Atelier





Brève halte avant l'explication de texte
Par Jean Kaempfer (Université de Lausanne)


Article initialement paru dans Langues et littérature pour l'enseignement du français en Suisse romande : problèmes et perspectives, sous la direction de Marcel Burger, Lausanne, Cahiers de linguistique et de Sciences du langage n°27, 2010, p.29-46.
Ce texte est reproduit dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur


On trouvera des échos aux propositions de Jean Kaempfer dans l'article publié par Jérôme David sur le site de Transitions: Fatiguer l'herméneutique. (Pour Jean Kaempfer).


Dossiers Commentaire, Texte, Pourquoi les études littéraires?.






Brève halte avant l'explication de texte


Depuis Gustave Lanson, qui l'a imposée à l'ensemble de l'école républicaine, c'est-à-dire depuis cent ans bien sonnés, l'explication de texte est — et reste — l'exercice majeur du «gradus ad Parnassum» littéraire[1]. Prenons un manuel de littérature: les siècles (ou un seul) défilent, débités en chapitres — générations, décennies — comme autant de devantures où l'on expose commodément écrivains et écoles littéraires. Mais de loin en loin, le train de l'histoire s'arrête. Lors de ces stations, l'élève-voyageur est invité à considérer des blocs de texte — un sonnet, une scène de roman — prélevés sur le flux temporel et exemplairement isolés par la typographie ou quelque cadre: ce sont les textes qu'il devra apprendre à expliquer. Progressivement, un musée de la littérature se constitue ainsi, qui réunit selon le principe économique de la synecdoque une collection de fleurons emblématiques.


Introduction: qu'est-ce qu'un texte littéraire?


Avec ces blocs prélevés ou habilement découpés dans la masse immense des écrits où s'illustre une langue naturelle, je tiens le parangon (la forme idéal-typique) de ce que désigne l'expression «texte littéraire». Mais avant de justifier cette affirmation, il faut peut-être que je sache ce qu'est un texte, et un texte littéraire particulièrement. Vaste question, nous sommes bien d'accord! (Et pourquoi pas: «Qu'est-ce que la littérature?» — tant qu'on y est…) Sartre, oui, qui s'emploie d'abord à définir l'essence (double: poésie et prose) de son objet, honorant ainsi le titre de l'ouvrage: Qu'est-ce que la littérature? Mais bientôt, la réflexion prend un virage historique — via l'analyse des publics de l'écrivain depuis le Grand siècle — avant de déboucher avec le dernier chapitre de Qu'est-ce que la littérature?: «Situation de l'écrivain en 1947» (l'année de parution du livre), sur l'inflexion actuelle que les temps présents impriment à la question. Et bien, si je me tourne vers quelques définitions récentes de la notion de «texte», telles que je peux les trouver dans des ouvrages spécialisés — par exemple dans le Dictionnaire des littératures de langue française ou dans le Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage — je constate un mouvement comparable, qui mène à chaque fois de la structure linguistique du texte vers les fonctions socio-culturelles qui s'y réalisent. Ainsi Van Dijk part de la «notion» (le texte «comme forme verbale identifiable et délimitable» — Van Dijk 1985, 2282b) pour aboutir à la «situation» — à l'ensemble des «contextes, pragmatique, cognitif, socioculturel et historique, qui déterminent les pratiques textuelles et sont déterminées par elles» (Van Dijk1985, 2281b); quant à Schaeffer, il montre comment la notion de texte, d'abord cantonnée par ses théoriciens dans la clôture structurale des grammaires textuelles, s'est ouverte, par l'apport de la pragmatique, à «l'idée que la textualisation ne résulte pas de la mise en œuvre d'un algorithme grammatical, mais est une activité processuelle obéissant à des contraintes qui sont essentiellement d'ordre cognitif et communicationnel.» (Schaeffer 1995, 603) La page de titre d'un livre récent sur le sujet, La linguistique textuelle de Jean-Michel Adam, résume bien ce mouvement; il pourrait sembler qu'on est ici du côté de «l'algorithme grammatical» — «le texte comme objet abstrait relève de la “grammaire transphrastique“» (Adam 2005, 28), note d'ailleurs Adam. Mais voici qu'un sous-titre (qui est aussi le titre du premier chapitre) — Introduction à l'analyse textuelle des discours — corrige le tir, intègre la linguistique textuelle dans un horizon plus vaste, où elle se voit attribuer une place simplement propédeutique: dans le cadre englobant de l'analyse des discours, le texte — comme objet transphrastique — devient action et prend place sur le théâtre des formations socio-discursives où s'ordonne la parole humaine.


