Atelier



Le tournant « actuariel » de la littérature surveillancielle : Dostoïevki et Zamiatine

par Olivier Aïm
(Sorbonne Université)


Extrait du chapitre 6 de Les Théories de la surveillance. Du panoptique aux Surveillance Studies, Armand Colin, 2020.



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Dossiers Surveillance.





Le tournant « actuariel » de la littérature surveillancielle : Dostoïevki et Zamiatine


Pour Foucault, la gouvernementalité consacre une nouvelle rationalité qui, depuis le xviiie siècle, a changé d'orientation « temporelle ». Il s'agit d'assurer à la population, en lien avec le développement de l'État, un « salut » terrestre, libéré de toute origine et de toute eschatologie : « le mot « salut » prend plusieurs sens : il veut dire santé, bien-être (c'est-à-dire niveau de vie correct, ressources suffisantes), sécurité, protection contre les accidents[1] ». Le champ de la gouvernementalité s'élargit, de même que la « sécurité » ne se rabat plus seulement sur la « sûreté », mais porte sur la santé, le développement et le « bien-être » de la population. Et Foucault d'entrevoir d'autres enjeux encore naissants au xxe siècle : « Il serait possible de montrer, également, comment, dans les pays développés, ce contrôle général du temps est exercé par le mécanisme de la consommation et de la publicité[2] ».


[…]


D'autres surveillances de la population se mettent, ainsi, en place. D'autres agencements s'organisent, toujours autour des notions de risque, de danger, de sécurité, mais en lien avec les activités économiques des individus. L'essor de la surveillance des individus comme consommateurs et comme emprunteurs est indissociable de la pratique du fichage et du profilage qui se développe, à son tour, dans le contexte informatique puis numérique. Au tournant des années 2000, la gestion statistique fait place à la « gouvernementalité algorithmique », qui débouche, elle-même, selon certains auteurs, sur un véritable « capitalisme surveillanciel »[3].


Le fondement actuariel du profilage


Si les différentes gouvernementalités sont interreliées, la mise au jour de ces connexions n'est que très récente. Il a fallu du temps pour se rendre compte, par exemple, que l'activité économique de l'assurance met en avant la même question du risque que les « dispositifs de sécurité » policiers ou épidémiologiques ; que le marketing prospère sur la traque et le ciblage des consommateurs en vue de « personnaliser » leurs fichiers et leurs profils ; et que l'essor du capitalisme repose sur une capture des traces d'activité de la population selon une perspective prédictive.


Or, ce qui fait le lien entre toutes ces pratiques, c'est le désir de connaître et d'anticiper les comportements pour mieux en garantir les gains et en limiter les risques. Déjà en filigrane dans la description deleuzienne, le contrôle ne se développe pas uniquement dans des logiques de mouvement, mais également de temporalité. Au fond, c'est toute une archéologie de l'approche « dividuelle » qui refait surface à la faveur des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Toutes ces évolutions trouvent une origine méthodologique dans la pratique dite « actuarielle ».


Ce terme est directement emprunté à la profession d'« actuaire » qui désigne, dès le xixe siècle, une personne chargée de déterminer le montant des primes d'assurances. L'acte actuariel se définit comme une opération statistique à finalité économique. L'objectif est, d'emblée, de prévenir les risques grâce à des calculs de probabilités qui permettent de faire des projections. C'est une vision statistique du monde, en ce sens qu'elle n'est pas tant descriptive que prescriptive et orientée vers l'action.


[…]


Dans un ouvrage qu'il publie en 2007[4], Bernard E. Harcourt retrace avec précision les grandes étapes de l'« âge actuariel » dont nous vivons, selon lui, la montée en puissance depuis la fin du xixe siècle. Cette pratique et cette « vision du monde » reposent sur trois désirs :

- Un « désir de connaître » et de « domestiquer le hasard » ;

- Un « désir de classer », qui se manifeste par un besoin de « faire entrer [les personnes] dans la bonne case et sous la bonne rubrique » ;

- Un « désir d'assurer », qui se fonde sur une « logique de groupe » destiné à « étaler les risques, atténuer la responsabilité, éliminer la faute », dans la mesure où le modèle de la gouvernementalité est convergent avec celui de l'« État-providence » dont parle François Ewald, qui soutient qu'à la fin du xixe siècle, « la logique de responsabilité individuelle et de la faute fut remplacée par l'idée de risque généralisé et d'indemnisation collective ». Ce moment coïncide avec le processus de sécularisation du « salut » que Foucault décrivait dans la citation que l'on a rappelé en début de chapitre.

