Atelier





L'herméneutique fictionnalisée

par Nicolas Correard (Université de Nantes), Vincent Ferré (Université Paris Est) et Anne Teulade (Université de Nantes).


Extrait de l'introduction au collectif L'Herméneutique fictionnalisée. Quand l'interprétation s'invite dans la fiction.

Classiques Garnier, collection "Rencontres ", 2015.


On peut lire dans Acta fabula un compte rendu sur l'ensemble du volume : L'herméneutique fictionnalisée : un nouvel objet, par F. Lavocat.


Dossier Interprétation.





L'herméneutique fictionnalisée[1]


Comment les œuvres littéraires prennent-elles en charge l'interprétation, et qu'entraîne cette appropriation de la question herméneutique au cœur de ces œuvres, en particulier lorsqu'elles sont fictionnelles?


Les théories structuralistes, on le sait, caractérisées par le retour au texte même, ont été marquées par des ambitions objectivistes, notamment une recherche de la définition des caractéristiques générales du poétique et de la littérarité, fondée sur une analyse formelle des œuvres et de leurs relations intertextuelles. Cette perspective, qui a prouvé sa fécondité, se démarquait toutefois de toute visée interprétative: l'idée même de clôture du texte supposait qu'on le saisisse à partir de son fonctionnement interne et non depuis ses dehors. Or, avec les années 1980 sont apparues plusieurs théories littéraires qui ont remis à l'honneur l'herméneutique: la phénoménologie de la lecture[2], les théories de la fiction[3], la nouvelle philologie et les théories cognitivistes[4], chacune à sa manière, pensent ou projettent l'existence d'un sujet s'impliquant dans l'élaboration du sens du texte. Ce contexte intellectuel et la variété des modes d'interprétations qu'il met en jeu invitaient à répertorier et à analyser les différentes pratiques interprétatives, et à dégager comment peut se tisser, à travers elles, notre rapport aux textes littéraires, sans oublier de confronter l'interprétation des textes littéraires à celle d'objets relevant d'autres disciplines (droit, théologie, psychanalyse, médecine par exemple). Nous engageons ainsi une réflexion sur nos méthodes littéraires, mais aussi sur l'articulation entre la littérature et les savoirs. Dans un contexte de renouveau de l'herméneutique, notre volume dépayse cette réflexion à la lueur d'un questionnement sur la fictionnalité – dans des œuvres théâtrales aussi bien que romanesques.



Les représentations de l'interprétation dans la fiction: déplacements et métaphores


Notre réflexion s'appuie, d'abord, sur un constat. Les œuvres de fiction thématisent fréquemment l'activité herméneutique, certaines renvoyant explicitement au travail d'interprétation qu'un texte romanesque ou théâtral suppose chez le lecteur/spectateur; d'autres abordant la pratique herméneutique en usant d'un détour par la mise en scène d'interprétations qui relèvent de domaines non littéraires, tels le droit, la psychanalyse, l'archéologie, la philologie ou l'exégèse, par exemple.


Dans le premier cas, la fictionnalisation concerne explicitement l'interprétation des textes littéraires, mais elle n'a pas toujours de visée immédiatement réflexive. Ainsi, les lecteurs et les auditeurs représentés dans Don Quichotte de Cervantès déploient leur capacité interprétative au sujet de nouvelles et d'histoires variées, tel le Curieux impertinent ou le récit du captif revenu d'Alger, qui ne sont pas des aventures de don Quichotte mais des récits enchâssés. De même, dans Feu Pâle de Nabokov (Pale Fire, 1961), un certain Charles Kinbote, le narrateur du roman, propose des analyses littéraires fictionnalisées des vers du poète John Shade, son collègue à l'Université. D'annotations patientes, ses remarques prennent la forme d'une interminable logorrhée qui mêle analyses littéraires, anecdotes biographiques et roman policier. Pot-pourri parodique et satirique des pseudo-commentaires du pseudo-recueil poétique d'un auteur fantôme, le roman se donne donc à lire comme une fiction d'interprétation (en l'occurrence délirante). Dans ce roman comme dans le Quichotte, l'objet interprété n'est pas nécessairement la fiction cadre, mais un élément enchâssé.


Dans le second cas, les œuvres sont généralement centrées sur une figure d'interprète spécialisé: elles montrent des archéologues, des philologues, des historiens de l'art, des psychanalystes ou des juristes qui s'emploient à décrypter un objet avec des outils relevant de leur domaine propre. Ainsi, le philologue de La Caverne des idées de José Carlos Somoza[5] mobilise, pour interpréter les divers sens possibles d'un texte ancien, ses savoirs linguistiques; le narrateur du Livre Noir d'Orhan Pamuk[6] tente de décrypter les chroniques de Djélâl à l'aide d'outils exégétiques empruntés à l'houroufisme, et les interprètes du Tiers Livre de Rabelais usent tour à tour de leurs savoirs philologiques, théologiques, médicaux, juridiques, pour répondre aux interrogations de Panurge.


