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"La falsification de l'histoire contemporaine dans D'un château l'autre", par Marie Hartmann.



La falsification de l'histoire contemporaine dans D'un château l'autre


Le rapport à l'Histoire est une question dominante pour Céline. Dès sa thèse de médecine consacrée au médecin hongrois Semmelweis, il la décrit comme un drame romantique fait de convulsions répétitives d'où la raison est presque absente[1]. Ensuite, dans ses romans, il entremêle son histoire à la grande «Histoire», insistant plus sur l'une ou l'autre selon les textes. Dans ces trois derniers romans, D'un château l'autre, Nord et Rigodon[2], il prétend raconter son histoire dans l'Histoire, celle de la fin de la seconde guerre mondiale et celle du début des années 1960. Ce lien entre écriture de soi et récit historique entraîne des distorsions et des falsifications dans le récit historique. Pour ce qui concerne les derniers romans et D'un château l'autre notamment, ce roman raconte la fin lamentable du régime de Vichy, exilé de force à Sigmaringen, en Allemagne. Céline qui cherche à retrouver les faveurs du public, y insère des visions biaisées de personnalités politiques connues comme Pétain et Laval. Chaque fois, il souligne sa distance avec ces hommes politiques désormais haïs par les Français mais rappelle en même temps ce qui a pu être positif dans leur action avant ou pendant la Collaboration. De cette manière, il cherche à rappeler également les aspects positifs selon lui, de son propre engagement dans la collaboration avec l'Allemagne nazie. La présentation des faits historiques intègre simultanément un réquisitoire et un plaidoyer pro domo.

Prenons l'exemple de la vision de Pétain. Céline prend soin d'abord de rappeler son «inimitié» avec lui. Il lui attribue cette réplique lorsqu'on lui propose Céline comme médecin personnel, le sien ayant été écarté par les nazis: «J'aime mieux mourir, et tout de suite!»[3] aurait dit Pétain. De plus, il ne cesse de ridiculiser les thèmes de la Révolution Nationale, soulignant l'inanité d'une telle «Révolution»: «...“Famille, Travail, Patrie”? merde!... […] Verdun patati!... je l'ai connu avec ses seize “cartes” à Siegmaringen, je sais ce que je cause...»[4] La critique de Vichy et de Pétain est ancienne chez Céline. Mais elle sert ici une stratégie polémique. La dénonciation renouvelée de l'échec du régime de Vichy et celle du traitement de faveur des politiques à Sigmaringen apparaissent comme des preuves à décharge dans un récit rétrospectif. Pour le lectorat, à long terme, Pétain et Laval deviennent les figures emblématiques de ce régime honni.[5]. En critiquant Pétain à la fin des années 1950, Céline se met à l'abri de l'Histoire qui a transféré sur lui (et sur Laval) la responsabilité de cette période. Du reste, selon lui, cette responsabilité était déjà évidente pour la foule de Sigmaringen: «...et qu'était responsable de tout! Verdun! Vichy! et de la misère qu'on se trouvait! la faute à Pétain!»[6] Plus généralement, dans cette contre-histoire de la fin de la Collaboration, le détail authentique, l'appétit légendaire de Pétain (d'où les «seize cartes d'alimentation»), vise à donner à l'ensemble un accent de vérité. Elle rejaillit sur le parcours du personnage central, Céline donc, et autorise, à côté de la critique anecdotique, une révision historique faussant au contraire la vérité sur cette période. Soit un autre exemple, la promenade de Pétain. C'est une vision quotidienne à Sigmaringen. Elle consiste en une sortie en voiture; Pétain, conduit par son chauffeur se fait poser sur la route de Tuttlingen ou de Messkirsh et marche le plus souvent tout seul. Henry Rousso[7] souligne qu'elle évoque plutôt les promenades de Napoléon à l'île d'Elbe, mais, critiquant Vichy et ses dignitaires, Céline la restitue comme parade protocolaire: «le Protocole est ainsi, d'abord le glaive! le glaive: Pétain!… et puis la Justice!… et puis les Finances!… et puis les autres… les mégotteux…»[8] Dans ce deuxième exemple, le petit fait vrai est à nouveau pris dans une logique satirique visant à souligner la distance critique de Céline.