Structure et situation


Le texte se déploie dans une double dimension — structurale et pragmatique: voilà le consensus, aujourd'hui. Je reprends ces deux aspects, en commençant par la structure. Le texte, qui se présente matériellement comme une collection d'énoncés d'ampleur variable (c'est une «séquence de phrases», dit Van Dijk 1985, 2282b), n'est pas une réalité amorphe: il existe, et consiste, dans une «tension entre discontinuité (segmentation des unités) et continuité (liage)» (Adam 2005, 62); obéit à une sorte de rythme vital déterminé par un double principe de cohésion et de progression; et c'est ce battement du Même et de l'Autre qui réalise progressivement la cohérence sémantique d'ensemble que «le texte, comme forme verbale identifiable et délimitable, demande» (Van Dijk 1985, 2282b). Demande: je souligne ce dernier terme. D'où sourd, dans le texte, cette obscure volonté d'être compris dans «un “tout“ significatif» (Van Dijk 1985, 2282b)? Une première réponse serait: du texte lui-même. Si je me décide pour cette conception «réaliste» du texte, je vais m'attacher, dans une perspective limitée et modestement opérationnelle, à «détailler les “relations d'interdépendance“ qui font d'un texte “un réseau de déterminations“» (Adam 2005, 29). C'est l'objectif d'Adam dans sa Linguistique textuelle. Une autre réponse, «subjectiviste», serait de dire que la cohésion structurale du texte est le fait de celui qui en prend connaissance: ainsi, pour Van Dijk, «l'unité sémantique et pragmatique du discours, qui se résume par la notion de cohérence, n'est pas, à proprement parler, “dans“ le texte, mais plutôt “assignée au“ discours par le locuteur/auditeur.» (Van Dijk 1985, 2282b) Michel Charles, dans son Introduction à l'étude des textes radicalise la thèse en postulant qu'un texte — son unité, sa cohérence — n'accède à l'existence que grâce au commentaire qu'un lecteur (badaud ou professionnel) en propose: «Mon intervention sur le texte […] le fait exister […]; il n'y a pas de texte, mais toujours une interaction du texte et du commentaire.» (Charles 1995, 47) Mais la querelle que je construis ainsi (entre «réalistes» et «relativistes») n'est peut-être pas très pertinente, car il faut tenir compte de la nature particulière de la pomme de discorde — le texte — qui est ici en jeu. Le texte est un objet de langage, voilà le point; il constitue, «par excellence, l'unité de l'interaction humaine.» (Adam 2005, 29) Or, comme nous sommes tous un peu Grecs, nous admettrons sans trop de peine j'imagine que les textes, parce que ce sont des hommes qui les ont pensés et construits, sortent tous du même moule primordial — celui de la rationalité logique (avec ses principes: d'identité, de non-contradiction et de tiers exclu). Si un texte est cohérent, se donne à reconnaître dans la clôture d'une structure (qui peut être très complexe), c'est sans doute parce qu'il manifeste les catégories de l'entendement où il a trouvé sa configuration principielle. Dès lors, la question n'est plus celle de la poule ou de l'œuf — c'est-à-dire: la cohérence textuelle vient-elle du texte lui-même ou de la stimulation herméneutique que celui-ci suscite chez son commentateur? — mais se ramène à un phénomène de congruence: à ceux, linguistes ou commentateurs, qui en explicitent la structure, les textes renvoient en miroir leur propre travail de structuration. (Certes, il y a des textes très incohérents — comment l'oublierais-je: certaines semaines, il m'arrive même d'avoir à en lire plus que de raison… — mais on ne peut pas dire, de ces collections informes de phrases, qu'elles constituent, à proprement parler, des textes. Ce sont des conglomérats verbaux de hasard qui procèdent d'un usage distrait de l'entendement – car si l'entendement est donné à tous, son usage se cultive.)


Autorité


Quoi qu'il en soit de ces considérations un brin spéculatives, nulle part la notion de texte — comme «“tout“ significatif» enclos dans sa cohérence — ne s'incarne plus impeccablement que dans les blocs chus du Panthéon que j'évoquais tout à l'heure. Ces blocs prédestinés pour l'explication scolaire sont courts, tout d'abord; le texte s'y donne à voir physiquement: sur la page du manuel ou sur la photocopie distribuée aux élèves, le texte abstrait de la théorie vient à ma rencontre; je pourrais même dire qu'il tient là tout entier dans ma main. En outre, du point de vue idéel, cette réduction portative du texte, je pourrais dire encore qu'elle se tient confortablement sous l'œil de mon esprit, parce que tout a été fait pour y conjurer la disparate — soit que le morceau choisi ait l'amabilité de se prêter de lui-même au jeu de la cohérence (tel sonnet de Ronsard), ou parce qu'un préparateur prévenant l'a isolé en respectant quelque «frontière naturelle» (exemple facile: telle page de Zola qui se découpe d'elle-même, entre le moment où le personnage s'accoude à sa fenêtre et celui où il la quitte). Mais je parle de photocopies, de classes d'école: je me suis donc déplacé vers la seconde dimension déterminante du texte, celle de son intégration dans un contexte pragmatique. Et pour être tout à fait précis, je me suis donné ainsi la situation qui va m'occuper principalement dans le cadre de cet article: celle de la leçon d'explication de texte. Cette focalisation sur le contexte scolaire a pour effet, je viens de le dire, de matérialiser la notion de texte en rendant celle-ci clairement identifiable dans des modèles réduits. A quoi il faut ajouter un autre trait singularisant, évoqué également: à savoir, que ces prélèvements textuels sont loin d'être quelconques. Une réputation flatteuse les précède et justifie a priori le temps qu'on s'apprête à leur consacrer: ce sont des textes littéraires. Les textes tels qu'ils m'intéressent ici, isolés de leur contexte immédiat — le roman, le volume de poésie d'où ils ont été tirés —, soustraits au tuf culturel qui les rendait solidaires d'une époque, puis repragmatisés dans le musée idéal où ils brillent l'un à côté de l'autre comme autant de belles monades verbales: ces textes sont transfigurés; ils sont devenus des objets d'art — des monuments (ou des bibelots) indubitables; et les classes de français de se rendre en ces musées, hebdomadairement, pour s'y livrer au commentaire guidé… Or le principal trait pragmatique qui spécifie cette situation textuelle, c'est son caractère d'autorité: «le texte fait l'objet d'une forme de respect, due elle-même à une forme d'autorité qu'il est supposé avoir» (Charles 1995, 33). Je rejoins volontiers sur ce point Michel Charles, qui ajoute ce corollaire: le texte littéraire, ainsi défini, s'installe dans la proximité de deux autres familles de textes qui partagent les mêmes qualités illocutoires — le texte sacré et le texte de loi.


