brook est cité pour avoir changé, dans sa mise en scène de 2001, l'ordre des scènes de la pièce. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, Le dialogue de sourds, Minuit, Paris, 2002, pp.55-56 (note 20).

[3] Les théories de la lecture, ainsi qu'en témoigne l'anthologie réunie et présentée par Nathalie Piégay-Gros (Le Lecteur, Paris, Flammarion, GF-Corpus, 2002), ont massivement privilégié les textes narratifs au détriment des genres dramatiques et lyriques.

[4] Michel Butor, Essais sur le roman, 1975 [1955], Gallimard (Tel), Paris, p.7.

[5] Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Éditions sociales, Paris, 1977 (édition revue, Belin, 1996).

[6] Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd?, p.59.

[7]Ibidem, p.17.

[8] Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, p.86.

[9] Pour Bayard la sélection et la conceptualisation peuvent être représentés sous la forme de deux axes, le premier horizontal, le second vertical. Un privilège accordé au premier relèverait d'une approche herméneutique, au second d'une approche relativiste. C'est le lieu de préciser que P. Bayard s'inscrit, dans la description de ces opération, dans l'héritage de Wolfgang Iser, L'Acte de lecture, théorie de l'effet esthétique, Liège, Mardaga, 1985 [1976]).

[10] Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, p.36.

[11] Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, p.35.

[12] Yves Citton, L'Avenir des humanités, Paris, La Découverte, 2010, p.98. Yves Citton distingue la lecture (passive et convenue) de l'interprétation (active et inventive). Pour Pierre Bayard, il n'y a pas lieu de différencier qualitativement plusieurs types de lecture.

[13] Rappelons que le mode dramatique se distingue du mode narratif (ou épique) en montrant l'action au présent. L'acte de monstration peut être attribué à une instance, le montreur (ou le présentateur si l'on réserve montreur à l'instance correspondante du spectacle théâtral) qui prend en charge, par exemple, l'ensemble du texte didascalique. Face au montreur, il y a un témoin auquel le lecteur d'un texte dramatique est appelé à s'identifier.

[14] «C'est ce qui me donne lieu de remarquer que le poète n'est pas tenu d'exposer à la vue toutes les actions particulières qui amènent à la principale: il doit choisir celles qui lui sont les plus avantageuses à faire voir, soit par la beauté du spectacle, soit par l'éclat et la véhémence des passions qu'elles produisent, soit par quelques autres agréments qui leur sont attachés, et cacher les autres derrière la scène, pour les faire connaître au spectateur par une narration.» (Corneille, «Discours des trois unités», dans Trois Discours sur le poème dramatique, présentation Bénédicte Louvat et Marc Escola, Paris, GF-Flammarion, 1999. p.134, je souligne).

[15] Ces deux personnages ne se rencontrent sur scène que pour le dénouement.

[16] Bayard parle, à propos des extraits sélectionnés, «des découpes à chaque fois individuelles» (Enquête sur Hamlet, p.49).

[17] Umberto Eco, Lector in fabula, ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1985.

[18] Bayard, Enquête sur Hamlet, p.48.

[19] François Hédelin, Abbé d'Aubignac, La Pratique du théâtre, Genève, Slatkine Reprints, 1996 [1657], pp.74-75.

[20] Historiquement, il serait plus précis d'affirmer que le développement de montreurs “indignes de confiance” contribue à la «crise du drame» de la fin du XIXe siècle. Voir Jean Pierre Sarrazac, L'Avenir du drame, Ecritures dramatiques contemporaines, Lausanne, Éditions de L'Aire, 1981.

[21] Walter Wilson Greg dont un article de 1917 dans The Modern Language Review joue un rôle important dans le livre de Bayard.

[22] Il s'agit en particulier de la scène entre Hamlet et Gertrude pendant laquelle Hamlet seul voit et entend le spectre de son père dont les interventions sont dûment validées par les didascalies.

[23] Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd?, Minuit, Paris, 1998, p.74. On se souvient que le narrateur du roman d'Agatha Christie se révèle, à la fin du récit, le meurtrier. Bayard, poussant la logique du soupçon jusqu'à son terme, remet en question l'aveu de ce narrateur et fournit les preuves textuelles que ce personnage se sacrifie pour couvrir quelqu'un.

[24] Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, p.181 [je souligne]. Ce constat est donné comme la réponse à l'énigme posée au début de l'ouvrage à propos de l'aventure de John Dover Wilson qui décida, à la lecture de l'article de Walter Wilson Greg sur Hamlet (voir n. 21), de vouer sa vie à réfuter les arguments de son auteur.

[25] Pour utiliser la terminologie de Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction?, Paris, Seuil, 1999.

[26] Yves Citton, L'Avenir des humanités, p.38.

[27] Le mode dramatique ne proposait pas de manière explicite l'équivalent du « narrateur homodiégétique », narrateur interne à l'histoire racontée, susceptible d'expérimentation littéraire sur la mauvaise foi, le refoulement ou l'ignorance.

[28] Le concept emprunté par Anne Ubersfeld à Wolfgang Iser (L'Acte de lecture, théorie de l'effet esthétique, Liège, Mardaga, 1985 [1972]).

[29] Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd?, p.112. L'étape de conceptualisation (voir Enquête sur Hamlet) dans cet ouvrage antérieur, est dénommée construction ou théorisation. Le paradigme intérieur était appelé mythologie théorique (p.124).