À l'image des descriptions d'Agamben sur la biométrie, l'âge actuariel repose sur un principe d'extension. Il s'étend à toute la population et annonce l'avènement des sociétés assurantielles, en touchant tous les secteurs et, à travers le partage de ses méthodes, tous les domaines où il s'agit de gérer des catégories de population. Depuis le travail de Harcourt, Josh Lauer, chercheur en études médiatiques, a publié, en 2017, un ouvrage[5] qui approfondit, magistralement, ces pistes.


Solvabilité, surveillance du consommateur et « identité financière »


La surveillance financière des individus devance la surveillance d'État. Tel est le premier apport du travail de Lauer. Pour justifier ce résultat, il retrace l'histoire trop peu connue de la « solvabilité », comme marché surveillanciel de l'assurance aux États-Unis. Massive, cette surveillance débute dans les années 1840 et s'accélère dans les années 1870 avec l'ouverture des premiers « bureaux » de crédit à la consommation. Comme Lauer le montre avec une très grande minutie, nous avons là la réalisation sur le plan financier d'un projet « bureaucratique » extrêmement ambitieux, à la croisée des théories de Weber et de Taylor. Il y a non seulement une « taylorisation de la consommation » qui consiste à saisir au plus près les gestes des consommateurs, mais également une bureaucratisation de l'identité des emprunteurs.


[…]


Le capitalisme est, selon Lauer, indissociable de cette technologie de l'information : une technologie qui s'est sophistiquée, systématisée et qui permet une vérification en temps quasi réel des possibilités de dépense et de recouvrement des individus, des ménages, des groupes. Rien ne le montrerait mieux que les usages des cartes de crédit, qui, en magasin ou en ligne, sont soumises à une opération discrète mais systématique de vérification (checking) des moyens financiers à disposition des clients pour autoriser ou non l'acte d'achat.


De ce fait, la thèse de Lauer se dédouble :

- Premièrement, il lui paraît nécessaire de « repenser l'histoire de la surveillance moderne » pour prendre conscience que la surveillance financière de masse précède la bureaucratie administrative des États-nations. Elle est aux avant-postes du fonctionnement actuariel, destiné à vérifier et prédire les possibilités financières de la population, notamment en termes de dépense.

- Deuxièmement, le profil des individus devient une construction « morale ». S'il s'agissait dès le départ d'évaluer le « risque d'emprunt » de chaque individu, le profilage s'élabore de plus en plus en termes d'« honnêteté » et de « dignité ». Une articulation se met en place, de manière de plus en plus stricte, entre les comportements financiers et la confiance dont les citoyens sont dignes.

- La surveillance financière devient un vecteur de réputation qui croise loyauté et rentabilité. La valeur de confiance est transitive : elle se déplace de la solvabilité à l'ensemble des statuts sociaux et économiques, à commencer par l'employabilité et la capacité à obtenir un logement.

Les « scores » de crédit


Lauer fait ainsi le lien entre l'axiologie du profilage financier et l'objectif classique de la surveillance « sécuritaire » : produire un triage et des typologies. À l'échelle individuelle, se pose, de surcroît, dès les origines de cette activité, la question de la vie privée (privacy).


La pratique financière du crédit est ainsi à l'origine d'un modèle voué à un grand avenir : la production de « scores » (« credit ratings » et « credit scores » en anglais). Soit une logique d'évaluation des risques-client, mais aussi de classement des performances financières et donc sociales. En français, il faudrait convoquer le terme boursier de « cote » : la solvabilité financière se révèle dans une cotation économique et morale des actes.


