Atelier




Propositions sur le lyrisme, autour de Jonathan Culler.


Journée d'études à l'ENS Ulm, Vendredi 4 avril 2008




Jonathan Culler, professeur à l'université Cornell, est une figure majeure du courant structuraliste de la critique littéraire aux États-Unis. En avril 2008, il a donné une série de cours sur le lyrisme à l'École normale supérieure en tant que professeur invité au département "Littérature et Langages" (LILA). La journée d'études du 4 avril 2008 est organisée avec lui et autour de son travail.

Des enregistrements des conférences de cette journée sont disponibles sur le site Diffusion des savoirs de l'ENS.


  • Nicolas Wanlin (CNRS-UMR 7171 / Équipe ANR « Euterpe ») :

Que peut (encore) la poésie ?

(Remarques et questions sur le parcours théorique de Jonathan Culler.)


Le travail théorique de J. Culler sur la poésie lyrique a traversé différents moments de la théorie littéraire, du structuralisme aux cultural studies en passant par le déconstructionnisme. J. Culler a ainsi participé aux grands questionnements sur les orientations à donner aux études littéraires. Je me propose de brosser à grands traits ce parcours et d'en extraire ce qui m'apparaît comme un fil conducteur, la question de la performativité lyrique. Bien avant que le mot « performativité » ne soit emprunté à la linguistique par les cultural et les gender studies, et bien avant d'y appliquer sa propre réflexion, J. Culler s'interrogeait déjà sur le pouvoir du lyrisme à faire advenir quelque chose, à créer un événement. Cette interrogation a pris plusieurs formes et reçu plusieurs sortes de réponses, notamment à travers la figure de l'apostrophe, grâce à la notion d'itérabilité, à l'idée que que le lyrisme vérifie son succès à l'aune de sa mémorisation ou encore qu'il se distingue par le fait que son lecteur l'« épouse » en lui prêtant sa voix.
Plus généralement, la question posée est celle du pouvoir, de l'efficacité du lyrisme – question directement liée à celle de sa place dans les pratiques sociales et dans les études littéraires. N'est-ce pas en effet l'exigence d'une légitimation sociale et académique qui pousse à théoriser ce que l'on pourrait appeler l'efficacité poétique ? La position précaire des études poétiques – peut-être plus encore aux États-Unis qu'en Europe – par rapport à d'autres genres et d'autres media n'appelait-elle pas à étudier l'emprise de la poésie sur le monde ? Et nous, post-romantiques que nous sommes, avons-nous trouvé les moyens de réconcilier le rêve et l'action ?


  • Claude Calame (EHESS) :

La poésie lyrique et le sujet poétique à l'épreuve du mélos: autorité vocale et pragmatique.


Ni les poèmes grecs que l'on édite traditionnellement sous l'étiquette Lyrica, ni d'ailleurs les poèmes romantiques que l'on considère comme étant l'expression même du "Lyrisches" ne correspondent à vrai dire à la définition que l'on attribue à ce grand genre poétique, dans une classe générique qui devrait inclure toutes les compositions où le poète fait part, en je, de ses sentiments les plus intimes et les plus forts. Si une approche anthropologique de la poésie grecque antique focalise notre attention sur les catégories indigènes et, dans le cas particulier, sur la définition du mélos, une analyse des procédés d'énonciation nous rend sensible aux différents énoncés qui, dans les compositions relevant de la poésie mélique, sont "auto-référentiels". Forte présence du je en effet, mais pour dire l'acte de chant dans lequel qui chante et danse est engagé: les compositions méliques grecques sont à considérer comme des actes de chant ; elle offrent une pragmatique qui en font souvent des actes poétiques ritualisés, sinon des actes de culte. À l'exemple d'une épinicie de Pindare (devenue "ode pindarique"...), on montrera les procédés d'une énonciation performative (et émotionnelle) qui renvoie à une autorité poétique partagée entre le je/nous et le tu; une autorité poétique polyphonique, en correspondance avec les différents protagonistes d'une situation d'énonciation rituelle. C'est cette forme particulière de "performativité" qui nous interdit de parler pour la Grèce classique de "littérature" et qui nous renvoie, en contraste avec la poésie moderne, à des fictions poétiques (le "mythe") qui ont une forte efficacité sociale (par le rite et sa gestualité). [On pourra lire aussi dans l'atelier un dossier sur "la parole en contexte: littérature, linguistique et anthropologie".]


  • Alain Billault (Paris IV) :

Théocrite et la représentation du chant.


À l'âge d'or de la lyrique chorale caractérisée par l'alliance de la poésie, du chant et de la danse succède, à l'époque hellénistique, un nouvel âge du chant poétique marqué par l'importance croissante de l'écrit. Dans les Idylles de Théocrite ( IIIè siècle av. J. C. ), le chant poétique devient ainsi un sujet de représentation. Il donne lieu à des scènes. Ces scènes peuvent être porteuses de leçons (Idylle XI) . Elles montrent les conditions de la performance poétique (Idylles VI et I ). Elles révèlent surtout une conception polyphonique du chant poétique en phase avec la pluralité des temps où il se déploie (Idylle VII). La représentation du chant dans les Idylles exprime donc, en fait, l'essence de la poésie selon Théocrite.