Don


Voilà des rapprochements intéressants — surtout celui avec les textes sacrés. Car si je m'interroge maintenant sur les causes historiques qui ont pu valoir au texte littéraire son aura d'autorité, c'est sur des phénomènes de type religieux que je tombe assez vite. Cela commence au XVIIIème siècle, avec l'avènement progressif du «culte des grands hommes» (Bonnet 1998) (Voltaire, Rousseau, Diderot en sont les idoles), qui entraîne dans sa foulée le plaisir généreux d'admirer les œuvres d'art (plutôt que de les juger en fonction de leur respect de telle ou telle «règle»)[2]. Car mettez un homme devant un chef-d'œuvre (expérience phénoménologique à quoi nous invite Victor Hugo): celui-ci regarde, écoute, et «peu à peu, il fait plus que regarder, il voit; il fait plus qu'écouter, il entend. Le mystère de l'art commence à opérer; toute œuvre d'art est une bouche de chaleur vitale; l'homme se sent dilaté.» (Hugo 1985, 579) Pour Madame de Staël, comparablement, la poésie est «une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite; le talent fait disparaître les bornes de l'expérience et change en images brillantes le vague espoir des mortels.» (de Staël 1968, 209) Mais si le chef-d'œuvre, qui transforme l'obscurité vague du sort en images brillantes et sublimes, impressionne profondément son contemplateur, c'est d'abord parce qu'il impose à ce dernier «la constatation ravissante du triomphe de l'homme dans l'art, le magnifique spectacle, en face de la création divine, d'une création humaine» (Hugo 1985, 579). «Edel sei der Mensch»: la confiance humaniste qui anime le célèbre poème de Gœthe (Das Göttliche, dont c'est ici le premier vers) trouve un argument sérieux dans le dépassement démiurgique de la nature créée dont les «grands hommes» sont capables. A quoi s'ajoute que la «perturbation féconde» (Hugo 1985,580) qui résulte de l'exposition aux chefs-d'œuvre a aussi sa face objective: si l'homme alors «palpite», c'est parce qu'en face de lui, dans «l'audace qu'a cette chose d'être un chef-d'œuvre à côté du soleil» se donne à explorer (continue Hugo) «l'ineffable fusion de tous les éléments de l'art, la ligne, le son, la couleur, l'idée, en une sorte de rythme sacré, d'accord avec le mystère musical du ciel» (Hugo 1985, 579); c'est-à-dire un réseau serré, complexe et dynamique de «relations d'interdépendance» (Adam 2005, 33), — autant dire, un texte…


Contre-don


La dynamique interne des chefs-d'œuvre reproduit les qualités structurales (cohérence et organicité) que nous reconnaissions tout à l'heure au texte (à la notion de texte) en général. Cela ne doit pas nous étonner bien sûr, car après tout le poète et le linguiste se rencontrent ici à l'occasion, très générale, d'un même objet anthropologique. Mais lorsque le texte du linguiste s'épuise dans sa description, celui du poète laisse à désirer: il donne du désir, et le nourrit. Voilà la différence, pragmatique. Le texte littéraire «résiste», comme on dit; ou encore, il est (plus) «profond»; et comme dit Hugo, «les doubles-fonds du Beau sont innombrables» (Hugo 1985, 579). Derrière le sens obvie (ce que je comprends du texte), le texte littéraire laisse entendre un autre sens, indirect et seulement suggéré: le texte est un donné, mais le texte littéraire est un don où ma gratitude fervente est appelée à composer le témoignage probant de la grandeur humaine. Ainsi naît la critique d'interprétation, qui s'installe «dans l'œuvre pour épouser les mouvements d'une imagination et les dessins d'une composition» (Rousset 1962, XIV), sans autre critère que «l'expérience intime» d'une résistance. «Dans une chambre vide, sur une table, un livre attend son lecteur.» (Poulet 1971, 275) Voilà le décor minimal — c'est Georges Poulet qui l'imagine — où s'ordonne le contre-don herméneutique qu'appellent les chefs-d'œuvre. Le lecteur qui entre dans la chambre est vacant comme elle, et donc prêt aux métamorphoses: les mots du livre qu'il tient maintenant entre ses mains s'emparent peu à peu de lui, opèrent une véritable «insufflation de vie» (Poulet 1971, 285). Toute sa conscience s'offre au texte qui l'envahit: «à ce moment, ce qui m'importe, c'est de vivre de l'intérieur une certaine relation d'identité que j'ai avec l'œuvre, et rien qu'avec l'œuvre.» (Poulet 1971, 284) Cette humble extase constitue le premier moment – le moment, essentiel, de l'acquiescement – d'un «trajet critique»[3] qui va conduire le lecteur vers la description objective de l'œuvre (dans le jaillissement ordonné de ses structures), puis vers la prise en compte de ses dehors (psychologiques et sociaux) avant de s'ouvrir et de s'actualiser dans le libre déploiement d'une réflexion autonome. La «perturbation féconde» qui, au contact du chef-d'œuvre, a ébranlé le lecteur et l'a mis en mouvement s'est maintenant inversée en une activité en propre: le lecteur, de passif, est devenu passeur; en se faisant l'interprète des «grands hommes», il redonne une vie nouvelle aux univers que ceux-ci ont ajouté au monde; et il en assume ainsi l'héritage.


