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La querelle des manuscrits, ou les désarrois de l'herméneute (1997)

par Pierre-Marc de Biasi (Institut des Textes et Manuscrits modernes — CNRS)


Dans Le Monde des livres daté du 20 décembre 1996, Laurent Jenny, Professeur à l'Université de Genève, faisait paraître une tribune sur la vogue alors relativement récente de la critique génétique, tribune à laquelle la rédaction du périodique donna de son propre chef un titre malheureux: «Divagations généticiennes». C'est sous ce titre, récusé par l'auteur, que l'article a été très vite cité et discuté.


L'un des tenants de la critique génétique, membre de l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM) du CNRS, Pierre-Marc de Biasi lui fit réponse dans le même périodique, en date du 14 février 1997. Intitulée "Les désarrois de l'herméneute", cette nouvelle tribune était précédée de la manchette suivante:


«Dans le Monde des livres du 20 décembre dernier [1996], sous le titre peu flatteur de “Divagations généticiennes”, Laurent Jenny faisait au nom de l'herméneutique une mauvaise querelle aux recherches sur les manuscrits modernes. Son appréciation très discutable du problème et le pessimisme de ses insinuations méritaient une mise au point circonstanciée. La voici.» (Pierre-Marc de Biasi)


Dossier Génétique






Les désarrois de l'herméneute


Comme toute innovation critique notable, la génétique littéraire fait des vagues et perturbe le champ intellectuel où elle se déploie. Son tort est de bousculer quelques vieilles inerties tout en déversant sur la scène critique une profusion d'objets textuellement incorrects dont la critique interprétative ne sait que faire. Les ébauches, brouillons, plans, notes, ébauches, carnets, scénarios, rédactions inédites, notes d'enquête, calepins de voyage, journaux intimes, etc. substituent un foisonnement de documents complexes à ce qui était, avec le texte, l'ordre limpide d'un objet unique et délimité. L. Jenny estime qu'il serait préférable de faire comme si ces manuscrits n'avaient jamais existé. Ce déni de réalité, intellectuellement très étrange (il y a des manuscrits, mais je ne veux rien savoir de ce qu'ils nous pourraient nous apprendre), trouve sa justification dans le présupposé de «clôture du texte» qui a servi, depuis trente ans, à débarrasser l'analyse littéraire du biographisme. C'est se tromper de cible. Ce que la génétique littéraire cherche à reconstituer, ce n'est pas l'auteur, mais un processus d'écriture. Comment la «clôture» pourrait-elle séparer l'œuvre du travail de l'écrivain, le texte de ses manuscrits? Sans devenir généticien, on peut avoir recours aux manuscrits par respect pour l'écrivain... ou par simple prudence, car le «geste arbitraire et souverain» du critique ne met pas toujours à l'abri des bévues et des contre-sens. Que penser des interprétations qui, à l'abri de cette fameuse «clôture», se trouvent en contradiction flagrante avec ce que nous disent les brouillons de l'œuvre? Les cas ne sont pas si rares.


Mais si les manuscrits offrent un moyen sûr pour valider les hypothèses formées à partir du texte, ils constituent surtout pour la critique une formidable mine de découvertes. Alors, pourquoi tant de réticences? Parce que, hélas! la plupart des manuscrits apportent un démenti formel à la possibilité de conclure sur le sens des textes. L'avant-texte ne suspend pas la relation interprétative, mais il la rend plus complexe et y introduit une dimension problématique. Relu à la lumière de ses manuscrits, le texte littéraire supporte mal d'être institué en “configuration de sens fini»: il ne s'est construit qu'en déjouant à chaque instant le risque d'engendrer une interprétation unilatérale et totalisante. Dans un brouillon, le plus petit geste d'écriture (une rature, un ajout, un déplacement) est toujours déterminé par la coexistence de plusieurs exigences à la fois hétérogènes et solidaires. Pour la génétique, c'est cette solidarité, ininterprétable par l'herméneutique, qui constitue la «réalité» même de l'écriture: un réseau de liens, dont la dynamique reste active dans le texte comme moteur de lectures indéfiniment plurielles.