Ces fictionnalisations de la pratique herméneutique ne renvoient pas nécessairement à l'interprétation de l'œuvre, elles ne sont pas immédiatement réflexives et ne relèvent pas d'emblée de la métafictionnalité, puisqu'elles usent d'un détour: soit l'objet de l'interprétation est un écrit qui n'est pas la fiction encadrante, soit il s'agit d'un objet non textuel. Toutefois, il est évident que les objets de l'interprétation, textuels ou non, entretiennent souvent une relation d'analogie avec l'œuvre-cadre: l'entreprise du traducteur de La Caverne des idées s'avère finalement liée au sens général du roman qui l'englobe, la réception des écrits du journaliste Djélâl peut être perçue comme une mise en abyme des enjeux de la réception du Livre Noir[7], et les errances interprétatives des personnages rencontrés par Pantagruel et Panurge renvoient bien aux apories du Tiers Livre. Le déplacement de la question herméneutique sur d'autres objets peut donc constituer une médiatisation de la réflexion sur l'interprétation de la fiction cadre, et s'apparenter à une forme de réflexivité ou de mise en abyme.



Le propre de l'herméneutique fictionnalisée


Toutefois, notre propos n'est pas de revenir sur ces notions déjà bien étudiées, non plus que sur le récit spéculaire ou la métafictionnalité. Ces pratiques textuelles ne sont d'ailleurs pas superposables: la mise en abyme et la spécularité[8] constituent des dispositifs précis d'enchâssement et de mise en miroir, tandis que la métafictionnalité[9] peut se limiter à une simple rupture de la chaîne narrative entraînant une prise de distance du récepteur. Ces dispositifs qui reposent sur le dédoublement ou l'interruption peuvent avoir un effet ludique, critique, ou constituer des embrayeurs de réflexivité. Cette dernière se trouve donc plus du côté des effets que des modes d'écriture, et elle n'est pas systématiquement engagée dans les dispositifs évoqués. Ainsi, le «conte de Psyché» enchâssé au cœur de l'Âne d'or d'Apulée met en abyme le sens de la fiction cadre, reposant elle aussi sur la problématique de la curiosité, sans que l'interprétation, laissée à la charge du lecteur, s'en trouve directement thématisée. À l'inverse, dans le Colloque des chiens (in Nouvelles exemplaires, 1613), soit la plus apuléenne des fictions de Cervantès, l'enchâssement entre différents niveaux de fictionnalité (le dialogue Campuzano-Peralta dans la nouvelle cadre du Mariage trompeur; le dialogue de Berganza et de Scipion au niveau principal; le récit de la sorcière Cañizares rapporté par Berganza, qui constitue un troisième niveau de fictionnalité) s'accompagne d'une prolifération de commentaires et d'interprétations, portant soit sur le même niveau du récit, soit sur un niveau inférieur ou un niveau supérieur, de bas en haut et de haut en bas. Mise en abyme et métafictionnalité vont alors effectivement de pair avec une représentation de l'interprétation dans la fiction. En somme, ces notions proches mais hétérogènes se recoupent ou non, selon les cas, mais elles doivent être distinguées pour plusieurs raisons.


Tout d'abord, comme nous venons de le voir, si réflexivité, mise en abyme ou métafictionnalité il y a dans la fictionnalisation de l'interprétation, c'est en général de manière médiatisée, indirecte, à travers des mises en scènes fictionnelles plus ou moins imageantes ou métaphoriques, et non par le biais d'une simple rupture de l'illusion mimétique. En ce sens, leur valeur n'est pas, au premier chef, de briser l'immersion fictionnelle, d'engager une lecture ludique ou distanciée des œuvres. Par contraste, pensons au dispositif du théâtre dans le théâtre mobilisé à l'âge baroque[10], ou aux processus métafictionnels que l'on observe dans les écritures romanesques parodiques au xviiie siècle[11], qui invitent le lecteur à adopter un recul critique porteur soit d'une réflexion sur la nature ontologique du monde, soit d'une mise en question des artifices de la fiction: ces textes engagent avant tout une distanciation par rapport au monde possible élaboré par la fiction, qui ne se retrouve que secondairement dans notre questionnement, et peut même en être tout à fait absent.