Longue halte au sommet du Parnasse


Voilà donc — brossé à grands traits — le mode d'interlocution culturelle dont l'explication de texte devrait favoriser l'apprentissage et susciter le désir. Lire les textes, les interpréter, et s'approprier ainsi l'héritage dont ils sont les stèles: telles sont les stations d'une dynamique intégrative que l'école de la Troisième République, l'ayant trouvée et appréciée chez les grands «mages romantiques» (Bénichou cite 1988) du XIXème siècle, a propagée avec succès au début du XXème dans toutes les bourgades de France, — où elle survit aujourd'hui, partiellement délégitimée, et non sans beaucoup de couacs. En soi, il n'y a rien à redire — ou plus précisément: je n'ai rien à redire — à ce prosélytisme (je m'y adonne tous les jours ou presque, par métier et par goût profond). Mais le mouvement général qui emporte l'explication de texte hors d'elle-même vers son but assigné — former les citoyens responsables de la République des lettres — mérite d'être interrogé. Cette montée au Parnasse veut du temps et de la vigueur. L'école a-t-elle les moyens de l'entraînement intensif qu'exige l'escalade? Je ne peux pas en juger (la connaissance des faits probants me manque); mais pour prendre la mesure de la question, je vais refaire en sens inverse le chemin parcouru: avec Lanson, Hugo, j'ai gravi le Parnasse. Et bien, redescendons — de l'héritage vers l'interprétation, puis vers la lecture. Où nous retrouverons la classe de français et, oublieux un temps du Mont sacré, nous adonnerons aux bonheurs modestes de la marche en plaine: brève halte avant l'explication de texte, et avant la reprise de l'escalade…


Mais pour l'heure, nous voici au sommet, d'où la vue, il faut bien le dire, est extraordinaire. Les chefs-d'œuvre qui se découpent à tous les points de l'horizon apparaissent comme autant de mondes inédits mis à notre disposition: «au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini et, bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.» (Proust 1989, 474) Danielle Sallenave, qui vient de nous rejoindre, à cette vue s'exclame: «c'est la vie avec la pensée» (Sallenave 1991, 16)! — et plaint ceux qu'un sort contraire retient en bas, dans la brume. Pour elle, une vie où les livres manquent — elle appelle cela la vie ordinaire — est une vie «mutilée» (Sallenave 1991, 41). La pauvre Louise par exemple «est passée mille fois devant l'admirable portail de l'église des Jacobins»; or «Louise ne sait pas ce que sont des Jacobins» (Sallenave 1991, 66); conclusion: c'est rien moins que «la fin de l'Empire romain qui recommence» (Sallenave 1991, 67) ainsi et se généralise (Louise est un emblème…) à un peuple tout entier cherchant son chemin au hasard dans des ruines incompréhensibles. Quelle véhémence dans la mélancolie! Il m'est difficile de m'y associer, même si je partage pleinement l'enthousiasme de Danielle Sallenave pour les livres. Mais voici pire (pour Sallenave, … et pour moi, lisant Sallenave): c'est la «petite shampouineuse» (Sallenave 1991, 75) (ainsi est-elle désignée, une fonction minuscule, et même pas un prénom, contrairement à Louise…), qui parce qu'elle n'a rien lu (sinon des magazines de femmes), ne peut poser de questions sur rien; au mieux est-elle capable de se réjouir à la perspective d'«bon dîner avec des asperges et des fraises au sucre» (Sallenave 1991, 80), tandis que la télévision et le frigo plein ronronnent en arrière-fond. Cette commisération, me dis-je, est très déplacée — mais pourquoi? Et bien c'est je crois à cause de l'emportement optimiste qui est à son fondement: si la petite shampouineuse suscite une telle pitié, c'est en effet que, pour Danielle Sallenave, cette disgrâce n'était pas fatale. Il y avait du remède: l'école! L'école, qui aurait dû en faire une liseuse, et qui a manqué à sa tâche! Telle est la nouvelle trahison des clercs. Car «qu'est-ce qu'un clerc qui trahit? C'est un homme des livres qui […] s'accommode de leur inégale répartition parmi les hommes.» (Sallenave 1991, 87) Or je suis pour ma part de ceux-là, je m'en accommode: bien forcé! Car pour échapper au constat de cette inégale répartition, et y dénoncer une forfaiture, il faudrait que je m'accorde, comme Danielle Sallenave, cette facilité de rêver l'école d'aujourd'hui sur le modèle de celle que je connus, enfant. Ecole-Nostalgie. Là, oui, il y a cinquante ans, l'étude des grands auteurs était placée au centre (et au pinacle). Des pages chaleureuses, chez Michon, Bergounioux (…et Sallenave) ressuscitent cette énergie militante; on y découvre comment, dans l'engourdissement des patois et des particularismes, l'école républicaine suscitait le désir et le goût de l'universel en soumettant les esprits au choc de la «langue aux plus riches mots» (Michon 1996, 15). J'ajoute que l'élève de cette école-là, au moment de vouloir se comprendre, n'avait pas mille chemins devant lui — et la littérature s'imposait à lui assez vite: c'était spontanément (avec une évidence émerveillée) qu'il en usait de Racine, du Rouge et le Noir, pour y composer ses espoirs et ses désarrois. Or cet élève s'est raréfié depuis, je ne cours pas grand risque à l'affirmer. Mais aussi c'est que l'école, aujourd'hui, n'a plus pour seuls concurrents la famille (ou l'église). Blogs, séries TV, chats sur Internet: l'offre de lieux de composition identitaire est devenue pléthorique, — et la petite shampouineuse, si elle ne lit toujours pas, s'est fait peut-être sur Facebook, avec quelques pseudos, une infinité d'amis….