Mais, cette colonne de ministres étant prise sous un bombardement, voici comment il commente la fin de l'anecdote: «...j'insiste parce que question de Pétain on a raconté qu'il était devenu si gâteux qu'il entendait plus les bombes ni les sirènes, qu'il prenait les militaires fritz pour ses propres gardes de Vichy [...] je peux rétablir la vérité, je peux dire moi qu'il détestait, je parle en parfaite indépendance, qu'il aurait pas pris le commandement au moment du pont, fait démarrer la procession, personne réchappait! [...] la décision à Pétain qu'a fait sortir tout le monde de sous l'arche!... comme c'est le caractère à Pétain qui fit remonter l'armée en ligne au moment de 17... je peux parler de lui bien librement, il m'exécrait...»[9] La comparaison entre les deux périodes, «caractère de Pétain» en 1917 et «décision» en 1945, rappelle, même si c'est à propos d'un acte de bravoure dérisoire, la caractérisation de celui-ci comme «sauveur de la France»: «personne réchappait!»

La satire et la critique servent ainsi de supports à un révisionnisme patent. Le texte utilise l'anecdote comme argument implicite permettant l'identification entre deux situations. Au détour d'une phrase-promenade, Céline glisse ainsi le thème non seulement du courage et du sens du commandement de ceux qui collaborèrent, mais encore le fait qu'ils sauvèrent la France du chaos, de l'anarchie et de la guerre: Pétain le premier mais Céline derrière? La présentation des collaborateurs en «défenseurs» de la France se nourrit ainsi de l'amalgame des deux guerres. Tout en tournant en ridicule l'image du «vainqueur de Verdun», Céline la récupère à son profit et rappelle sans cesse qu'il est médaillé militaire de la Grande Guerre, invalide à 75% quand ce n'est pas à 80% etc. La stratégie satirique fondée sur un brouillage, permet de gagner sur deux plans différents. En se démarquant de ce dirigeant politique choyé, Céline rappelle son «indépendance» et se place du côté des pauvres et des victimes. En mentionnant la bravoure et le sens de l'ordre des anciens combattants, dont il est, il joue de la confusion entre les deux guerres et brouille la réalité historique d'une Collaboration qui, loin de sauver la France, l'a vendue.

