Atelier




La scène: le mot et l'idée, par Lise Charles

Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes".
Nos mots et les leurs (séance du 25 novembre 2011)




La scène: le mot et l'idée

Une scène est cette partie d'un acte qui apporte quelque changement au théâtre par le changement des acteurs[1].

En proposant cette définition de la scène, d'Aubignac s'intéresse à un problème de segmentation propre au discours dramatique: un tel critère est, évidemment, inapplicable au roman. Et cela explique peut-être qu'au XVIIe siècle, le mot ne soit jamais employé dans la critique romanesque, excepté pour désigner le lieu de l'action (*«la scène du roman est à Paris»). La narratologie a aujourd'hui recours à un emploi différent du terme scène. On connaît la définition de Gérard Genette: la scène, par opposition au sommaire, est un passage où, idéalement, la durée du «segment narratif» et celle du «segment fictif» se rejoignent [2], où le temps du récit et celui de l'histoire se confondent. Il est naturel que les narratologues aient choisi le mot scène, puisque cette coïncidence du temps du récit et de celui de l'histoire n'est, dans le principe, pleinement réalisée que dans les passages de dialogue au discours direct, c'est-à-dire dans les moments où le roman ressemble le plus au théâtre. Il reste qu'il y a une différence fondamentale entre la scène théâtrale et la scène romanesque: tandis que la scène théâtrale forme une entité claire, facilement délimitable, et constitue l'unité élémentaire de la pièce, la scène romanesque ne se démarque pas d'une autre scène, mais du texte narratif lui-même. Pour nous, modernes, le terme scène recouvre donc deux objets différents selon les genres. À la limite, si l'on appliquait au théâtre la définition narratologique de la scène, on considérerait qu'un acte est une grande scène, divisée en sous-scènes, puisqu'il ne peut en principe y avoir d'ellipses, dans le théâtre classique du moins, qu'entre les actes.

Durant la seconde moitié du XVIIe siècle, la réflexion poétique sur le roman se fait plus précise, plus théorique; au même moment naît un nouveau genre romanesque, la nouvelle, évidemment inspirée de l'esthétique théâtrale. Nous pourrions donc nous attendre à trouver le mot scène sous la plume des critiques de l'époque, et son absence est d'autant plus frappante qu'il s'agit non seulement d'un terme qui existe, mais qui a une certaine souplesse d'utilisation et des emplois métaphoriques. L'absence de ce mot dans la critique de l'époque est-elle révélatrice d'une conception différente du récit? C'est une démarche fondamentalement anachronique que l'on adoptera ici, puisque l'on s'interrogera sur la signification du non-emploi d'un mot. Se poser une question de ce type peut paraître absurde: il est plus naturel en effet de s'interroger sur l'emploi d'un terme dans un texte que sur son absence. On justifiera cette démarche en expliquant pourquoi nous avons l'impression que ce mot aurait pu être utilisé par les critiques de l'époque, pourquoi, donc, nous n'avons pas le sentiment de faire un anachronisme quand nous parlons aujourd'hui de scène romanesque au XVIIe siècle. On examinera ensuite les expressions employées par les contemporains pour désigner les passages que nous nommons des scènes, avant de se demander, pour finir, s'ils réservent un traitement spécifique à ces passages. Par commodité, on aura recours de manière récurrente à un exemple, celui de la scène romanesque sans doute la plus fameuse du siècle, à savoir la scène de l'aveu dans La Princesse de Clèves.


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Un terme qui tombe sous le sens

Nous n'avons pas l'impression de faire d'anachronisme lorsque nous parlons de scène; le terme paraît tomber sous le sens, tout particulièrement quand il s'agit de commenter les nouvelles de la seconde moitié du siècle.