La religion de l'art


Mais une hypothèse court entre ces lignes depuis quelques paragraphes, qu'il est peut-être temps d'expliciter. En ces termes: l'impératif d'universalisation de la littérature a vécu. Une «fenêtre» s'ouvrit voici deux siècles[4], qui permit à la littérature de devenir démocratique, et cette fenêtre se referme aujourd'hui. La littérature, nolens volens, est en train de regagner le retrait où elle se trouva longtemps, celui d'une activité spécialisée, qui comble et réjouit des amateurs convaincus, mais socialement récessifs. Quoi, je veux donc faire de la sociologie! (C'est Danielle Sallenave qui m'interpelle ainsi — nous sommes toujours sur les sommets du Parnasse — et s'étonne que la sublimité alentour ne me détourne pas illico d'un tel dessein.) Sans doute mon hypothèse limite le point de vue — mais du coup, le point de vue gagne en acuité: dans son ordre, la considération sociologique est en effet impeccable, qui établit la cristallisation, au XIXème siècle, d'une véritable «religion de l'art». Cela est aujourd'hui assez bien documenté[5]: le champ littéraire, dès 1850, s'autonomise, institue des critères d'évaluation internes, spécifiquement esthétiques, qui s'imposent progressivement et valent bientôt comme la naturalité même de l'art; aussi le procureur Pinard se ridiculise à vouloir juger Flaubert ou Baudelaire au nom de la moralité publique… La religion de l'art, qui exalte la beauté dans ses réalisations artistiques, peut compter désormais sur un large consensus chez les esprits cultivés (…et chez bien d'autres, qui prétendent à cette distinction). Puis Gustave Lanson est venu, qui a popularisé cette manière de voir, d'abord limitée au seul champ littéraire, en lui ouvrant toutes grandes les portes de l'école. Grâce à lui il y eut, et il y a toujours — heureusement — des textes à expliquer dans la classe. Or qu'allons-nous en faire, de ces textes, si nous admettons (car c'est ici mon hypothèse) qu'ils ne vont pas se muer nécessairement en truchement vers la Bibliothèque; mais que peut-être, pour beaucoup d'élèves, cela va en rester : à ces morceaux sur leurs pupitres chus.


Par exemple:

J'espere et crains, je me tais et supplie,
Or je suis glace et ores un feu chault,
J'admire tout, et de rien ne me chault,
Je me delace, et puis je me relie.

Rien ne me plaist si non ce qui m'ennuye,
Je suis vaillant, et le cuœur me default,
J'ay l'espoir bas, j'ay le courage hault,
Je doubte Amour, et si je le deffie.

Plus je me picque, et plus je suis restif,
J'ayme estre libre, et veulx estre captif,
Cent foys je meur, cent foys je prens naissance.

Un Promethée en passions je suis,
Et pour aymer perdant toute puissance,
Ne pouvant rien je fay ce que je puis.

Naguère, placé dans la hotte d'aspiration de l'humanisme scolaire, ce sonnet de Ronsard, après de nécessaires mises au point philologiques, eût sans doute été rapporté, grâce au travail unifiant de l'interprétation littéraire, à son époque — la Renaissance française, et au penchant alors, chez les poètes de la Pléiade, à conjoindre cri lyrique et ostentation rhétorique; puis sans doute à son auteur, via peut-être les accidents de sa vie amoureuse ou encore, plus pertinemment, son ambition d'être le Pindare français.


L'événement textuel


Or je veux l'imaginer ici, ce texte, tel qu'il surgit brut, débranché encore de toute la contextualisation re-familiarisante que je viens d'évoquer, et baignant dans le charivari de références multiples, éclatées, hétérogènes, pluriculturelles, que constitue la réunion aujourd'hui, dans une salle de classe, d'une vingtaine d'adolescents. Ce qui devrait sauter aux yeux alors — avec ce sonnet placé dans ce cadre de réception —, c'est l'extraordinaire violence qu'il fait à la langue quotidienne. Sans doute, la distance temporelle — et particulièrement l'exotisme orthographique — n'y sont pas pour peu. Mais une violence comparable caractérise la littérature en général: «les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère» (Proust 1971, 305) en effet, et si parfois nous nous en avisons peu, c'est par indolence. Voilà donc la chance objective qui est donnée au texte littéraire dans la classe de français d'aujourd'hui: il retrouve là, spontanément, sa sauvagerie native. Qu'on en remette donc sur son étrangeté, son éloignement, du moment que cette communauté interprétative y est propice! En ces confins baudelairiens où le maniement spécial, littéraire, de la langue maternelle équivaut à «pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire» (Baudelaire 1976, 118), tout peut devenir, même Zola…, aussi interloquant que du Mallarmé. Et du coup, lire un texte littéraire, c'est presque aussi détonnant qu'une expérimentation de chimie. Voyez ces simples substances, les mots de la tribu, comme ils changent d'aspect, se tordent, fument et précipitent: «chault» - chaloir et «chault» - chaleur se télescopent à la rime; le pronom de la première personne champignonne prodigieusement; les contrastes — feu/glace; cent fois mort/cent fois né — s'exacerbent de façon tout à fait invraisemblable. Cette chimie spectaculaire permet à chacun de se sentir un moment «étranger dans son propre langage»; et si elle suscite chez quelques-uns le désir de l'habiter mieux (de façon plus singulière), ce commun langage, — alors c'est tant mieux…