Étonnamment, c'est, peut-être, cet ouvrage qui permet de comprendre au mieux la diversité actuelle des pratiques d'évaluation sociale, de type algorithmique : celle des sites qui reposent sur la notation de ses membres, mais également, à une autre échelle, celle de la politique chinoise, souvent décrite comme la forme achevée de la surveillance d'État.


[…]


Comme la biométrie et le fichage, cette extension de la rationalité statistique passe par une histoire matérielle des supports. Avant que l'informatique et le machine learning ne s'emparent de cette technologie du pouvoir, l'incroyable diffusion sociale des techniques actuarielles a été rendue possible par la mise au point d'un outil mathématique connu sous le nom de « tables actuarielles ». Elles sont encore utilisées, ne serait-ce que dans l'épidémiologie. Il s'agit de produire, par la mise en nombre du réel, des catégories de population classées en fonction de performances réparties sur des tables de calcul. Cette répartition tient à la fois lieu de place, de catégorie et de case.[6]


Dès le xixe siècle, une inquiétude se fait jour sur le fond de ce processus de quantification et d'évaluation des activités humaines comme si elles étaient devenues totalement transparentes aux outils mathématiques. Nous trouvons trace de cette inquiétude dans Nous, le grand roman de Evgueni Zamiatine, qui fait figure de première charnière littéraire dénonçant le spectre d'une surveillance de ce type.


Nous de Evgueni Zamiatine (1920)


Nous (My en russe) est paru pour la première fois en 1920. La traduction française était jusque-là Nous Autres. Mais une nouvelle version d'Hélène Henry[7] rétablit, depuis 2017, l'esprit et la force de ce roman. Nous est une œuvre importante dans la généalogie de la littérature surveillancielle. C'est le modèle direct et reconnu comme tel de 1984 et du Meilleur des Mondes. Le fait est que nous y retrouvons toutes les questions qui animent la théorie de la surveillance, du contrôle et de la sécurité.


Le personnage principal s'appelle D-503 : il s'agit de son nom chiffré, qui correspond à son lieu d'habitation (il est localisé), étant donné que la société décrite est régie par un principe d'« immatriculation obligatoire ». Ce roman constitue la première dystopie sur la transparence, reliée à un fonctionnement et une gestion totalement « mathématiques » de la société future qui y est décrite. Du reste, D-503 évoque lui-même son environnement comme quadrillé par « les murs de verre [d'un] monde algébrique ».


Pour indiquer les éléments essentiels de l'histoire, on peut dire que D-503, présenté comme l'un des meilleurs ingénieurs de son époque, rencontre en même temps une femme et une cause qui lui font redécouvrir les charmes de l'ombre, de l'imagination et de la marge, et le conduisent à tenter de s'émanciper de ce « monde de verre ». Cette tentative va se heurter aux puissances de répression et de rééducation radicale du pouvoir en place. On reconnaît les linéaments de la fable de 1984.


L'un des éléments qui nous paraissent les plus forts dans le texte de Zamiatine, tient, précisément, à la dimension actuarielle qui gouverne cette société. La vie est régie par un modèle « scientifique » de conformité, celui prescrit par les « Tables » :

Je ne peux pas imaginer une vie qui ne soit pas revêtue des chiffres des Tables. Les Tables… Elles sont là, au mur de mon habitation, je vois le fond doré et les chiffres pourpres qui posent sur moi leur regard sévère et tendre. […] Nous avons tous (vous aussi peut-être), dans notre enfance, à l'école, étudié le plus grand monument de la littérature ancienne qui nous soit parvenu – l'Indicateur des chemins de fer. Mais, même lui, posez-le à côté des Tables, et ce sera comme le graphite et le diamant. […] Chaque matin, avec une précision sextuplée, à la même heure et à la même minute, par millions, nous nous levons comme si nous faisions qu'un. À la même heure, par millions, nous nous mettons Unitairement au travail, et le soir, Unitairement, nous terminons notre journée. Fondus en un corps unique aux millions de bras, à la même seconde fixée par les Tables, nous portons notre cuiller à la bouche, à la même seconde nous sortons pour la promenade.