Ensuite, ces dispositifs ne véhiculent pas nécessairement de réflexion herméneutique. Ils peuvent constituer à eux-mêmes leur propre fin, lorsqu'ils sont purement ludiques. Ils sont également susceptibles de porter un discours esthétique ou philosophique, sur la nature artificielle de l'art et, en retour, une interrogation sur l'essence même du monde factuel. Notre propos est différent: il s'agit bien de nous interroger sur la manière dont la fiction médiatise la question de l'interprétation; or toute réflexivité ou métafictionnalité ne porte pas sur ce type d'interrogation.


En outre, lorsque ces dispositifs ont une portée réflexive qui engage la question de l'interprétation de l'œuvre – deux conditions qui ne sont pas souvent réunies – la perspective privilégiée est celle du guidage et de la programmation de l'interprétation. C'est ce que l'on observe le plus souvent dans les formes spéculaires ou de mise en abyme, qui jouent du redoublement, de la réfraction et donc de la similitude entre réception de l'œuvre encadrée et de l'œuvre encadrante: ces dispositifs visent essentiellement l'explicitation. Or l'herméneutique fictionnalisée opère de manière moins univoque, comme le montrent les études réunies dans ce volume.


Si notre objet peut rejoindre les questions devenues topiques de la spécularité, de la métafiction et de la réflexivité, il ne se confond pas avec elles: il repose sur un dispositif plus circonscrit – la présence d'un ou de plusieurs personnage(s) interprète(s) – et suppose toujours une réflexion sur les enjeux de l'interprétation, ou du moins de la réception des œuvres.


Ce volume interroge donc de manière historique et théorique les raisons de cette absorption de l'interprétation par la fiction, si l'on se place du point de vue des œuvres, ou de cette déterritorialisation, si l'on se situe du côté des pratiques interprétatives. Il aborde les manières de fictionnaliser l'interprétation en étudiant les types d'interprétation (de la lecture au discours herméneutique, en passant par la pratique du commentaire), la prise en charge par différentes instances énonciatives (auteur, narrateur ou personnages), et les procédés de présentation de cette interprétation, par le biais de digressions, d'anecdotes, d'enchâssement des fictions, ou de débats entre conteurs ou lecteurs. Il examine également l'efficacité poétique et herméneutique de la fictionnalisation: d'une part la manière dont elle ouvre ou limite l'interprétation, la clarifie ou la guide, voire la démultiplie, lorsque plusieurs propositions interprétatives fictionnalisées se font concurrence au sein de la fiction; d'autre part la finalité, voire la portée métadiscursive des interprétations, ainsi que ses effets. Par sa réflexivité, la fictionnalisation de l'interprétation entraîne-t-elle, en effet, la rupture de l'immersion fictionnelle?  


En nous concentrant sur l'herméneutique fictionnalisée, nous fondons d'abord notre réflexion sur un procédé qui, de la fin du xvie au xxie siècle, n'apparaît pas nécessairement dans des œuvres exhibant un fonctionnement alternatif et une visée théoricienne. Afin d'illustrer l'amplitude du phénomène, nous avons souhaité faire figurer dans ce volume des réflexions sur des œuvres où la question de l'interprétation est réputée centrale, telles celles de Nabokov, Pynchon, Sebald, à côté d'analyses de fictions a priori moins fameuses à cet égard, telles les romans et contes du xviie siècle ou le théâtre religieux. Ce parti pris permet de restituer au phénomène son historicité, même si ce livre ne peut nullement prétendre couvrir de manière exhaustive tous ses aspects: il aurait ainsi été possible d'évoquer le Borges de Fictions, Le Maître et Marguerite (Boulgakov), ou encore, plus près de nous, La Splendeur du Portugal (Lobo Antunes). Le choix qui a été fait de ne pas s'arrêter aux œuvres les plus attendues favorise également les rapprochements prudents entre des époques et des œuvres éloignées les unes des autres, de manière à faire surgir, non un fonctionnement systématique et trans-historique de l'herméneutique fictionnalisée, mais ses enjeux récurrents et la manière distincte dont ils se trouvent mobilisés dans les œuvres, selon les époques[12] – afin de rendre saillants les moments où l'interprétation tend particulièrement à investir le champ de la fiction.


Nous avons donc privilégié une approche diachronique, sans nous restreindre aux œuvres du xxe et du xxie siècle auxquelles on associe volontiers les phénomènes décrits plus haut. En effet, il existe une similarité, et peut-être une unité, sur le temps long de l'histoire culturelle, entre les dispositifs d'œuvres fondatrices du roman et du théâtre tels que nous les connaissons et les pratiques plus systématiquement associées à la littérature qui s'écrit depuis un siècle. Dällenbach relie sa théorie de la spécularité à Gide puis au Nouveau Roman, la métafiction est souvent considérée comme l'apanage des post-modernes[13], et l'on attribue volontiers la réflexivité à une conscience exacerbée et sophistiquée des enjeux textuels envisagés sur le mode d'une déconstruction supposée des modèles «classiques[14]». Or, ces idées peuvent être nuancées. Pirandello ne se reconnaît-il pas dans Shakespeare, dans Calderón ou dans Corneille, qu'il prolonge peut-être plus directement qu'on ne l'imagine? Le romantisme allemand n'établit-il pas un trait d'union entre Sterne et le modernisme? De nombreuses études ont déjà déplacé des questionnements supposés récents en montrant leur pertinence pour décrire des œuvres du xviie ou du xviiie siècle[15], et certaines analyses de ce volume le montreront encore.