Le modèle théâtral dans la construction de la nouvelle

Le modèle théâtral est d'abord présent dans la construction de la nouvelle elle-même. On le sait, la nouvelle s'inscrit en réaction contre le grand roman baroque et prend pour modèle l'esthétique de la tragédie classique; mais l'influence du théâtre se manifeste tout particulièrement à certains moments, où le récit gagne brusquement en précision, où le lieu et le temps de l'action sont mentionnés, bref, où l'on croit voir l'action se dérouler devant nos yeux, comme si nous étions au spectacle. Ces passages sont très généralement dialogués, la voix du narrateur s'y fait beaucoup plus discrète. Ces séquences de quasi-mimèsis, où le roman se met à ressembler fortement au théâtre, il est naturel qu'on ait envie de les nommer scènes. On peut aborder la question par un aspect particulier, celui des lieux où elles se déroulent. Tandis que les dramaturges ont des limites matérielles, comme la taille de l'estrade, et respectent en principe la règle de l'unité de lieu, les auteurs de nouvelles n'ont évidemment pas ces contraintes. Pourtant, paradoxalement, si les lieux où se déroulent les scènes sont relativement diversifiés, ils ont généralement, pris un par un, des caractéristiques et des limites semblables à ceux du théâtre. En effet, les scènes des nouvelles classiques se déroulent souvent dans des endroits dépouillés et clos, qui ressemblent fortement à la fameuse «antichambre» de la tragédie classique. Chez Mme de Lafayette, les noms de pièces sont seulement mentionnés, suivis d'une très courte relative: «un cabinet où elle était entrée», «un cabinet où il était[3]». Même lorsque les scènes se déroulent en extérieur, c'est le plus souvent dans des lieux ayant une unité et des frontières, comme un bosquet ou un pavillon – songeons à la scène de l'aveu. Tout se passe donc comme si le roman en venait parfois à prendre si fortement le théâtre pour modèle qu'il en adoptait également les contraintes. Dans ces moments, le terme de scène semble devoir s'imposer au critique.


Le modèle théâtral dans le discours critique

Le modèle théâtral ne commande pas seulement l'élaboration de la nouvelle, il pèse également de tout son poids dans le vocabulaire critique de l'époque, tout particulièrement quand on en vient à parler de ces séquences que nous appelons scènes.

Le lexique du théâtre est souvent employé dans un sens figuré. Le terme même de scène survient par exemple sous la plume de Charnes, mais pour désigner le lieu de l'action: «Et lorsque Mademoiselle de Chartres a paru sur la Scene […][4]». Il est frappant de constater que ce vocabulaire théâtral est particulièrement présent lorsque le critique parle de séquences dialoguées, où la voix narrative se tait, bref, de séquences que nous nommerions scènes. Du Plaisir écrit ainsi que, dans les passages les plus importants, «l'auteur doit être spirituel sans le paraître, c'est-à-dire employer tout son esprit à former une conversation naïve où il semble que c'est bien moins lui qui parle que l'acteur lui-même[5]».

Le poids du modèle dramatique dans le discours critique ne se manifeste pas seulement par l'emploi figuré d'un vocabulaire théâtral; c'est également que le théâtre est constamment utilisé comme point de comparaison. Ainsi Valincour écrit-il, à propos de l'aveu:

Ne trouvez-vous pas que cet endroit de notre histoire ferait un bel effet sur le théâtre? Et si l'on ne peut s'empêcher d'en être pénétré lorsqu'on le lit en prose et dans un simple récit, que ne serait-ce point s'il était animé par la représentation et la voix des acteurs, et soutenu par des vers comme ceux d'Iphigénie[6]?

Le terme de scène semble donc parfaitement adapté à l'analyse de la nouvelle du XVIIe siècle, mais une confusion se crée presque inévitablement dans le discours critique moderne quand il se réfère aux discours des théoriciens classiques. On va en effet avoir tendance à les faire parler eux aussi de «scène», et on en vient à dire, par exemple, que Donneau de Visé fait une enquête sur la «scène de l'aveu»; or, il ne parle pas de la scène de l'aveu. En vérité, personne au XVIIe siècle ne parle de la scène de l'aveu. La toute première occurrence de cette expression date sans doute du milieu du XIXe siècle[7].