Les Tables renvoient à un principe abstrait qui prend, néanmoins, corps dans des objets techniques concrets et des pratiques banales. Par une analogie ironique avec les « horaires du chemin de fer », la « Table » est présentée comme l'idéal de la « vérité » qui ne « se trompe pas » et n'a « pas d'hésitation ». Conformément au système actuariel, la Table est capable de prévenir toute forme d'anomalie algébrique. En cela, elle répond à l'idéal préventif de la gouvernementalité mathématique : « Le véritable médecin – c'est celui qui soigne les gens en bonne santé, ceux qui ne seront malades que demain, après-demain, dans une semaine. Cela s'appelle la prophylaxie ». On retrouve ainsi la perception temporelle inhérente à la gestion statistique des individus.


Pour augural que soit ce roman, on semble retrouver derrière le modèle des Tables de Zamiatine, l'écho d'un autre immense écrivain : Dostoïevski. Il se produit alors un effet de poupée russe dans l'histoire de la littérature surveillancielle. Véritable texte d'alerte de Dostoïevski, le récit en question s'intitule Notes d'un souterrain (1864). Comme le héros de Zamiatine, le narrateur se dit « malade » et laisse ses pensées sous la forme de « notes ». Il dépeint les dangers du monde qui l'entoure et qui est frappé, selon lui, d'un excès de rationalité. Cet excès prend là aussi la forme d'une idéalisation de la transparence et des mathématiques comme vecteurs de connaissance totale des hommes. Le symbole de cette prétention réside, selon lui, dans les « tables de logarithme » :

Bien plus : alors, dites-vous, c'est la science en tant que telle qui apprendra aux hommes […]. Il suffit donc de découvrir ces lois de la nature et l'homme pourra cesser de répondre de ses actes, ce qui simplifiera sa vie d'une façon considérable. Toutes les actions humaines seront d'elles-mêmes classées selon ces lois, mathématiquement, un peu comme des tables de logarithmes, jusqu'à 108 000, elles seront inscrites à l'almanach ; ou, mieux encore, on pourra voir paraître des éditions utiles du genre de nos dictionnaires encyclopédiques, où tout sera noté et codifié avec une telle exactitude qu'il n'y aura jamais d'actes ni d'aventures.

Même si le modèle actuariel n'est pas nommé, il est peu de doute que Dostoïevski ne désigne ainsi, même de manière implicite, les pratiques assurantielles. Dostoïevski écrit au moment où ces dernières commencent à gagner du terrain, relayées par les pratiques commerciales qu'il a lui-même, en tant que journaliste, eu l'occasion d'observer lors de la première Exposition universelle à Londres (1851) face au Crystal Palace (le « palais de cristal »). La suite du passage est alors des plus claires sur l'extension économique de la gestion tabulaire des sociétés modernes en train de se constituer en métropoles marchandes :

– Alors – c'est toujours vous qui parlez – s'instaureront de nouvelles relations économiques, toutes prêtes à l'usage, calculées, elles aussi, avec une exactitude mathématique, de sorte qu'en un instant disparaîtront tous les problèmes possibles et imaginables, pour cette unique raison, en fait, qu'ils trouveront toutes les réponses possibles et imaginables. Alors, on verra se construire un palais de cristal.

La force de ce double modèle littéraire est de nous montrer la solution de continuité qui existe, dans les discours et les représentations, des tables aux machines, des calculs assurantiels à l'intelligence artificielle des plateformes numériques. Autrement dit : de la gouvernementalité logarithmique à la gouvernementalité algorithmique.



Olivier Aïm (Sorbonne Université), 2020


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en décembre 2020.





[1] Michel Foucault, « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », dans H. Dreyfus H. et P. Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1987, p. 306.

[2] Michel Foucault, Dits et écrits, tome II, p. 617

[3] Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Hymn Future at the New Frontier of Power, 2019.

[4] Bernard E. Harcourt, Against Prediction. Profiling, Policing and Punishing in an Actuarial Age, University of Chicago Press, 2007

[5] Josh Lauer, Creditworthy. A History of Consumer Surveillance and Financial Identity in America, Columbia University Press, 2017

[7] Evgueni Zamiatine, Nous, Actes Sud, 2017.



Olivier Aïm

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Dernière mise à jour de cette page le 21 Novembre 2020 à 16h18.