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La décision de lire (1996)

par Laurent Jenny (Université de Genève)


Dans Le Monde des livres daté du 20 décembre 1996, Laurent Jenny, Professeur à l'Université de Genève, faisait paraître une tribune, à laquelle la rédaction du périodique donna de son propre chef un titre malheureux: «Divagations généticiennes». C'est sous ce titre, récusé par l'auteur, que l'article a été très vite cité et discuté: pour sa remise en circulation dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula, nous lui avons substitué celui de «La décision de lire», mieux conforme à la position défendue. Dans sa version originale, la tribune était précédée de cette manchette: «Laurent Jenny craint que les grands textes ne finissent par se dissoudre dans un bain acide: celui des frénétiques recherches de leurs brouillons.» Pierre-Marc de Biasi, chercheur à l'ITEM, avait répondu à Laurent Jenny, toujours dans Le Monde, par un article paru le 14 février 1997 sous le titre «Les désarrois de l'herméneute»: l'Atelier de théorie littéraire lui fait aussi une place.


Deux ans en amont, Laurent Jenny avait fait paraître dans les Yale French studies (n° 89, 1994), sous le titre «Genetic criticism and its myth», un article plus substantiel sur «le processus de reconversion de la poétique en génétique». En 2002, il revenait sur ces questions dans un article intitulé "Hypertexte et Genèse : naissance d'un grand récit" donné à la revue Littérature pour un numéro (n° 125, 2002) consacré à «L'œuvre illimitée».


Dossier Génétique






La décision de lire


Il faut reconnaître l'indéniable succès, depuis quelques années, de la génétique textuelle dans les organismes de recherche. Ces organismes sont d'ordinaire peu accueillants pour le travail des littéraires, car la recherche est tout entière définie, organisée et encouragée selon des critères propres aux sciences «dures». Or voici une discipline littéraire qui satisfait enfin aux «bonnes formes» de la recherche requises par ces sciences modèles. La génétique textuelle dispose d'un matériau de travail positif: les documents avant-textuels des grandes œuvres littéraires (brouillons, esquisses, carnets...). Elle requiert la constitution d'équipes de recherche pour mener à bien les vastes tâches de déchiffrement et d'archivage qui lui sont nécessaires. Et, pour traiter le matériau qu'elle étudie, elle peut revendiquer la nécessité pour elle d'un appareillage technologique sophistiqué (scanners, banques de données, postes de lecture assistée par ordinateur...). À ces divers titres, elle établit sa scientificité par les formes de recherche qu'elle adopte, là où le travail critique, solitaire, artisanal et invérifiable, apparaît inusitable selon les critères de la science, donc «invisible» dans son champ institutionnel. Pour autant, la génétique textuelle accède-t-elle au statut de «science»? On peut faire remarquer que la positivité du matériau ne se confond pas nécessairement avec la scientificité de l'objet, et que le raffinement technologique des instruments n'entraîne pas de façon évidente la rigueur du questionnement. L'appareillage institutionnel et technique de la génétique textuelle ne saurait faire oublier que l'objet qu'elle se donne échappe presque par définition à la «science». Ce que scrute la génétique textuelle, c'est en effet un inobservable, un inobjectivable: l'origine même de l'œuvre littéraire.