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Le nom: le vocabulaire critique

Quels termes emploie-t-on principalement dans la critique romanesque du XVIIe siècle pour évoquer les passages que nous qualifierions aujourd'hui de scène? Existe-t-il un équivalent?


Enquête lexicologique

Valincour, commentant la scène du portrait dans La Princesse de Clèves, parle de l'«endroit du portrait». Ce terme appartient au vocabulaire critique. En effet, selon le Dictionnaire de l'Académie de 1694, ce mot peut désigner «une partie d'un discours, d'un poëme, d'un traité». Il sert chez Valincour à introduire un jugement général et d'ordre esthétique: «avouez que l'endroit du portrait est un bel endroit[8]». Comme quasi-synonyme, Étienne Pavillon emploie le terme morceau; il utilise ici les deux mots pour désigner la même séquence:

Mais, Madame, qu'on oublie aisément ces petites fautes, quand on est à ce bel endroit de la mort du Duc d'Olsingam! […] Ce que j'ai vu de plus vif dans d'autres ouvrages me paraît languissant, à le comparer à ce morceau-là[9].

Endroit et morceau sont deux termes neutres, qui supposent que le texte est conçu comme un espace dans lequel on peut délimiter des séquences. Endroit est employé dans un contexte où l'on évoque l'acte de lecture: la lecture est alors conçue comme un itinéraire, les scènes comme des lieux dans lesquels on s'attarde. Morceau renvoie à un jugement général et distancié sur le passage, hors du contexte d'une lecture immédiate. Fontenelle emploie couramment le terme trait: «Nous voici à ce trait si nouveau et singulier, qui est l'aveu que Madame de Clèves fait à son Mari […]; je trouve le trait admirable[10]». Ce mot est lié à un jugement de valeur. Il détache clairement la séquence du reste du récit et fait en quelque sorte du passage un morceau de bravoure[11]. Fontenelle s'intéresse seulement à l'effet de la séquence, retient uniquement son caractère étonnant: il n'envisage pas ici la scène dans sa durée; il aurait pu faire le même commentaire si le narrateur avait rapporté l'aveu de Mme de Clèves dans une simple séquence de sommaire. À proprement parler, chacun de ces trois mots, endroit, morceau, trait, pourrait être employé pour désigner un passage très rapide, qui ne soit pas une scène. Ce qui revient à dire que la scène n'a pas de nom. Mais notons un quatrième terme, celui d'aventure, qui est peut-être le plus proche de notre intuition de la scène, puisqu'il renvoie à un événement saillant, nécessairement un peu développé. Valincour, ainsi, parle de «l'aventure du portrait». Cependant, le mot n'appartient pas spécifiquement à la terminologie critique; il renvoie à l'événement lui-même, et introduit une réflexion sur les réactions des personnages. Il permet de faire le lien entre l'espace fictionnel du roman et l'espace réel:

Nous voici, Madame, à l'aventure du portrait, et je suis bien assuré qu'une de vos amies et des miennes, dont on a pensé dérober le portrait deux ou trois fois, n'en aurait pas usé comme Madame de Clèves[12].

Valincour désigne ici l'histoire autant que le récit, et cette désignation immédiate est sans doute la plus fréquente dans le discours critique de l'époque. De même, Bussy-Rabutin dit simplement: «[…] l'aveu de Madame de Cleves à son mari, est extravagant […][13]». La scène est désignée par le critique de la même manière que pourrait le faire l'auteur de la nouvelle, voire les personnages eux-mêmes.