  • Aurélie Loiseleur (MCF, Université de Nantes) :

L'intervention porte sur « l'autre-mondisme », autrement dit l'invention par l'instance lyrique d'un « effet d'univers » qui dépasse la simple référentialité. Il s'agit donc d'une méditation ou du moins ses prémices sur la topique de l'au-delà en poésie (XIXe-XXe siècle), qui voudrait envisager un certain nombre de questions : de même que le sujet lyrique existe par l'adresse et l'interlocution, cet autre monde fait pendant à l'univers référentiel dans un dédoublement source de tensions. Qu'est-ce qu'il lui emprunte ? Qu'est-ce qui l'en distingue ? Il se présente en effet comme le résultat de projections imaginaires, religieuses et culturelles (un paradigme tel que le paradis, la nostalgie de l'unité), qui font de lui un lieu commun distinct de l'utopie, avec ses avatars dans l'histoire : on peut alors interroger ce paradoxe, les métamorphoses de ce qui n'existe pas. Le lyrisme, relié à un réseau de représentations, excède le réel. Quel espace-temps décrit-il ? C'est cette dialectique de la présence et de l'absence qui nous retiendra : en quoi le haut lieu du lyrisme est-il un hors-lieu ?


  • Jean-Nicolas Illouz (professeur à l'Université Paris VIII, directeur de l'équipe « Littérature et histoires ») :

Lyrisme et modernité : « Que les oiseaux et les sources sont loin ! » — Trois variations sur l'idylle (Nerval, Rimbaud, Mallarmé).


En partant d'une phrase de Rimbaud, « Que les oiseaux et les sources sont loin ! » (Illuminations, « Enfance »), qui dit l'éloignement d'une certaine thématique lyrique en même temps que d'un certain mode d'énonciation personnelle lié à l'oralité, je me propose de prendre différentes mesures de la crise du lyrisme dans la modernité poétique.
Il pourrait s'agir de rapporter cette crise à un certain moment de l'histoire, – celui de l'apogée du capitalisme, où la poésie, confrontée à un environnement qui la nie, se voit conduite à redéfinir son sens et sa valeur.
Il pourrait s'agir également de rapporter cette crise à une crise du sujet, dépossédé de son « aura » romantique, et adoptant une posture d'énonciation nouvelle, allant par exemple de l'amuïssement musical du « je » dans la poétique verlainienne à sa « disparition élocutoire » dans le système textuel que met en place Mallarmé.
À l'occasion de cette table ronde, je choisirai plus précisément de mettre l'accent sur le genre lyrique en tant que tel, – en soulignant son indéfinition nouvelle dès lors qu'il est soustrait à l'ancienne triade élaborée par le classicisme et le romantisme qui l'articulait étroitement au genre épique et au genre dramatique. Je montrerai cependant comment la dissolution progressive des distinctions génériques, caractéristique des écritures de la modernité, n'est pas incompatible avec une sorte de survivance, en mineur, des modes lyriques, plus difficiles à identifier, mais toujours agissants dans l'intertexte des poèmes. Cette survivance dirait aussi la forme de présence spectrale que revêt le lyrisme dans la modernité.
Je m'arrêterai plus précisément sur un exemple paradoxal, parce que ressenti d'emblée comme anachronique: celui de l'idylle, – dont les résurgences dans quelques textes de Nerval, Rimbaud ou Mallarmé me permettront de faire réapparaître, au sein des poétiques de la modernité, la catégorie du « naïf », jadis théorisée par Schiller en opposition au « sentimental ».

    • [Enregistrement audio de l'intervention de Jean-Nicolas Illouz Enregistrement de l'intervention de Jean-Nicolas Illouz]


  • Michel Murat (ENS-Paris IV) :

L'intervention, qui se présente plutôt comme la formulation de questions, porte sur trois points.
Quels rapports peut-on établir entre la performativité, caractéristique du lyrisme moderne selon Culler, et le rituel archaïque ? en particulier le statut de l'apostrophe est-il équivalent ? peut-on assimiler le rituel à une fiction ? y a-t-il rupture d'un régime à l'autre, dégradation, substitution ? cette rupture supposée est-elle équivalente à l'émergence du littéraire ?
Lyrisme, poésie lyrique, genre lyrique. Dans la poétique ancienne la poésie lyrique se définit par différenciation d'avec le poésie épique, dramatique, etc ; de même pour les sous-genres. L'identification de la poésie lyrique à la poésie tout court est-elle une restriction inavouée ? est-elle pertinente dans le cas du romantisme, chez Vigny, Lamartine (ou Mallarmé) qui pratiquent le « poème » épico-philosophique ? Si le lyrisme est la forme que prend la poésie après l'effondrement des genres, est-ce encore un genre ?
Le lyrisme peut prendre pour objet le monde réel : par exemple dans les Odes de Claudel, « ô mon amie sur le navire » et la « Troie du monde réel en flammes ». Est-ce la même structure que l'apostrophe à la Muse dans les Nuits de Musset, ou à « ma douleur » dans Recueillement ? Le statut des objets évoqués et les modalités de la croyance sont-ils indifférents ? La question vaut en particulier pour le grand lyrisme de type pindarique (qui est collectif, civique ou « catholique ») ; pour l'éloge, en tant qu'il présuppose la réalité (socialement reconnue) de son objet, et donc ne peut ni ne doit l'instituer par un acte de parole auto-réalisant.



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Marielle Macé

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Avril 2020 à 7h11.