C'est donc à un renouvellement interprétatif qu'appelle l'approche génétique et il n'y a pas d'autre cause à l'angoisse du critique. Pour l'exorciser, L. Jenny use des arguments les plus légers. La génétique s'entourerait des signes extérieurs de la scientificité (équipes de recherche, haute technologie, hypertextes, etc.) sans parvenir à être une «vraie» science. En effet, il s'agit d'une science de l'homme et nullement d'une science «dure»: à ce compte, la sociologie, l'histoire, l'ethnologie, l'archéologie, etc. ne sont pas non plus de «vraies sciences». L. Jenny se trompe encore en déclarant que l'objet «inobjectivable» de la génétique est «l'origine même de l'œuvre littéraire» et qu'il échappe par définition à la science. Les généticiens ne s'intéressent pas plus à l'origine de l'œuvre que les linguistes à l'origine de la langue: leur objet est l'avant-texte tel qu'on peut le reconstituer en observant les métamorphoses de l'œuvre, des premières notes auquel il a donné lieu aux dernières corrections du texte sur épreuves. Leur but n'est pas de «déréaliser» l'œuvre: pour qui se donne la peine de l'étudier, un brouillon n'a rien d'irréel, et il faudrait être bien peu sensible pour ne pas apercevoir qu'il s'agit de la littérature même, à l'état natif.


À cours d'argument, L. Jenny en vient à une étrange association d'idées: ce n'est pas un hasard, dit-il, «si la grande époque des brouillons qui intéressent tant la génétique est aussi celle de la fabrication des papiers les plus médiocres, vouant le patrimoine des manuscrits modernes à l'imminence d'une disparition». Il veut sans doute ici évoquer la grave question des papiers acides (qui, soit dit en passant, concerne les imprimés autant que les manuscrits) et la menace de destruction organique qui pèse sur les écrits des XIXe et XXe siècles. Mais quel rapport entre ce désastre attendu et le travail des généticiens? L. Jenny veut-il dire que les «divagations généticiennes» seraient, dans l'ordre de la pensée, aussi mortellement dissolvantes pour la littérature que le chlore et l'acide qui détruisent lentement nos bibliothèques? Qui divague? Poursuivant son idée, L. Jenny s'en prend aux nouvelles technologies: «Face à cette perspective un généticien comme Pierre-Marc de Biasi réagit en prônant la conversion de l'archive en sa copie numérique ou optique». Et de s'insurger contre ce «simulacre hyperréel» où s'avérerait, selon lui, toute la nuisance de la “grande rêverie» généticienne. Les généticiens sont farouchement attachés à la conservation matérielle des manuscrits, mais en quoi cette indispensable sauvegarde devrait-elle exclure la numérisation des fonds? Les bibliothèques s'équipent de postes de lecture multimédia et l'information scientifique circule sur Internet. C'est ainsi. La conversion numérique permet la consultation du manuscrit sans dommage pour l'original (c'est le microfilm de notre époque) et offre des perspectives sans précédent pour l'édition critique; elle rend envisageable la transmission instantanée des documents partout où ils sont nécessaires à la recherche, et donne réalité au projet d'un partage des richesses intellectuelles. Enfin, la numérisation constitue une garantie inestimable de pérennité pour le patrimoine écrit. S'il a le moindre doute, que L. Jenny aille interroger à ce sujet le conservateur des manuscrits de Sarajevo.


Les critiques de L. Jenny relèvent d'une inquiétude passéiste et d'une hostilité spontanée contre «les organismes de recherche», c'est à dire, en un mot, contre le CNRS sans lequel, en effet, l'étude des manuscrits modernes n'aurait jamais connu le développement qui lui attire tant de vindicte. D'où vient cette animosité? L'herméneutique a toujours flirté avec l'idéalisme et l'intemporel: elle déteste la science parce que son modèle implicite est le Livre, le texte sacré étayé sur la glose et le commentaire. Pour l'herméneutique, le Texte est le seul Dieu et le critique est son prophète. Difficile, dans ces conditions, d'échapper longtemps à la tentation intégriste. La critique génétique, au contraire, est résolument médiologique, laïque et anti-fondamentaliste. Les manuscrits lui ont enseigné que le texte est l'effet d'un travail, qu'il ne vit que par la mémoire vive de sa propre écriture, que le sens est instable et la vérité problématique. En cherchant à construire une épistémologie historique et peut-être matérialiste de l'écriture littéraire, la génétique littéraire arrache la relation critique à la fiction de sa souveraineté et réinsère l'œuvre dans la logique profane de sa genèse. Mais ce geste, loin de rendre caduque la relation critique, enrichit le texte d'une dimension qui lui faisait cruellement défaut: la quatrième dimension, celle du temps, où le sens reprend possession de sa propre histoire.



Pierre-Marc de Biasi, février 1997
(Institut des Textes et Manuscrits modernes — CNRS)


Sur ces questions, on peut se reporter à Pierre-Marc de Biasi, Génétique des textes, Biblis, CNRS éditions, et Pierre-Marc de Biasi et Anne Herschberg Pierrot (dir.), L'Œuvre comme processus, CNRS éditions, 2017.



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Dernière mise à jour de cette page le 16 Septembre 2018 à 17h55.