Tout à l'heure, rapportant différentes définitions du «texte», j'ai sciemment négligé l'article «Texte (théorie du)» que propose l'Encyclopedia universalis. En effet, si je l'avais alors pris en compte, jamais je ne serais arrivé au consensus que mes autres références m'avaient permis, sans trop de problèmes, d'établir. Mais j'ai avancé depuis et ces pages maintenant vont me servir pour faire le point. L'article en question est assez connu: il est de Roland Barthes (le Barthes post-structuraliste et telquelien du début des années 1970); en son temps, il avait fait date. Comme souvent chez Barthes, il s'agit dans ces pages, pour commencer, de contrarier les évidences de la doxa. Or qu'est-ce qu'un texte, pour l'opinion courante»? C'est un dispositif verbal «agencé de façon à imposer un sens stable et autant que possible unique» (Barthes 1994, 1677); en raison de quoi «le texte devient alors l'objet même de toutes les herméneutiques» (Barthes 1994, 1678). Parce qu'il est cohérent et se présente comme un «“tout“ significatif» (Van Dijk), le texte est le terrain de chasse tout trouvé de la pulsion interprétative; c'est comme si, de nature, il était prédestiné à la réduction herméneutique: voilà l'inflexion finaliste que Barthes imprime — pour la récuser — à la définition généralement admise de la notion de texte. Mais qu'est-ce que le texte sans son herméneute — le texte à ras d'immanence, sans le datif («immanent à…») qui l'assigne à un sens… et le ramène de là chez lui, dans la propriété de son Sens? Pour Barthes, c'est une «productivité» qui institue une «autre langue, volumineuse, sans fond et sans surface» (Barthes 1994, 1681), dans l'espace aventureux de «la signifiance — lueur, fulguration imprévisible des infinis du langage» (Barthes 1994, 1685); le texte est quelque chose de partitif: ce qu'il y a, c'est du texte, des fragments de langage entrant dans la «prolifération indifférenciée de l'intertexte» (Barthes 1994, 1688). Aussi le texte n'est-il pas un donné, mais un événement: il «survient». Il survient «dès que, par exemple, le scripteur et/ou le lecteur se mettent à jouer avec le signifiant, soit (s'il s'agit de l'auteur) en produisant sans cesse des “jeux de mots“, soit (s'il s'agit du lecteur) en inventant des sens ludiques, même si l'auteur ne les avait pas prévus, et même s'il était historiquement impossible de les prévoir; le signifiant appartient à tout le monde» (Barthes 1994, 1681). Voici trente ou quarante ans, proposer une telle «théorie du texte» relevait d'un désir militant: il s'agissait de déborder — ici sur le front de la linguistique, ailleurs (Derrida par exemple) sur celui de la philosophie — tout ce qui relevait d'une métaphysique de la vérité. Mais aujourd'hui, le texte barthésien resurgit inopinément: c'est lui que je rencontre en effet, survenant étoilé, dans le moment du premier choc, lorsqu'il débarque sur le pupitre de l'écolier post- (ou hyper-)moderne que j'évoquais tout à l'heure. La leçon d'explication de texte — je me plais à imaginer les choses ainsi — propose des premières rencontres répétées avec la littérature, qui peuvent être bouleversantes, alors même qu'elles resteront peut-être sans lendemain. Voudrait-on diagnostiquer, dans cette imagination, une aimable vésanie, je ne m'en offusquerais pas — si l'on m'en accorde le fantasme. Ce qui m'importe, c'est la quantité de sauvagerie enfermée dans les moments inchoatifs, — et d'insister sur les vertus éveillantes du texte, dans le bouillonnement qui précède sa prise en charge herméneutique. (Car le moment de l'interprétation viendra toujours assez tôt — ah, ces hordes scolaires lâchées sur les allitérations et les champs lexicaux!) Aussi je voudrais avant de conclure évoquer rapidement, non à titre de modèles — ce seraient des alliés tutélaires plutôt —, deux auteurs qui ont éprouvé à un moment, comme Roland Barthes, la magie disruptive des textes littéraires, dans l'instant naïf de leur apparition.