Raisons de l'absence

La scène est donc souvent évoquée de manière ambiguë, sans que l'on sache si l'objet du jugement est un moment de l'histoire ou le passage du récit qui raconte ce moment. C'est que chaque événement est généralement considéré dans sa singularité absolue, sans que les critiques considèrent sa nature formelle ou l'inscrivent dans des concepts unifiants comme celui de scène. Ainsi, dans le débat qui naît au sujet de La Princesse de Clèves, on a tendance à oublier que la source de la «question galante» posée par Donneau de Visé dans le Mercure galant est un texte fictionnel; la majeure partie de la querelle n'a pas porté sur la scène de l'aveu, mais sur l'aveu lui-même. La question de Donneau de Visé est en effet formulée ainsi:

Mme de Clèves découvre à son Mari la passion qu'elle a pour M. le Duc de Nemours. Le trait est singulier et partage les Esprits. […] Je demande si une Femme de vertu, qui a toute l'estime possible pour un Mari parfaitement honnête Homme, et qui ne laisse pas d'être combattue pour un Amant d'une très forte passion [...], fait mieux de faire confidence de sa passion à ce Mari, que de la taire […][14].

Ce propos montre bien qu'entre l'analyse du récit et celle de l'histoire, il peut ne pas y avoir de solution de continuité. Dans une perspective semblable, on notera également qu'en 1776, le rédacteur de la Bibliothèque universelle des romans fait un parallèle entre l'aveu de Mme de Clèves et celui de la comtesse de Tende, en disant que l'aveu de la comtesse est encore plus extraordinaire que celui de la princesse[15]. Ce faisant, il ne prend nullement en considération le fait que l'aveu soit traité dans une scène ou dans une séquence de sommaire. Dans La Comtesse de Tende, en effet, l'aveu ne passe pas par une scène. Dans ce cas encore, la nature formelle du texte ne fait l'objet d'aucune analyse.

N'allons pas cependant accuser les théoriciens du roman de naïveté. Cette confusion de l'histoire et du récit n'est pas constante et ne suffit pas à expliquer l'absence du mot scène. On a souligné plus haut ce paradoxe: au XVIIe siècle, les théoriciens n'hésitent pas à comparer le roman au théâtre, à employer du vocabulaire théâtral, mais n'ont jamais recours au terme de scène. Cette absence s'explique peut-être justement parce que la critique romanesque, qui en est à ses débuts, est alors encore prisonnière des concepts employés par la critique théâtrale. Au théâtre, un événement ne peut évidemment pas être isolé et mis en valeur par des procédés comme le ralentissement du rythme. Tout ce que peut faire un Valincour est de critiquer tel ou tel passage parce qu'il n'obéit pas à l'exigence de l'unité d'action, concept qui, lui, peut être directement exporté du théâtre au roman. Ainsi Valincour raconte-t-il son ennui à la lecture du début de La Princesse de Clèves, où est dressé le tableau de la cour, puis sa joie quand il voit arriver Mlle de Chartres chez le joaillier: il considère que, s'il s'est d'abord ennuyé, c'est que la règle de l'unité d'action n'était pas respectée (on s'ennuie quand on perd de vue l'intrigue principale, on est content lorsqu'on la retrouve). On pourrait faire l'hypothèse que Valincour, s'il avait lu Gérard Genette ou du moins reconnu la singularité du roman, aurait pu ajouter une seconde raison à ses sentiments: on est content quand on arrive enfin à une scène, après avoir traversé un long sommaire.


***


L'idée: le traitement de la scène dans le discours critique

La scène n'est pas nommée, le terme n'a pas d'équivalent. Mais y a-t-il même l'idée de quelque chose qui ressemble à une scène? Les passages que nous appelons scènes font-ils l'objet d'un traitement spécifique?


La scène romanesque racontée comme une scène théâtrale

Le commentaire de la scène s'accompagne très souvent du récit de la scène. Étienne Pavillon, commentant La Duchesse d'Estramène de Du Plaisir, réécrit ainsi la scène de la mort du duc d'Olsingam:

[Madame d'Estramène] veut sortir d'auprès d'un homme qu'elle aime, et qui va expirer […], ce qui est un peu dur; ensuite elle embrasse cet homme mourant, ce qui est un peu emporté; mais ces deux actions sont si bien placées et amenées avec tant d'art, qu'elle ferait une faute de ne les faire pas[16].

On voit ici l'imbrication de la réécriture et du commentaire. Discours critique et discours romanesque sont proches, et l'auteur critique est placé dans une position semblable à celle du nouvelliste lui-même.