L'herméneutique fictionnalisée dans les formes pré-modernes de la fiction (le régime allégorique)


Fallait-il remonter aux origines, et tenter de comparer les dispositifs de l'herméneutique fictionnalisée dans des formes littéraires n'ayant pas survécu à la modernité à celles que nous pratiquons aujourd'hui? La tâche serait d'ampleur, même sans déborder de l'histoire culturelle européenne. Chacun sait que le chœur d'une tragédie antique commente le comportement du personnage, délivrant un message sur la faute, le destin ou la condition humaine. Cette dissociation de la fiction entre une action et son interprétation – cette dernière étant partie prenante du spectacle, quoique dans un entre-deux situé entre le hors-fiction où se trouve le public et la mimèsis proprement dite (qui peut elle-même inclure des discours à dimension auto-interprétative) – a pu se retrouver dans le théâtre humaniste du xvie siècle. Mais c'est seulement par métaphore qu'on évoque la fonction «chorale» d'un personnage dans une pièce de théâtre moderne. L'extraordinaire variété et l'hétérogénéité des pratiques anciennes de l'herméneutique fictionnalisée par rapport aux pratiques courantes depuis la fin de la Renaissance a justifié ici un choix de raison, en limitant la diachronie à quelques siècles. Pour autant, quelques réflexions générales nous permettront de reconnaître l'existence de cet «avant», dont la richesse peut nourrir un effort de théorisation[16].


Les modalités dominantes de la fiction littéraire ancienne incluent fréquemment, ne serait-ce que de manière latente, la possibilité d'une herméneutique fictionnalisée, tout particulièrement dans le cas des formes érudites ayant proliféré dans l'Antiquité tardive sur fond de recyclage de la mythologie, puis essaimé au Moyen Âge: qu'on pense à des formes (susceptibles de se combiner) telles que le mythe philosophique, le récit de songe, la satire ménippée, et plus encore l'allégorie comme procédé d'écriture, promu par le christianisme comme un moyen de réguler le rapport entre la lettre et le sens, entre le corps du texte et son âme. Le dispositif élémentaire serait celui du compagnonnage entre le narrateur et un second personnage jouant le rôle de mentor, de guide et d'interprète: Scipion l'Africain dans le Songe de Scipion de Cicéron; Virgile dans la Divine Comédie; Varron ou Ménippe dans nombre de ménippées inspirées par ces deux fondateurs du genre, qui reviennent en tant que personnages pour médiatiser la réception de la satire. L'actualisation de cette potentialité est logiquement fonction de l'obscurité des allégories proposées. Dans la Table attribuée à Cébès de Thèbes (iie siècle après Jésus-Christ), la vision philosophique de la peregrinatio vitae s'explicite par exemple dans une longue ekphrasis que le personnage du vieillard propose aux autres personnages déroutés par un tableau énigmatique placé à l'entrée d'un sanctuaire. Cette œuvre pourrait faire office de prototype: il ne s'agit pas d'un récit de fiction éclairé par son interprétation allégorique (consécutive ou parallèle), mais du récit fictionnel d'une interprétation allégorique.


Dans sa variété la plus courante, l'allégorie est constituée par une forme d'herméneutique fictionnalisée, dans la mesure où elle est repose sur les deux pôles indissociables d'une fiction (une image développée) et de son interprétation (une idée, souvent manifestée dans l'onomastique)[17]. Mais outre que le rapport demande lui-même à être interprété (le lecteur se voyant toujours accorder une certaine liberté herméneutique), ces deux pôles peuvent être mis en tension, comme le montre bien l'exemple du Roman de la Rose: le parcours du sujet poétique et amoureux, «je», dans le jardin d'Amour de la première partie (écrite par Guillaume de Lorris), se prolonge dans un discours explicite qui développe la fiction allégorique sans l'interrompre; dans la seconde partie (Jean de Meung), qui par bien des aspects constitue un commentaire ironique ou une parodie de la première, la fiction est continuée, mais réduite à la portion congrue tant le discours interprétatif devient écrasant, et tant l'allégorie se résorbe en encyclopédie[18].