Opiomanie (Anatole France)


Anatole France, ou «la volupté du liseur» incarnée: telle est l'opinion de Lanson. France, dans ses textes critiques, «décrit ce qui se passe en lui quand il lit un livre, sans rien affirmer de plus que ses réactions intérieures» (Lanson 1965, 32). Et de fait, pour Anatole France un «bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d'œuvre.» (France 1889, III) Ce que Poulet, plus tard, réprouvera: à ses yeux, Anatole France, et les autres représentants de «l'école impressionniste» (Jules Lemaître, Emile Faguet), n'accordent aux œuvres qu'une «adhésion factice», superficielle et égoïste; aussi sont-ils «semblables en cela à ces honnêtes femmes qui adorent jouer avec le feu, pourvu que cela ne tire pas à conséquence.» (Poulet 1971, 14) Des allumeuses, en somme… Anatole France, qui fut un sceptique souriant, n'eût sans doute pas pris le reproche en mauvaise part. D'autant moins que sur le fond, il est d'accord. La critique d'identification de Poulet, s'il l'avait connue, lui aurait paru irréaliste, en raison de cette «vérité […] qu'on ne sort jamais de soi-même. C'est une de nos plus grandes misères. […] Nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une prison perpétuelle.» Dès lors « nous parlons de nous-mêmes chaque fois que nous n'avons pas la force de nous taire [et] pour être franc, le critique devrait dire: — Messieurs, je vais parler de moi à propos de Shakespeare, à propos de Racine, ou de Pascal, ou de Gœthe. C'est une assez belle occasion.» (France 1889, IV) La conséquence de ce narcissisme inévitable, et son premier effet, lorsqu'il s'éprouve dans la lecture, c'est une extraordinaire disposition à être vampirisé tout entier par les livres. Le livre, pour ce lecteur poreux et sans véritable vis-à-vis, est une «œuvre de sorcellerie d'où s'échappent toutes sortes d'images qui troublent les esprits et changent les cœurs.» (France 1889, VII) Aussi «ceux qui lisent beaucoup de livres sont comme des mangeurs de haschisch. Ils vivent dans un rêve [et sont] en proie à des fantômes terribles ou charmants. Le livre est l'opium de l'Occident.» (France 1889, VIII) L'œuvre, dans son autonomie, a disparu; c'est une drogue qui permet de connaître des états intéressants de soi, invite à une exploration renouvelée, voire surprenante, de l'enceinte subjective où nous sommes enfermés. Anatole France utilise les textes, sans vergogne, et se soucie fort peu de les interpréter! Considérons cela: la fraîcheur tonique qui peut émaner d'un rapport désinhibé au patrimoine.


Assemblées en belle humeur (Freud)


Freud n'est pas Anatole France. Il pense lui que les textes doivent être interprétés – voire même au carré. Pour Gradiva par exemple, c'est à la mise au jour d'une intrigue herméneutique que l'interprétation freudienne aboutit. Zoé Bertgang, l'héroïne féminine du bref roman de Jensen, confrontée aux rêves et délires de Norbert Hanold, procède comme Freud dans la Traumdeutung: elle ramène ces fantaisies apparemment sans queue ni tête à leur contenu latent, où se donne à lire un amour refoulé. Maîtresse des énoncés à double entente, Zoé conduit le jeune homme, avec doigté, vers la conscience de ses pulsions libidinales censurées, puis vers l'émerveillement des sentiments partagés, car c'est elle, Zoé, que Norbert aimait sans le savoir… Talking cure et happy end: le romancier, interprété par le psychanalyste, illustre en retour l'intrigue thérapeutique freudienne, tant il est vrai que l'un et l'autre «pétriss[ent] la même pâte» (Freud 1976, 242). Freud, tout occupé ici à réduire la littérature à sa signification, n'ignore pas pourtant la force autonome du matériau de la littérature: les mots, ces carrefours imprévisibles qui ouvrent sur les «jeux de mots» et président à l'invention de «sens ludiques». Si l'on veut comprendre l'origine de cette emprise démocratique du signifiant («le signifiant appartient à tout le monde», rappelait Roland Barthes), ce n'est pas dans les textes où Freud traite d'art ou de littérature qu'il faut aller chercher l'explication; on la trouve en revanche dans Le Mot d'esprit, texte «grand public» consacré à des productions langagières elles-mêmes sans prestige culturel particulier. Car tout le monde fait des mots d'esprit, et dans le même but. Le Witz, qui soulève un bref instant le couvercle de la vie civilisée, libère le carnaval des pulsions égoïstes: cynisme, agressivité, sexualité. Parfois aussi — dans le cas, auquel Freud fait un sort particulier, du «plaisir pris au non sens» (Freud 1992, 235) — c'est une vieille haine portant sur l'obligation de «parler pour dire quelque chose» qui se réveille. Car note Freud, «à l'âge où l'enfant apprend à manier le vocabulaire de sa langue maternelle, il éprouve un plaisir manifeste à faire de ce matériau une “expérimentation ludique“ (Groos), il assemble les mots sans se soumettre à la condition de sens, afin d'obtenir grâce à eux l'effet de plaisir lié au rythme ou à la rime.» (Freud 1992, 235) Or le bonheur quasi-physique qu'il trouve à explorer ainsi le signifiant linguistique sera réprimé bientôt par la contrainte éducative. Celle-ci vise de façon exponentielle «à apprendre à penser juste»; et à cette fin, pourchasse la fantaisie verbale de l'enfant «jusqu'à ce que les seuls assemblages de mots autorisés qui lui restent soient ceux qui ont un sens.» (Freud 1992, 236) Mais on se résigne mal à renoncer à ce qui, une fois, nous a donné du plaisir. D'où ces assemblées potaches, riches en «joyeuses absurdités» (en «Bierschwefel»), où «l'étudiant essaie de sauver le plaisir qu'il tire de la possibilité de penser librement, que la formation universitaire qu'il reçoit lui fait perdre de plus en plus.» (Freud 1992, 237) Mais hors la brasserie, et comparable à elle, il est un autre lieu, idéal, pour le déploiement de la pensée libre: c'est le lieu de l'écriture; on rencontre là des assembleurs de mots qui n'ont pas renoncé au plaisir juvénile du rythme et de la rime — et aussi tous ceux, lecteurs entêtés d'esprit d'enfance, qui se rendent vers les textes pour s'adonner, de façon jouissive, à un usage peu raisonnable de leur «appareil psychique»: «alors nous le laissons travailler tout seul pour son plaisir, alors nous cherchons à retirer du plaisir de l'activité qui lui est propre». Avec Freud, voilà donc la classe de français placée dans le voisinage de la taverne et de la nursery: cela pourrait donner des idées…