Mais la réécriture critique n'est généralement pas un résumé paraphrastique de la scène originale; elle est plutôt une nouvelle écriture d'une histoire semblable, un autre récit du même événement, qui permet à l'auteur critique de faire œuvre littéraire. On s'intéressera désormais particulièrement au discours critique de Valincour. Lisons par exemple, dans La Princesse de Clèves, le début de la scène où le gentilhomme de M. de Clèves revient faire son rapport à son maître:

Son maître attendait son retour, comme ce qui allait décider du malheur de toute sa vie. Sitôt qu'il le vit, il jugea, par son visage et par son silence, qu'il n'avait que des choses fâcheuses à lui apprendre. Il demeura quelque temps saisi d'affliction, la tête baissée, sans parler; enfin, il lui fit signe de se retirer[17].

Mme de Lafayette choisit ici de ne décrire que l'attitude physique de M. de Clèves, au centre de l'attention. Or, Valincour réécrit ainsi la scène:

Ce gentilhomme si capable revient enfin trouver son maître; et il me semble le voir entrer dans sa chambre sans rien dire, le visage triste, et les yeux baissés, comme s'il fût venu annoncer la mort de Madame de Clèves, ou même quelque chose de pis[18].

La scène réécrite par Valincour est focalisée sur le gentilhomme. Il déduit de la réaction du prince, décrite par Mme de Lafayette, l'attitude du gentilhomme, non notée dans le roman. Valincour fait alors comme s'il avait, non pas lu, mais vu la scène. Sa démarche consiste à exploiter systématiquement les silences du texte pour créer un nouveau texte. Par exemple, il s'imagine l'architecture du pavillon où Nemours voit Mme de Clèves, mais également la manière dont les personnages sont vraisemblablement vêtus, et raisonne comme un metteur en scène qui se demanderait si tel costume ne risque pas de gêner le personnage dans ses mouvements. C'est ainsi qu'il évoque plusieurs fois les «bottes» de Nemours, dont il n'est fait aucune mention dans le roman: «Il entre tout botté, et en plein jour, dans ce pavillon»; «espérait-il, en cas d'alarme, se sauver avec ses bottes au travers de ce cabinet[19] […]?».

Mieux, dans le discours critique, chaque scène du roman paraît se dérouler comme celle d'une pièce de théâtre, c'est-à-dire dans un temps précis et mesurable. Par exemple, là où Mme de Lafayette ne fait que donner une vague indication temporelle (M.de Clèves «demeura quelque temps […] sans pouvoir parler»), Valincour écrit que le prince de Clèves et son gentilhomme demeurent «un quart d'heure sans rien dire[20]». Il va même jusqu'à chronométrer l'aveu: il s'agit d'«une conversation d'un demi-quart d'heure[21]»! On a vu, au début de notre exposé, que le théâtre était un point de comparaison constant dans le discours critique de l'époque. Ici, on s'aperçoit que le phénomène va bien plus loin: Valincour ne se contente pas de comparer explicitement le roman avec le théâtre, il décrit le roman comme s'il s'agissait véritablement d'un spectacle auquel il aurait assisté.

Quand il raconte la scène, le critique ajoute donc des éléments. Tout se passe comme s'il avait assisté au même spectacle que l'auteur de la nouvelle, et le racontait autrement, en faisant un tri différent. Pourquoi cette réécriture? À première vue, il ne s'agit que d'examiner la vraisemblance du récit. Valincour affirme simplement: le récit n'est pas vraisemblable, car Mme de Lafayette oublie que Nemours avait des bottes. Le critique souligne le caractère lacunaire du récit et accuse le narrateur de retenir l'information, de ne pas tout dire. Or, ce caractère lacunaire est intrinsèque au texte romanesque, où tout ne peut être décrit, contrairement à ce qui se passe dans la scène théâtrale, où l'on voit tous les éléments. Valincour, en reprochant au narrateur de faire un tri dans l'information délivrée, reproche donc au roman un trait absolument essentiel; tout se passe comme s'il reprochait à la scène romanesque de n'être pas une scène théâtrale. On touche ici au paradoxe d'un discours critique naissant, tiraillé entre la tentation de donner à la nouvelle des règles spécifiques et celle de la considérer comme un double imparfait du genre dominant, le théâtre.