Cet objet n'est pas sans évoquer ce qui fut l'un des soucis de la critique du XIXe siècle (la «création littéraire»), en sorte qu'on a parfois de la peine à situer la génétique textuelle dans le temps, hésitant à y voir la résurgence d'un positivisme littéraire du siècle passé ou l'annonce d'une discipline du XXIe siècle dont l'activité conduira à une redéfinition radicale de la notion de texte et de création. Sans doute y a-t-il une part de vérité dans chacune de ces deux hypothèses. Mais si l'ambiguïté est possible, c'est que la génétique s'est peut-être trop vite reposée sur de fausses évidences. Ainsi, il lui a semblé a priori manifeste qu'elle était vouée à préparer, enrichir et complexifier l'interprétation des textes. En fournissant des états diachroniques du manuscrit, elle permettrait de confirmer ou d'infirmer la signification du texte fini et constituerait donc comme une garantie herméneutique supplémentaire. Ou encore elle s'est envisagée comme fondement d'une poétique «à trois dimensions», attentive à décrire non plus seulement les structures immanentes des textes mais les mouvements de variance et de transformation qui régissent les différents états du texte. Cependant, la logique de son développement l'a entraînée ailleurs. Croire que le contraire eût été possible, c'est d'ailleurs supposer qu'avec de nouvelles pratiques on reconduit d'anciennes finalités, celles précisément de la critique et de la poétique. Or, bien loin de préparer un nouvel âge des critiques (de remédier à ce qui peut légitimement apparaître comme une «panne» de la pensée critique), la génétique textuelle le supplée. Nietzsche, dans un fragment du Gai Savoir, dénonçait une illusion du même type entretenue par les philologues de son temps : «La philologie suppose une noble croyance à savoir qu'au bénéfice de quelques rares hommes qui toujours "vont venir" et ne sont jamais là une très grande quantité de pénible, même de malpropre travail reste à fournir au préalable.» Or les «rares hommes» en question ne viendront pas non plus cueillir les fruits de la génétique. Car, s'ils existent, ils ont compris qu'elle n'a pas pour finalité d'étayer de nouvelles interprétations mais qu'elle invente un rapport au texte qui suspend la relation herméneutique. La génétique ne vise pas d'abord la lecture des textes, elle opère la mise en spectacle de leur origine «réelle».


Avec la génétique, le littéraire, voué jusqu'alors à un travail abstrait sur les signes et les configurations imaginaires, touche enfin une «réalité» d'archive: il manie des caisses, époussette des manuscrits, scrute des taches d'encre, compare des textures de papier ou des reliures de calepins, classe des feuilles éparses abandonnées à un inextricable désordre par des héritiers négligents: il croit ainsi appréhender l'origine même du sens, la pure création matérialisée en ses indices concrets. Mais cette appréhension du « réel » se joue sur fond de déréalisation. Paradoxalement, l'établissement de l'avant-texte tend à dissoudre l'œuvre elle-même dans une configuration textuelle floue et relativement indéfinie. L'avant-texte est ainsi constamment menacé de devenir l'antérieur d'un inexistant (qui pourrait par exemple se formuler: «A la recherche du temps perdu n'existe pas»). Plus concrètement, au moment où le réel de la littérature est reconnu dans la «réalité» avant-textuelle, cette dernière apparaît dans sa fragilité périssable. Est-ce par un hasard historique si la grande époque des «brouillons», qui intéresse tant la génétique textuelle, est aussi celle de la fabrication des papiers les plus médiocres et destructibles, vouant le patrimoine des manuscrits modernes à l'imminence d'une disparition ? Face à cette perspective, un généticien comme Pierre-Marc de Biasi réagit en prônant la conversion de l'archive en sa copie numérique ou optique. Le remède à la destruction de la matérialité de l'avant-texte serait donc sa dématérialisation informatique. Réalité et irréalité ne cessent de se disputer l'archive originaire qui, d'abord conçue comme le site vrai d'un «réel», devrait bientôt être métamorphosée en son simulacre hyperréel, doté d'ubiquité et de reproductibilité infinie.


La génétique textuelle rêve donc de «présence» sur fond de technologie avancée. Elle se déploie dans un contexte qui voit non seulement la contestation du livre par les supports immatériels, mais, dans le même mouvement, la dissolution du texte comme configuration de sens finie, et la métamorphose de la lecture en traitement de l'information. Face à cette grande rêverie, qui a aussi produit nombre d'éditions utiles (et à vrai dire utilisables précisément en cela qu'elles renonçaient à l'accomplissement total du projet généticien), peut-être faut-il rappeler qu'il n'est pas de lecture possible sans clôture, au moins provisoire, des textes. Certes, les œuvres littéraires participent d'une forme de musée imaginaire: nous voyons leurs contours se transformer sous nos yeux au fil des éditions critiques qui en sont faites. Mais la décision de lire et d'interpréter, cette décision, qui est la responsabilité du littéraire, suppose le geste arbitraire et souverain qui institue l'œuvre en totalité momentanée de signification. C'est la condition pour que la littérature continue de faire sens et de nous parler.



Laurent Jenny, décembre 1996
(Université de Genève)



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