Pour présenter le rôle de Laval à Sigmaringen, le texte adopte également un mode satirique ambivalent. En effet, il propose une critique antisémite de Laval mais simultanément, en faisant de lui «un pacifiste européen», il développe en sourdine les thèmes de la réhabilitation célinienne. Céline souligne ainsi son indépendance par rapport à Laval: «...moi qui l'ai traité de tout, et de juif et qu'il le savait, et qu'il m'en tenait vachement rigueur que je l'avais traité de youpin, proclamé partout, je peux parler de lui objectivement...»[10] La haine réciproque et l'antisémitisme prétendent constituer la garantie d'objectivité d'un récit pourtant tout à fait partial. Le brouillage rhétorique consiste encore à associer «objectivité» et «haine». Cette haine suscite logiquement un discours partial, voire délirant. A l'inverse, dans le sophisme célinien, elle se constitue en garantie d'indépendance politique, permettant à nouveau de gagner sur deux tableaux. Comme dans la présentation précédente de Pétain: «je peux rétablir la vérité, je peux dire moi qu'il détestait, je parle en parfaite indépendance»; le narrateur, citant les propos pacifistes de Laval, combine la satire antisémite de cette figure emblématique du régime de Vichy, et la prétendue révision du jugement historique à son propos. L'exécration de Laval apparaît comme une garantie de l'impartialité d'un jugement historique qui porte plus, finalement, sur le «cas» Céline que sur celui de Laval, et «l'impartialité» claironnée sert alors au «procès» en réhabilitation du premier. Céline commente l'attitude de Laval à la gare de Sigmaringen: il apaise un début d'émeute alors qu'un S.A. a abattu un civil allemand; il définit ainsi l'engagement politique de Laval: «...Laval était le conciliant-né... le Conciliateur!... et patriote!... et pacifiste!... moi qui vois que des bouchers partout!... lui pas! pas! [...] Laval, ce qu'il cherchait, il aimait pas Hitler du tout, c'était cent ans de paix...»[11] L'insistance sur ce «pacifisme» ainsi que sur la détestation d'Hitler participent tout autant de l'écriture d'une contre-Histoire que du plaidoyer pro domo: ce sont précisément les arguments de Céline pour justifier son adhésion à l'armistice sinon à la Collaboration d'Etat. Répondant à Madeleine Chapsal au moment du lancement de D'un château l'autre, il reprend d'ailleurs les termes attribués à Laval dans le roman: «Nous allons faire l'Europe. Oui, je croyais qu'il fallait faire l'Europe! [...] Maintenant on ne peut pas faire l'Europe! Quand il y avait l'armée allemande, on pouvait la faire. [...] Eh bien! moi je m'étais dit ça. Ça me paraissait ingénieux... Pour Hitler, je ne l'ai jamais aimé! Je lui ai dit merde dans Bagatelles. C'est un con comme les autres mais il avait le virus.»[12]

Alors qu'il est peu probable que Céline ait eu l'entretien avec Laval cité dans D'un château l'autre, il est exact que ce dernier tous les matins mettait au point sa défense pour son procès à venir. Le texte utilise à nouveau le détail authentique pour faire dire à Laval: «que dans les conditions du monde, la faiblesse européenne, un seul moyen de tout arranger: sa politique franco-allemande!... la sienne! que sans sa “collaboration” c'était plus la peine d'insister! y aurait plus d'Histoire! plus d'Europe! que lui, il aimait pas l'Allemagne, mais que... mais que... qu'il aimait pas Hitler non plus...»[13] Les arguments de défense pacifistes répétés dans le texte, s'apparentent à ceux que développait effectivement Laval à Sigmaringen[14]. Mais le portrait faussé du politique avançant in fine une plaidoirie de pacifiste est surtout un double de celui de l'artiste. La satire permet de conjuguer réitération des propos antisémites et donc distance à l'encontre de ce dirigeant politique, tout en rappelant le soit-disant «pacifisme-européen désintéressé» de Céline[15].

Ce dernier exemple permet d'avancer encore deux remarques concernant le rapport de Céline à l'Histoire. D'une part, dans l'exemple précédent, le lien entre antisémitisme et pacifisme. Céline a toujours soutenu que c'était pour éviter la guerre et défendre la France, qu'il avait écrit les pamphlets antisémites. Eviter la guerre, c'est donc la retourner contre les juifs[16]. On peut le dire autrement: le pacifisme et l'antisémitisme sont les alliés objectifs d'un nationalisme dévoyé consistant à préférer l'annexion de la France à sa défense. Ou encore, ils induisent une analyse totalement contestable au terme de laquelle, défendre la France, c'est laisser l'Allemagne l'annexer, en pensant qu'avec la chasse aux juifs conséquente et consécutive à cette annexion, la France retrouvera sa grandeur et son ordre. Grandeur et ordre se trouvent dans l'asservissement à une autre puissance et dans la traque et la délation de ses propres ressortissants.