La nature polysémique et instable du procédé allégorique rend par ailleurs ses effets extrêmement labiles: la selva oscura sur laquelle s'ouvre la Commedia dantesque, cette image de l'égarement initial du poète dans l'existence, n'est-elle pas aussi spontanément perçue par le lecteur comme l'image de son entrée dans la forêt herméneutique des questionnements suscités par le texte? Vous qui entrez ici, laissez toute transparence… La fascination suscitée par ce passage appelé à constituer un lieu culturel incontournable ne s'expliquerait pas sans cet effet métatextuel, là où l'exposé dogmatique du Paradis, par son caractère explicite, n'autorise guère l'investissement imaginaire du lecteur dans un univers fictionnel autonome, pas plus qu'il n'autorise une interprétation à proprement parler. On voit que la décision sur ce qui constitue ou non une fictionnalisation de l'interprétation suppose elle-même, dans bien des cas, un geste interprétatif, qui consisterait ici à reconnaître une allégorie de la lecture, plutôt, par exemple, qu'une allégorie de l'écriture.


La systématisation et la professionnalisation de l'activité herméneutique à la Renaissance ont créé d'autres tentations pour les humanistes, qui s'identifient volontiers à ce qu'ils admirent, et qui passent aisément du déchiffrement à l'émulation. Lorsque le néo-platonicien Cristoforo Landino interprète allégoriquement l'Énéide dans ses Disputationes Camaldulenses, il n'y reconnaît pas seulement l'élévation de l'âme de la vie sensible (Troie) à la vie active (Carthage) puis à la vie contemplative (l'Italie), mais aussi une figuration du parcours que l'herméneute doit accomplir pour s'élever dans les degrés de l'interprétation. Il identifie pareillement sa propre aventure herméneutique dans le parcours de la Commedia[19]. L'humaniste reconnaît dans Énée ou Dante une image fantasmée et héroïsée de lui-même, faisant de l'épopée une fiction herméneutique inattendue – un postulat radical apparaît incidemment, dont Rabelais se moquera dans le «Prologue» de Gargantua à travers la figure des allégoristes «belutant» (extrayant) d'Homère ce que ce dernier n'aurait jamais songé y mettre: l'interprétation est en quelque sorte une activité fictionnelle propre au lecteur, par laquelle il imagine ce qu'il veut[20].


Ce n'est pas sans conséquence sur l'écriture, puisque tout humaniste est potentiellement un lecteur appelé à devenir un auteur racontant son activité de lecteur, dans un jeu d'emblée conçu par et pour sa métatextualité. Ainsi du héros éponyme du Songe de Poliphile de Francesco Colonna (Hypnerotomachia Poliphili, 1499), qui, parti en quête de sa bien-aimée Polia, ne cesse d'interpréter des architectures, des hiéroglyphes et des signes obscurs auquel le lecteur est parallèlement confronté par une série de cent soixante-neuf gravures énigmatiques. Ce dernier interprète donc indistinctement les images, leur ekphrasis et les hypothèses interprétatives qui en découlent, ou du moins leurs embryons et leurs indices[21]. Malgré l'aide de la nymphe Logistique (raisonnement), Poliphile voit s'évanouir Polia au moment où il croit la saisir dans ses bras. Ce finale signifie la conversion de l'écriture allégorique à une polysémie insaisissable, annonçant le «soyez vous mesmes interpretes de vostre entreprinse» lancé par la prophétesse Bacbuc aux Pantagruélistes dans le Cinquième livre[22]. Rabelais est bien entendu l'auteur qui aura le plus exploité les potentialités matricielles de l'herméneutique fictionnalisée de l'humanisme: sans même parler du Tiers Livre, abordé ici dans la contribution de Christian Michel, le Quart Livre confronte le lecteur à la plénitude énigmatique de territoires allégoriques, tout en l'invitant de manière impromptue à se reconnaître dans les Pantagruélistes s'appropriant les merveilles de Medamothi (île des mirages métatextuels), déchiffrant les stèles «hieroglyphicques» des Macraeons (les Anciens), ou essayant d'entendre la signification de ces fameuses paroles «gelées» dans la page blanche du texte[23].


On voit que les représentations de l'interprétation dans la fiction, en l'occurrence presque toujours autotéliques, étaient au cœur de pratiques qui pouvaient aller jusqu'à dénoncer elles-mêmes leur propre vanité, à l'instar des fictions herméneutiques parodiques et déceptives d'un Béroalde de Verville, ou au contraire se retrancher dans l'autoréférentialité pour jouir résolument des délectations de l'esthétisme pur, comme dans le poème allégorique de Giambattista Marino, l'Adone (1623), qui exploite le lien entre tension herméneutique et tension érotique (pour prendre l'exemple de deux auteurs ayant retravaillé avec maniérisme le modèle du Poliphile, dans des directions divergentes). Il y a peut-être là une évolution correspondant au premier véritable «modernisme» de l'histoire littéraire, le début de l'âge baroque. Pour autant, la vigueur de la pratique allégorique au début des temps modernes nous rappelle que la «modernité» baroque n'est pas tout à fait la nôtre, ne serait-ce que parce que la lecture du livre continue de renvoyer fréquemment à celle du grand livre du monde.