Le roman raconté comme un enchaînement de scènes

Plus généralement, c'est l'ensemble du roman que l'on tend à raconter comme une pièce de théâtre. Il est frappant de constater une surreprésentation des scènes dans la critique de Valincour. Il supprime généralement les passages de «sommaire», le tissu narratif, et met fortement en valeur les scènes, qui s'enchaînent les unes après les autres, comme au théâtre. À la limite, si nous ne savions pas que La Princesse de Clèves était un roman, nous pourrions par moments, quand nous lisons Valincour, nous y méprendre.

Mais que désigne Valincour quand il décrit les passages que nous nommons scènes? Montre-t-il une scène du récit (comme le ferait un critique moderne) ou une scène de l'histoire? On a parfois du mal à trancher. C'est le cas lorsque le critique écrit:

Est-il vraisemblable que le Duc de Nemours ait passé tout ce temps à la Cour de Bruxelles sans revenir à Paris? C'est environ dans ce temps-là que Madame de Chartres eut avec sa fille cette grande conversation, dans laquelle elle lui fait toute l'histoire de la vieille Cour[22].

Si Valincour situe ici l'épisode par rapport au temps de la narration, l'approximation «c'est environ dans ce temps-là…» signifie: «c'est à peu près à cet endroit du texte…». Cela suppose qu'il n'a pas bien en mémoire le roman de Mme de Lafayette, ou qu'il feint la désinvolture. Mais on peut également penser qu'il fait référence à l'histoire, au temps narré. L'expression signifie alors: «c'est environ à cette époque-là…». Cette hypothèse est renforcée par l'emploi du passé simple («eut»). Le temps de la narration du roman est dans ce cas presque effacé, c'est le temps narré qui est pris en considération.

Et cela va encore plus loin. Car ce que Valincour montre (on notera au passage le champ lexical de la vision), il le montre très souvent en train de se dérouler. Comme s'il était pressé par le flux des événements, il introduit ainsi son commentaire sur la séquence de la mort du roi: «Il faut passer à ce spectacle si fameux par la mort d'un grand Roi[23]». De même, il écrit un peu plus tard:

Retournons, Madame, à ce pavillon de la forêt que vous connaissez déjà […]. Nous y rencontrerons cette princesse au milieu de plusieurs corbeilles de rubans; et nous y verrons venir le Duc de Nemours[24].

Et, pour introduire la mort de M. de Clèves, il annonce plaisamment, à la manière d'un Scarron ou d'un Furetière:

[…] il est temps qu'il meure, et voici le moment que l'auteur a marqué pour le dernier de sa vie[25].

Tout se passe comme si le critique était entraîné par le roman: le flux des événements romanesques semble s'écouler pendant que le critique écrit, l'empêchant de s'attarder à loisir sur tel ou tel fait. Le texte est alors perçu comme un spectacle: le temps narré de La Princesse de Clèves se confond avec le temps de la narration du critique, Valincour évolue dans le même temps que les acteurs et, commentant le roman en train de se dérouler continûment, ne peut jamais opérer de retour en arrière. Non seulement le critique est un spectateur, bien plus qu'un lecteur, mais il est même un spectateur qui montre les événements «en direct».