Conclusion: le culot de Balzac


Je me suis donné pour objet, tout au long de ces pages, un artefact scolaire bien identifié: le «passage à expliquer». Cette modalité textuelle, dans le projet pédagogique qui l'a instituée, prend un sens avant tout propédeutique. C'est un exercice transitif qui prépare à l'usufruit du précieux gisement textuel déposé par l'histoire de la littérature. Or j'ai pris ici le parti de bloquer ce mouvement ascensionnel. J'ai isolé le texte à expliquer — en rajoutant ainsi sur son caractère d'artifice — pour le considérer seul, erratique. Mais aussi, libéré de son rôle ancillaire (car il était notre sherpa, sur les flancs du Parnasse), le texte est maintenant disponible pour de nouveaux voisinages. Dans la bigarrure linguistique d'une journée d'école ordinaire, nous le retrouvons coincé entre les paroles d'une chanson en anglais et quelques textos, entre la lecture rapide des journaux gratuits et (peut-être) le rappel fétichiste des trois répliques mémorables d'un film-culte. Or cette banalisation est sa chance: dégrevé du devoir d'être vénérable, lancé démocratiquement dans le grand carrousel des textualités quotidiennes, le «texte à expliquer» regagne, dans ce milieu linguistiquement très bariolé, une force de frappe inédite. Soit un roman de Balzac: on y entre comme dans un moulin, tant chacun se persuade que c'est écrit en français. Mais une page de Balzac, isolée, c'est une autre paire de manches! Voici Monsieur de Bargeton, dans Illusions perdues, et ses incroyables sourires, «qui partaient comme des boulets enterrés qui se réveillent» (Proust 1971, 270). L'exemple, avec quelques autres (ainsi: «Monsieur du Châtelet était comme les melons qui de verts deviennent jaunes en une nuit»), a retenu Proust, qui apprécie ici ce qu'on pourrait appeler le culot de Balzac: «ce qu'il veut dire, il le dit tout simplement, et, si hétéroclite et disparate que soit l'image, toujours juste d'ailleurs, il la juxtapose». (Proust 1971, 297) De tels faits du prince, n'importe quelle page de littérature en propose: elle «vous cause cette surprise de n'avoir jamais ouï tel fragment ordinaire d'élocution» (Mallarmé 2003, 213). Outre cette autre surprise peut-être, de susciter chez son lecteur le désir d'être surprenant à son tour…


Mais ici, nous quittons la leçon d'explication de texte (où l'on commente les auteurs), pour la classe de rhétorique, où on les imitait: c'était il y a cent ans, avant Gustave Lanson. Peut-être devrions-nous aller là-bas, très loin, prendre notre élan, pour mieux sauter aujourd'hui…



 Jean Kaempfer (Université de Lausanne)
2010, mis en ligne dans l'Atelier en septembre 2015


Pages associées: Pourquoi les études littéraires?, Interprétation, Commentaire, Le donné et le construit, Lecture, Texte, Histoire, Rhétorique.



Références bibliographiques:


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[1] Ce point d'histoire est bien documenté dans Compagnon 1983, p.75-89. L'exercice d'explication de texte, tel qu'il est défini par Lanson, «comprend deux étapes: une explication, surtout grammaticale, du sens littéral, puis, surtout historique, du sens littéraire» (p. 81). Mais sa finalité est l'appropriation actualisante des œuvres du passé, c'est-à-dire «la recherche de l'usage et des applications actuelles de l'œuvre étudiée» (Lanson, cité par Compagnon, p. 83).

[2] Sur ce virage, vers 1800, voir le chapitre «La crise romantique» dans Todorov 1977.

[3] “Il n'est pas de notion à laquelle je tienne davantage que celle de trajet critique” (Starobinski 2001, 34). Je résume – très cavalièrement – ce trajet dans les lignes qui suivent.

[4] Je trouve une belle preuve de cet enthousiasme – mot staëlien par excellence – dans ces quelques lignes de De la littérature: «L'éloquence, l'amour des lettres et des beaux-arts, la philosophie, peuvent seuls faire d'un territoire une patrie, en donnant à la nation qui l'habite les mêmes goûts, les mêmes habitudes et les mêmes sentiments.» (de Staël 1991, 82)

[5] Voir en particulier Bourdieu 1992 (dont l'Avant-propos cite, pour les réfuter joyeusement, quelques unes des “révélations heideggéro-hölderliniennes” dont Sallenave 1991 regorge; et Schaeffer 2000.

[6] Rouxel 1992, 18: «Qu'un moment, ces adolescents se sentent étrangers en leur propre langage et que cette expérience les conduise à s'interroger sur le pourquoi du texte et sur leur rôle de lecteur! Trop souvent en effet, sous couvert d'adaptation au niveau des élèves, on leur propose des évidences et on s'étonne qu'ils se réfugient dans la paraphrase ou qu'ils n'aient rien à dire!»



Jean Kaempfer

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Septembre 2015 à 21h36.