Or, peut-être parce qu'il ne peut y avoir d'herméneutique fictionnalisée que s'il y a un désir de sens, mais aussi une résistance, la représentation de l'interprétation dans les œuvres est appelée par l'impression que ce grand livre est devenu illisible, Dieu ayant notoirement écrit «comme en énigme et dans un miroir» (Paul, 1 Cor. 13, 12). En Espagne, la philosophie du desengaño privilégie au xviie siècle la conception de fictions allégoriques suggérant au lecteur une nécessaire désillusion, mais aussi une nécessaire duplicité: renouvelant la tradition de la peregrinatio vitae plus que jamais tirée vers une herméneutique de l'existence, la formidable parade allégorique du Criticón de Gracián soumet toutes les figures du monde à la double interprétation, contradictoire, du couple des voyageurs (Andrenio le jeune et Critilo le vieux). Refusant de livrer une clarification, l'herméneutique fictionnalisée systématise ici les deux faces possibles de toute chose, et reporte sur le lecteur la charge de choisir son interprétation, de suspendre son jugement, ou de se contenter d'une vérité parfaitement ambiguë, jésuitique et scandaleuse.


Où se situe, alors, l'invention de jeux littéraires qui pourraient ressembler à ceux qui se pratiquent plus près de nous? On sait que l'allégorisme n'a jamais tout à fait quitté la mimèsis romanesque: il la suivait comme son ombre chez un Defoe (maître de la narration d'aventures, mais aussi de la mise en scène de personnages interprétant avec angoisse le sens de leur parcours, ce qui en fait un auteur charnière), il revient sans le dire chez Melville, chez Kafka, chez Boulgakov, dans la littérature satirique et utopique. Pourtant, il y a bien une discontinuité, et rares sont les créateurs aussi érudits que Borges, qui s'inspire souvent de modèles archaïques méconnus de ses propres lecteurs. Plusieurs évolutions décisives s'amorcent dès la fin du xvie siècle.


Tout d'abord, ce que Michel Jeanneret a appelé la «crise herméneutique[24]» de la Renaissance, qui pourrait tout aussi bien être conçue comme une libération herméneutique (par rapport aux codes de l'exégèse médiévale), a rejailli dans des genres non allégoriques de la fiction. L'Heptaméron, analysé justement par Michel Jeanneret, serait ici le cas paradigmatique. C'est l'exemplarité supposée mais problématique des nouvelles de Marguerite de Navarre, en tout cas une exemplarité controversée par les «devisants» interprétant à hue et à dia, qui sert ici d'opérateur. Les nouvellistes ultérieurs ne reproduiront pas nécessairement ce modèle. Mais la mimèsis romanesque, a priori moins propice que l'allégorie, inventera toutes sortes de dispositifs intégrant dans le récit des interprétations diverses (autotéliques ou non) portant le plus souvent sur l'exemplarité du (ou des) récit(s): discours d'auteurs, d'éditeurs ou d'autres instances énonciatives (réelles ou fictives) commentant le récit principal, dans le paratexte, dans le récit ou en notes; enchâssement de récits seconds (avec effet de mise en abyme ou non), souvent commentés dans le récit premier; primauté des discours des personnages sur le narré dans le cas du roman autobiographique (le pícaro interprète toujours, et non sans provocation, ses propres aventures) ou dans la fiction épistolaire (qui constitue un cas extrême en ce sens, puisque l'action est souvent déduite de l'interprétation que l'épistolier en donne, plutôt que le contraire).


D'autre part, l'art de l'interprétation, après s'être professionnalisé, se spécialise. Le philologue peut encore rester pendant un temps un humaniste polymathe et inventif, il n'a plus forcément la prétention d'embrasser la totalité des savoirs ou de guider son lecteur dans l'existence; sans s'interdire d'interpréter (même en voie de scientifisation, la philologie exige encore rarement l'abstention herméneutique), il délaisse «le plus hault sens» et se concentre sur les problèmes techniques liés à l'établissement et à la compréhension du texte. Bref, il incarne une forme d'herméneutique modeste, aussi spécialisée que l'herméneutique juridique ou que l'herméneutique religieuse. Il devient dès lors un personnage digne d'être représenté dans sa singularité (il ne s'identifie plus au lecteur ordinaire, réel ou «modèle», mais il ne s'identifie plus non plus à l'écrivain), au point de donner lieu à un sous-genre de la satire au xviiie siècle. Thémiseul de Saint-Hyacinthe dans son Chef-d'œuvre d'un inconnu (1714), Alexander Pope dans sa Dunciad (1728) ou Gottfried W. Rabener dans ses Noten ohne Text (1751) se plaisent à représenter des commentateurs phagocytant l'objet de leur interprétation en le noyant sous une logorrhée tantôt délirante, tantôt indifférente – péchant donc par excès ou par défaut interprétatif – quitte à évacuer tout simplement cet objet de leur commentaire fictif, qui peut alors devenir un autocommentaire se célébrant lui-même. Le critique incapable de création est promu au rang de monstre moderne par de tels satiristes, qui, en produisant des fictions de l'interprétation folle – fictions herméneutiques s'il en est, mais non allégoriques cette fois-ci – entendent au contraire manifester l'unité du geste créateur et du geste critique[25].