***

Au XVIIe siècle, non seulement la nouvelle est un genre qui s'inspire du théâtre, mais sa critique a du mal à se détacher de la critique théâtrale. Il semble donc paradoxal que le terme scène, si présent dans la critique romanesque actuelle, ne soit pas employé à une période où le poids du modèle théâtral est particulièrement fort. Mais c'est finalement parfaitement logique. À l'âge classique, l'autorité attachée à ce modèle explique que les critiques du roman réfléchissent à partir de concepts directement importables du théâtre. Or, pour parler de scène dans le roman, il faut avoir d'abord reconnu la singularité du texte romanesque, qui est d'être constitué de morceaux hétérogènes, aux vitesses variées–ce qui n'a pas de correspondant au théâtre… En un mot, la scène, pour nous modernes, c'est le théâtre qui fait irruption dans le tissu romanesque; elle est l'autre du récit, fondamentalement liée à cette esthétique du contraste qui est le propre du genre. Afin de pouvoir analyser la scène romanesque, afin de pouvoir la nommer, afin de pouvoir en avoir le concept ou l'idée, il faut donc avoir au préalable détaché le roman du théâtre. Finalement, lorsque le narratologue parle de scène, il fait bien un anachronisme, mais qui n'est pas là où l'on croit: l'anachronisme ne consiste pas à rapprocher le roman du théâtre, mais, au contraire, à séparer le texte narratif de son modèle dramatique.


Lise Charles




[1] Abbé d'Aubignac, La Pratique du Théâtre, œuvre très nécessaire à tous ceux qui veulent s'appliquer à la composition des poèmes dramatiques, qui font profession de les réciter en public, ou qui prennent plaisir d'en voir les représentations, éd. P. Martino, Paris, Champion, 1927, livre III, chap.VII, p.242.

[2] Gérard Genette, Discours du récit, Paris, Seuil, coll.«Points essais», 2007, p.82.

[3] Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves, dans Romans et nouvelles, éd. A. Niderst, Paris, Bordas, 1989, p.359, 323.

[4] Conversations sur la critique de La Princesse de Clèves, Paris, Barbin, 1679, p.32.

[5] Du Plaisir, Sentiments sur les lettres et sur l'histoire, avec des scrupules sur le style, éd. Ph. Hourcade, p.58.

[6] Valincour, Lettres à Madame la Marquise *** sur le sujet de La Princesse de Clèves, Paris, GF-Flammarion, éd. C.Montalbetti, p.99.

[7] C'est chez Eugène Baret, dans De l'Amadis de Gaule et de son influence (1853), que nous en avons trouvé la première occurrence.

[8] Valincour, op. cit., p.42.

[9] Étienne Pavillon, Mercure galant de mai 1682, cité dans l'édition de La Duchesse d'Estramène par G. Giorgi, Roma, Bulzoni, 1978. Nous soulignons.

[10] Fontenelle, «Lettre sur La Princesse de Clèves», Mercure galant, mai 1678. Cité dans Poétiques du roman: Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, éd. établie et commentée par C. Esmein, Paris, H. Champion, 2004, p.652. Nous soulignons.

[11] Selon le Dictionnaire de l'Académie de 1694, le terme trait s'emploie pour parler «des beaux endroits d'un discours, de ce qu'il y a de vif, & de brillant dans une pensée, dans une expression».

[12] Valincour, op. cit., p.41. Nous soulignons.

[13] Bussy-Rabutin, Lettre à Mme de Sévigné du 26 juin 1678. Cité par C. Esmein, op. cit., p.656.

[14] Mercure galant, Extraordinaire d'avril 1678, p.298-300. Cité par C. Esmein, op. cit., p.622.

[15] Bibliothèque universelle des romans, janvier 1776, vol.I, p.186-188, cité par M. Laugaa, dans Lectures de Mme de Lafayette, Armand Colin, Paris, 1971, p.128-129.

[16] Étienne Pavillon, «Suite des remarques sur la Duchesse d'Estramène», Mercure galant, juin 1682, p.261. Cité par C. Esmein, op.cit., p.694.

[17] Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves, éd. cit., p.392.

[18] Valincour, op. cit., p.114.

[19] Ibid., p.47.

[20] Ibid., p.114.

[21] Ibid., p.48.

[22] Ibid., p.114. Nous soulignons.

[23] Ibid., p.52.

[24] Ibid., p.53.

[25] Ibid., p.113.



Lise Charles

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Dernière mise à jour de cette page le 25 Décembre 2013 à 9h33.