D'autre part, comme on le voit, dans ce roman, il insère des propos antisémites. Le fait que Laval ne soit pas juif et qu'en cette occurrence, Céline ne fait que reprendre l'un des ragots de l'Action Française, n'empêche pas la violence insupportable de l'attaque. Et je voudrais conclure sur ce point. Le racisme et l'antisémitisme résiduel des derniers romans de Céline constituent une violence faite au lecteur, le mettant, de force, à distance. Il détruit tout rapport de connivence entre auteur et lecteur et y substitue une relation d'affrontement dans laquelle le lecteur doit sans cesse re-définir ses positions critiques. Mais en re-définissant ainsi sans cesse sa position, le lecteur peut aussi mesurer, à certains moments, la polysémie et l'ambivalence du texte y compris sur certains des postulats racistes et antisémites. La trilogie allemande propose une Histoire faussée de la fin de la seconde guerre mondiale, une Histoire marquée par le révisionnisme et le négationnisme. Elle déploie aussi une vision fataliste et pessimiste de l'Histoire contemporaine. Mais elle développe aussi une vision poétique de cette Histoire dont le désordre est restitué en une «poétique du bric et broc» qui, parfois, dit l'envers de l'ordre réclamé.


Marie Hartmann, Maître de conférences, Université de Caen Basse-Normandie


[1] Voir Marie Hartmann, «La vision célinienne de l'Histoire dans Semmelweis», Etudes céliniennes n°1, décembre 2005, Paris, Société des études céliniennes, 2005, pp. 59-67.

[2] Parus respectivement en 1957, 1960 et 1969 pour Rigodon du fait de son inachèvement partiel à la mort de Céline. Dans les références des citations, le titre de ce roman est abrégé en CA pour D'un château l'autre. Toutes les références renvoient à Romans II, Gallimard, Pléiade, 1974.

[3] CA p. 109.

[4] CA p. 16-17, dans le contexte, il s'agit de carte d'alimentation. Pétain est mort à l'île d'Yeu, il n'a pas été «buté». Céline le précise en une autre occasion: (CA p. 135) «pas besoin d'île d'Yeu non plus».

[5] Voir sur ces points, Philippe Burrin, «Vichy», Les lieux de mémoire 2, sous la direction de P. Nora, Gallimard, coll. «Quarto», 1997, p. 2475, ainsi que Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Le Seuil, coll. «Point-Histoire», 1987 et 1990, p. 327: «la mémoire de Pétain est complexe: alors qu'en septembre 1944, une majorité de Français (58%) estimait qu'il fallait l'acquitter; durant l'été 1945, après la découverte des camps nazis, ils n'étaient plus que 17 % puis 25% en 1971».

[6] CA p.123.

[7] Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, Sigmaringen 1944-1945, Bruxelles, Complexe 1984, 1e édition Ramsay, 1980, p. 24.

[8] CA p.127.

[9] CA p. 135.

[10] CA p. 169.

[11] CA p. 169.

[12] CC 2, p. 26-27.

[13] CA p. 236-237. On souligne la reprise des mêmes termes.

[14] Henry Rousso indique que Laval prétendait s'inscrire dans la lignée d'un pacifisme façon Aristide Briand lequel, après la première guerre, engage la France dans la voie de la collaboration internationale et du désarmement dans le cadre de la Société des Nations. Pétain et la fin de la Collaboration, op. cit., p. 32. On comprend l'intérêt idéologique de la référence à Aristide Briand. Mais le rapprochement franco-allemand et la construction européenne rêvés par les collaborateurs ont un sens bien différent des projets des années 1930, et de ceux des années 50.

[15] Cette réflexion est une reprise partielle de mon ouvrage, L'Envers de l'Histoire contemporaine. Etude de la trilogie allemande, Paris, Société d'études céliniennes et Marie Hartmann, 2006.

[16] Sur ce point, voir Jeanine Verdès-Leroux, Refus et violences. Politique et littérature à l'extrême-droite des années trente aux retombées de la Libération, Gallimard, coll. «La suite des temps», 1996, p. 25.



Marie Hartmann

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Novembre 2011 à 19h41.