Atelier


  • Quelques réflexions à partir de Jonathan Culler, « Philosophy and Literature: The Fortunes of the Performative » (traduit en français dans Littérature, n° 144, décembre 2006, « Et la critique américaine ? »), par Marielle Macé.

Comment la littérature entre-t-elle dans la vie ? quel est son point d'impact ? son degré d'activité ? La poétique américaine s'est emparée de ces questions pragmatiques à travers de nombreux points de vue disciplinaires : les sciences cognitives, l'étude des médias, et surtout le vaste ensemble de la cultural theory.

L'interface entre cognitivisme et poétique est déjà bien identifiée dans les études littéraires, à la fois débattue et assouplie dans ses interrogations – où situer nos compétences littéraires (situating the literary mind) ? convient-il d'ajuster le cadre (adjusting the frame) ? se demande-t-on dans Poetics today au long de plusieurs livraisons ; le cognitivisme est mis en rapport avec des interrogations sur la représentation littéraire, avec la question de fonctions anthropologiques de la littérature, ou le réaccrochage de l'esthétique à l'ancienne rhétorique. L'espace inter-médial se déploie lui aussi, ouvrant aux réflexions sur l'immersion et la psychologie de la lecture (que nous connaissons surtout ici grâce à J.-M. Schaeffer et M.-L. Ryan), et ne dissociant jamais la littérature du cinéma ni de l'étude de l'ensemble des comportements fictionnels. La lecture de Bourdieu a également éloigné les media studies des questions identitaires, au profit d'enquêtes sur le public ou le lectorat. La « cultural theory », quant à elle, réinscrit l'expérience esthétique dans une socialité élargie, touchant aussi bien au droit et à l'entertainment qu'à la médecine ou à l'économie – Derrida rencontre Milton Friedmann au détour d'un dossier spécial de la New Literary history.

Après ces développements disciplinaires, le moment est sans doute à une épistémologie étendue des sciences sociales. After Theory, selon le titre de T. Eagleton (2004), la poétique est elle-même à la recherche explicite de cadres d'ensemble qui ne prennent pas la forme d'un tournant global (il y a déjà eu « so many turns »): reconsidérations éthiques, nouvelle historiographie, réflexions pédagogiques et institutionnelle, et surtout épistémologie des notions littéraires : la critique revient sur ses outils, sur la portée de ses constructions et même sur sa communicabilité.

Jonathan Culler, qui enseigne la littérature anglaise et comparée à Cornell, choisit ici une entrée formelle, mais immédiatement « politisable », dans cet espace de réflexions sur l'interface entre la littérature et le réel. Il présente un panorama épistémologique des pensées performatives de la littérature : que fait-on lorsque l'on considère la littérature comme un acte, c'est-à-dire comme essentiellement performative ? L'article élabore l'histoire du concept de « performativité » en littérature et en cultural theory, depuis son invention par Austin jusqu'à sa réactivation par Judith Butler dans une théorie performative des genres, en passant par les usages déconstructionnistes de Derrida et de Man. Pourquoi ce concept s'est-il montré si utile aux études littéraires, en quoi répondait-il aux attentes du monde académique, demande Culler ? La notion a une pertinence évidente pour le champ culturel américain : il s'agit de s'intéresser à ce que la littérature « fait », autant qu'a ce qu'elle « dit. » Le pragmatisme a d'ailleurs suscité récemment de nombreuses réflexions, qui ont réorienté les approches poétiques ; David Gorman et son « Use and abuse of speech-act theory in criticism » ont fait débat, tant il est vrai qu'il y a des enjeux politiques à la promotion du performatif, à ce que Gilles Philippe appellerait « le moment énonciatif de la littérature », et qui est ici saisi dans ses aspects les plus idéologiques.

Il n'est pas inintéressant de voir la pensée de Judith Butler (ou celle d'Eve Sedgwick) intégrée à une ligne épistémologique large et à certains égards dépassionnée, au moment même où ses travaux sont présentés en France dans une perspective largement politique, et portés à l'attention du public grâce au travail de fond de plusieurs sociologues (en particulier d'Éric Fassin). Butler a déconstruit les notions d'identité et de différentialisme, dans une entreprise de pensée dès l'abord associée au mouvement queer qui s'appuie sur un rapprochement inédit entre féminisme et gay and lesbian studies, c'est-à-dire sur l'articulation des questions de sexualité et des questions de genre. Le prisme de la performativité peut affiner notre réception d'une pensée où le genre, comme toutes les constructions sociales ou symboliques, procède du « faire » et est essentiellement regardé comme une pratique.


  • Références:
Judith BUTLER : Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990.
Jonathan CULLER : Literary Theory: A Very Short Introduction, Oxford University Press, 1997.
David GORMAN : “Use and abuse of speech-act theory in criticism”, Poetics today, 20, 1999.
Eve SEDGWICK : 1993 “Queer Performativity,” GLQ, 1, 1993.


Pages associées: Etudes culturelles, Le lyrisme, autour de J. Culler.

Marielle Macé

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 27 Avril 2008 à 0h15.