Car une dernière évolution mérite d'être remarquée, peut-être la plus décisive de toutes: si la spécialisation du lettré lui confère une autorité herméneutique particulière, la vulgarisation ou la démocratisation de la lecture lui retire tout monopole de l'interprétation. La sphère des lecteurs s'étend dorénavant au-delà de celle des lettrés: les jugements sur les parutions, les débats sur les modes, les querelles grandes et petites, privées et publiques, tout cela concerne autant sinon plus l'honnête homme que le docte. On «critique» d'ailleurs les œuvres plutôt qu'on ne les interprète[26]. Parallèlement, la fiction tend à délaisser ses prétentions (ou ses prétextes) philosophiques pour se donner comme divertissement de masse – certainement exemplaire ou édifiant, du moins en intention – sur les scènes des théâtres ou dans les cabinets de lecture. Et ce sont en réalité les débats sur cette «grande transformation» moderne de la fiction, les perplexités, les indignations ou les incompréhensions qu'elle suscite, qui vont se trouver représentés massivement dans les fictions.



Nicolas Correard (Université de Nantes, L'AMo, EA 4276)
Vincent Ferré (Université Paris Est, EA 4395 LIS, «Lettres, idées, savoirs»)
Anne Teulade (Université de Nantes, L'AMo, EA 4276 / IUF)


Pages de l'Atelier associées: Interprétation, Fiction, Lecture, Commentaire, Intertextualité et métatextualité, Allégorie, Herméneutique?, Métafiction?, Réflexivité?, Mise en abyme?.


[1] Nous tenons à remercier Françoise Lavocat qui a soutenu cette recherche collective dans le cadre du projet ANR Hermès.

[2] Incarnées par les théories de la réception (H.R. Jauss, W. Iser) comme par U. Eco, Les limites de l'interprétation, trad. M. Bouzaher, Paris, Librairie Générale Française, coll. «Livre de Poche», 1994 [1990].

[3] U. Eco, Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1985 [1979]; M.-L. Ryan, Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative Theory, Bloomington, Indiana University Press, 1991; J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Paris, Seuil, 1999.

[4] Pour l'articulation entre sciences cognitives et théorie littéraire, voir par exemple E. Spolsky, Gaps in Nature and the Modular Mind, Albany, State University of New York Press, 1993 et L. Zunshine, Why we Read Fiction: Theory of Mind and the Novel, Columbus, Ohio State University Press, 2006.

[5] J. C. Somoza, La Caverne des idées, trad. de l'espagnol M. Millon, Actes Sud, coll. «Babel», 2002 [version originale publiée en 2000].

[6] O. Pamuk, Le Livre noir, trad. du turc par M. Andac, Gallimard, coll. «Folio», 1995 [version originale publiée en 1990].

[7] E. Duclos, «Fictions pamukiennes: la fiction et ses enjeux dans Le Livre noir d'Orhan Pamuk», Silène, revue électronique, Centre de Recherches en Littérature et Poétique Comparée, Université Paris Ouest Nanterre La Défense. URL: http://www.revue-silene.com/images/30/extrait_141.pdf, p. 1 (page mise en ligne le 16 mars 2010; consultée le 27 juin 2012).

[8] Voir L. Dällenbach, Le Récit spéculaire: essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977.

[9] Voir par exemple L. Lepaludier (dir.), Métatextualité et métafiction. Théorie et analyses, Rennes, PUR, 2002.

[10] G. Forestier, Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du xviie siècle, Genève, Droz, 1996,

[11] L. Lepaludier, «Fonctionnement de la métatextualité: procédés métatextuels et processus cognitifs», op. cit., p. 36.