[30] P. Bayard ne mentionne ce problème qu'une seule fois, quand il distingue parmi les lecteurs professionnels ceux qui (écrivains ou «dramaturges») vont jusqu'à «contredire» ou «modifier» les textes qu'ils utilisent comme un «canevas».

[31] Dans Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer?, le lecteur bayardien n'hésite en effet pas à modifier certains épisodes.

[32] Ne serait-ce que la (re-)constitution de la situation d'énonciation dans laquelle prennent place les énoncés produits par les personnages, pour reprendre le modèle pragmatique traditionnel.

[33] On pourrait aussi s'interroger sur une autre pratique qui consiste à «éditer» le texte en l'accompagnant d'un important appareil critique sous forme de notes: autre manière de «mettre en sens» le texte, mais cette fois en le «citant» intégralement.

[34] Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, p.143.

[35] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé. Pour Rancière, le théâtre actuel promeut un mode «esthétique» (c'est-à-dire ni éthique, ni pédagogique).

[36] «[…] s'ouvrent à l'imagination du lecteur, des espaces infinis de complément et de rêverie.» (Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, p.81)

[37] Remarquons que c'est précisément à ce type de présentation que se livre Bayard dans ses propres ouvrages, dans la mesure où il ne croit guère à la possibilité d'une lecture herméneutique.

[38] Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, p.46.

[39] Pierre Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées?, 2000.

[40] Pierre Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées?, p.104.

[41] Pierre Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées? p.108.

[42] La posture de la génération précédente, celle du Théâtre populaire comme celle des brechtiens, était peut-être plus proche de celle des «critiques littéraires» qui prétendaient révéler une vérité du texte. La posture critique des marxistes étant, comme le rappelle Rancière dans Le Spectateur émancipé, une posture aussi pédagogique que celle de Vilar.

[43] Voir Catherine Naugrette (dir.), L'Ère de la mise en scène, Théâtre Aujourd'hui n°10, Chasseneuil-du-Poitou, CNDP, 2005.

[44] Site du Théâtre L'Arsenic à Lausanne, http://www.arsenic.ch/programme/wills-will/, consulté le 10 mai 2015.

[45] Le dossier et la vidéo d'une représentation au Tribunal de commerce de Marseille sont disponibles sur le site de la compagnie: http://www.duyvendak.com/.

[46] Yves Citton parlerait d'actualisation, mais il convient ici d'en souligner le caractère à la fois personnel et collectif.

[47] Un curieux premier roman de la rentrée littéraire 2015 est consacré à cette question: Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais, Paris, Christian Bourgois, 2015.

[48] Le texte se poursuit de la manière suivante: «Cette notion de paradigme intérieur, qui complète la notion de paradigme proposée par Kuhn, permet de mieux comprendre les différences de lectures et d'interprétation que suscite une même œuvre». (Pierre Bayard, Il existe d'autres mondes, Minuit, Paris, 2014, p.135).

[49] Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, p.163.

[50] À l'instar du lapin et du canard chers à Wittgenstein et à Gombrich, qui réapparaissent de loin en loin chez les théoriciens de l'esthétique qui sont aussi poéticiens: ainsi chez le Genette de L'Œuvre de l'art (t. I, Seuil, 1994) ou plus récemment dans l'ouvrage de Jean-Marie Schaeffer, L'Expérience esthétique, Paris, Gallimard, 2015.

[51] S'il y a des «écrivains de plateau», rien d'étonnant à l'existence de « lecteurs de plateau».

[52] Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires?, p.129.

[53] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique éditions, Paris, 2008, p.19

[54] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, p.23.

[55] Yves Citton, L'Avenir des humanités, p.67.

[56] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, p.29.

[57] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, p.48.

[58] Pascal Nicolas-Le Strat, « Un usager faiseur de textes », in Moments de l'expérimentation, Fulen Éditions, Montpellier, 2009. Voir aussi Raymond Michel, « Il n'y a jamais que des contextes » », Pratiques, n°151-152, 2011, pp.49-72.

[59] Frank Wagner prend également parti pour une forme de balancement entre le « paradigme interne» de Bayard et la « communauté interprétative» de Fish. Frank Wagner, «Actualité(s) de Stanley Fish», http://www.vox-poetica.org/t/articles/wagner2009.html.

[60] Voici les dernières phrases de la préface de Y. Citton: «Dénoncer [l]es croyances comme des fables, en sachant qu'on ne fait qu'affabuler soi-même, mais en faisant en sorte que notre fable puisse être utilisée de façon plus émancipatrice que celle à laquelle on adhérait précédemment de façon a-critique – voilà l'ambition du programme esquissé par Stanley Fish dans les chapitres qui suivent. Puisse cette traduction aider à la constitution d'une communauté interprétative capable de faire bon usage de ses affabulations anti-fondationnalistes.» — Stanley Fish, Quand lire c'est faire, l'autorité des communautés interprétatives, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007 (p.26).

[61] Jean-Loup Rivière, Comment est la nuit? Essais sur l'amour du théâtre, L'Arche, Paris, 2002.

[62] Denis Guénoun, Le Théâtre est-il nécessaire?, Circé, Belval, 1997.

[63] Rappelons que le théâtre contemporain «de texte» est susceptible d'être «dramatique» ou, tout aussi bien, «postdramatique» (si ce qualificatif a encore cours).

[64] Yves Citton, L'Avenir des humanités, Editions de la Découverte, Paris, 2010, p.25.

[65] Yves Citton, L'Avenir des humanités, p.38.





Danielle Chaperon

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