Atelier




Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes" '2011-2012.
Séance 5 (3 février 2012): la notion de personnage.

La notion de personnage: introduction, par Judith Rohman et Arnaud Welfringer.




La notion de personnage
Introduction

Nous commencerons par citer Alain Robbe-Grillet, qui dit, dans Pour Un Nouveau Roman: «Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie»[1]. Enhardis par cette  certitude, nous vous proposons un petit retour vers le passé, dans l'époque d'avant le Nouveau Roman et même hors du roman tout court, pour voir si, quand on parle de personnages, on sait vraiment toujours de quoi on parle.

Les poéticiens modernes, par exemple T. Todorov, dans le Dictionnaire encyclopédique des Sciences du langage, classent la catégorie de personnage parmi les «concepts descriptifs», au même titre que d'incontestables données textuelles telles que les parties du discours, la figure ou le vers. La notion semble donc une donnée immédiate et inhérente à tout récit; poéticienne, elle semble être déduite a priori et ne pas préjuger de son objet. À ce titre, la notion de personnage semble relativement anhistorique: même si les modes de construction du personnage diffèrent de l'Odyssée au Père Goriot, on parlera sans difficulté de personnage aussi bien au sujet d'Ulysse que de Rastignac.

Mais en appelant «personnages», au hasard,  Jupiter, voire le dieu Sommeil dans l'Énéide de Virgile, et le loup, le renard ou la belette dans les Fables de La Fontaine, ne fait-on pas davantage que simplement décrire? N'est-on pas en train de glisser insensiblement vers l'interprétation, voire l'interventionnisme, en assignant à ces entités un statut et des attributs qu'ils ne possèdent pas nécessairement? Nous tenons là, avec la notion de personnage, un cas où une catégorie descriptive, appliquée à certains textes et genres anciens, deviendrait une catégorie herméneutique.

Cette incertitude nous montre que la notion de «personnage» peut être problématique. Elle entraîne en effet avec elle, bon gré mal gré, celle de «personne». Et c'est pour cette raison qu'elle a été remise en cause dans les années 50-70 du XXe siècle, tant dans la création des textes que dans l'élaboration théorique (on pense au Nouveau Roman). L'analyse structurale, menée par T. Todorov ou P. Hamon, a ainsi préféré définir le personnage par ses fonctions narrative, sémiotique, etc., en évacuant la  dimension de la personne.

Pourtant, selon Jean-Marie Schaeffer, dans le Nouveau Dictionnaire Encyclopédique des Sciences du langage:

«Il existe une relation non contingente entre personnage fictif et personne: le personnage représente fictivement une personne, en sorte que l'activité projective qui nous fait traiter le premier comme une personne est essentielle à la création et à la réception des récits.»[2]

S'il  y a une limite à l'analyse structurale, elle se trouve sans doute dans cette mise à l'écart de la lecture, d'où, depuis quelques années, une approche théorique du personnage en termes de réception, qui étudie les procédés par lesquels le lecteur construit le personnage ou par lesquels le texte produit un «effet-personnage» selon le concept proposé par V. Jouve dans L'Effet-personnage dans le roman. Mais comme ce titre l'indique, Jouve s'en tient essentiellement au genre romanesque, qu'il considère comme le genre paradigmatique de «l'effet-personnage»:

Y a-t-il une spécificité du personnage de roman qui justifie un tel ciblage? Nous pensons que le personnage romanesque présente des caractéristiques propres et que les effets de lecture qui lui sont liés ne se retrouvent pas nécessairement dans les autres genres littéraires. Le personnage de roman se caractérise en effet par son appartenance à un écrit en prose (se distinguant par là du personnage de théâtre qui ne s'accomplit, lui, que dans la représentation scénique), assez long (ce qui lui donne une «épaisseur» que ne peuvent avoir les acteurs de textes plus courts comme le poème ou la fable), et axé sur une représentation de la «psychologie» (à l'inverse, donc, de récits plus «événementiels» comme le conte ou la nouvelle). Il est donc clair que certaines constantes du personnage romanesque (présentation dans la durée, survalorisation de la fonction référentielle) fondent un mode de réception spécifique.[3]

C'est ce mode de réception du personnage spécifique au roman que se propose d'étudier Jouve – en écartant donc explicitement, par exemple, la fable. Davantage: cette restriction de corpus se fait au nom d'une définition implicite qui confond personnage et personnage de roman réaliste, comme le montre l'importance que Jouve accorde ici à «la représentation de la «psychologie»» et à la «valorisation de la fonction référentielle». La réflexion de Jouve, avec ce présupposé, peut-elle s'étendre à des fictions non «réalistes»? On pourrait songer aux romans de l'Antiquité tardive ou aux fictions d'Ancien Régime. Peut-elle s'étendre à des fictions même non romanesques, par exemple, donc, l'Énéide? Et est-il bien sûr que les Fables de La Fontaine ne sauraient produire aucun «effet-personnage» sur leurs lecteurs?

C'est dans cette problématisation du personnage en termes de réception que s'inscriront nos exposés, mais, on l'aura compris, pour l'interroger à partir des deux cas que nous avons déjà mentionnés, l'Enéide de Virgile et les Fables de La Fontaine.



Pages de l'atelier associées: Personnage, Lecture, Interprétation, Anachronies.


[1] Alain Robbe-Grillet, Pour Un Nouveau Roman, 1963, p.27.

[2] Jean-Marie Schaeffer, Nouveau Dictionnaire Encyclopédique des Sciences du langage, 1995, p. 623. Déjà chez Todorov (Dictionnaire Encyclopédique des Sciences du langage).

[3] Vincent Jouve, L'Effet-personnage dans le roman, 1992, p. 22.



Arnaud Welfringer & Judith Rohman

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 4 Novembre 2012 à 17h47.