[12] Notre projet se distingue donc de celui mené par Alison Boulanger et Jessica Wilker dans La Posture de l'herméneute. Essais sur l'interprétation dans la littérature, Paris, Classiques Garnier, 2012, qui s'interroge sur le glissement de l'interprétation à la surinterprétation dans des œuvres du xixe au xxie siècle: il en diffère pour des raisons d'ordre chronologique, parce que la question de la surinterprétation (qui était au cœur du colloque «Interprétation, surinterprétation» dont l'ouvrage constitue les actes) ne touche pas de manière essentielle notre propos, mais également du fait de notre interrogation centrée sur le rapport entre interprétation et fiction.

[13] Voir par exemple D. T. Jaén, Borges' Esoteric Library. Metaphysics to Metafiction, Lanham/New York/Londres, University Press of America, 1992 et M. Ryan-Sautour, «La métafiction post-moderne», Métatextualité et métafiction. Théorie et analyses, op. cit., p. 69-77.

[14] L. Hutcheon, A Poetics of Postmodernism: History, Theory, Fiction, Londres, Routledge, 1988; J. Bessière, M. Schmeling (éd.), Littérature, modernité, réflexivité, Paris, Champion, 2002.

[15] Citons seulement l'article de D.-H. Pageaux, «Des plaines de la Manche au Rajasthan: de quelques chemins de l'écriture», Littérature, modernité, réflexivité, op.cit., p. 73-84, ou l'ouvrage de J.-P. Sermain, Métafictions, 1670-1730: la réflexivité dans la littérature d'imagination, Paris, Champion, 2002.

[16] Qu'on trouvera, sous une forme bien plus développée, dans les articles du collectif dirigé par F. Lavocat, Allégorie et fiction, à paraître en 2015, Louvain, Peeters.

[17] Ce rapport converse entre expression allégorique et interprétation allégorique est bien établi par J. Pépin dans son étude fondatrice, Dante et la tradition de l'allégorie, Paris, Vrin, 1970.

[18] Sur le rapport fiction/interprétation dans ce texte, et dans l'allégorisme médiéval plus généralement, voir l'introduction d'A. Strubel à G. de Lorris et J. de Meung, Le Roman de la Rose, Paris, La Librairie Générale Française, coll. «Le Livre de Poche», «Lettres gothiques», 1992, p. 5-33, et Gran senefiance a: allégorie et littérature au Moyen Age, Paris, Champion, 2002.

[19] Voir T. Chevrolet, L'Idée de fable. Théorie de la fiction poétique à la Renaissance, Genève, Droz, 2007, notamment p.206-221 sur l'«épopée herméneutique» de Landino.

[20] Parmi les jalons de la vaste controverse critique sur l'attitude de Rabelais par rapport à l'allégorie (appel sincère à une interprétation «à plus hault sens» que l'actualisation de la fiction requiert, ou bien dérision envers la manie interprétative constamment représentée par une fiction qui se crée dorénavant en dehors de l'autorité d'un sens préétabli?), signalons l'article de F. Rigolot et M. Jeanneret, «Sur la prétendue transparence de Rabelais», RHLF, LXXXVI/4, 1986, p. 709-716 et la réponse de G. Defaux «Sur la prétendue pluralité du prologue de Gargantua», figurant à la suite dans le même volume, p. 716-722.

[21] Sur le fonctionnement du texte de Colonna, renvoyons aux nombreuses études de G. Polizzi, et notamment à son introduction à F. Colonna, Le Songe de Poliphile, Paris, Imprimerie Nationale, coll. «La Salamandre», 2004, p. VII-XXIX.

[22] François Rabelais, Le Cinquième livre, chap. LXV, Les Cinq Livres, éd. J. Céard, G. Defaux et M. Simonin, Paris, Librairie Générale Française, coll. «Le Livre de Poche», «La Pochothèque», 1994, p. 1513.

[23] François Rabelais, Le Quart Livre, chap. III, XVII et LVI, ibid.

[24] Le Défi des signes, Orléans-Caen, Paradigme, 1994.

[25] Voir Nicolas Correard, «La parodie satirique du discours critique au xviiie siècle: Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Alexander Pope et G. W. Rabener», L'Écrivain et son critique: une fratrie problématique, dir. Ph. Chardin et M. Rousseau, Paris, Kimé, 2014, p. 417-426; Andreas Pfersmann, Séditions infrapaginales. Poétique historique de l'annotation littéraire (xviie-xxie siècles), Genève, Droz, 2011, chap. 3, «Le siège de Commentariopolis», p. 145-197. La réflexion d'Andreas Pfersmann sur la fonction d'autocommentaire de la note littéraire n'est pas sans rencontrer fréquemment le problème de l'herméneutique fictionnalisée (qu'est-ce qui relève de l'interprétation dans une note? et de la fiction?).



Nicolas Correard, Vincent Ferré et Anne Teulade

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Dernière mise à jour de cette page le 13 Mars 2015 à 10h59.