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"La notion de description au XVIIIe siècle": extrait de Christof Schöch, La Description double dans le roman français des Lumières (1760-1800). Paris: Classiques Garnier, coll. L'Europe des Lumières, 2011.

L'extrait provient de la première partie de l'ouvrage, intitulée «La description double: histoire et théories de l'écriture descriptive» (p. 23-26 et 31-45). Il est reproduit ici avec l'aimable permission des Éditions Classiques Garnier.



Plutôt que de formuler une théorie de la description, le texte présenté ici voudrait faire le point sur la conceptualisation de la description pendant la seconde moitié du dix-huitième siècle. Cette synthèse est proposée ici dans l'espoir de contribuer à une vision plus nuancée et plus historique de la description dont les définitions, autant que les formes et les fonctions, changent au gré des époques.



La notion de description au XVIIIe siècle

[L'opposition entre description et narration, quoiqu'elle fasse partie de notre «conscience littéraire» moderne, selon Gérard Genette, est cependant seulement en train de se mettre en place, au dix-huitième siècle. Ce constat soulève la question de savoir comment le champ de l'écriture est structuré au dix-huitième siècle, quelle place l'écriture descriptive a dans ce champ, et quelles différenciations internes les auteurs proposent pour l'écriture descriptive. Le présent chapitre entend montrer l'émergence d'une double notion de description au dix-huitième siècle.]

Peindre ou décrire sont deux choses différentes: l'une ne suppose que des yeux, l'autre exige du génie. Quoique toutes deux tendent au même but, elles ne peuvent aller ensemble.
Buffon[1]

La mise en place d'une différenciation du champ de l'écriture descriptive telle que la suggère Buffon peut être retracée en s'attachant à l'évolution, dans quelques textes théoriques, de la notion de ‘description' entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Les discussions théoriques autour de la description au XVIIIe siècle ont été analysées dans plusieurs travaux critiques. Denis Reynaud analyse la notion de description dans le domaine de l'histoire naturelle: il montre comment la description s'y construit dans son rapport à l'image et comment son apparition et son prestige dans le domaine de l'histoire naturelle contribuent à une promotion de la description dans d'autres domaines des lettres[2]. Marc Buffat a analysé l'article «Description (littérature)» de l'Encyclopédie: il montre que la description y est conçue par opposition à la définition, qu'elle est dévalorisée par rapport à cette dernière pour des raisons idéologiques et esthétiques diverses et qu'elle est caractérisée plutôt que définie par son rapport privilégié à la peinture[3]. Pour Stéphane Lojkine, qui analyse la notion de description dans les Salons de Diderot, la description est, plutôt qu'une modalité énonciative parmi d'autres, un principe de «mise en évidence»; celui-ci répond à une logique du supplément et s'appuie sur des techniques descriptives diverses englobant toutes les modalités énonciatives[4]. Emmanuelle Sauvage analyse les termes ‘description', ‘tableau' et ‘image' et leur rapport au ‘récit' dans quelques écrits théoriques de l'époque: elle montre comment les auteurs tentent d'instaurer des distinctions qu'en même temps ils désavouent dans leur emploi des termes et, le cas échéant, dans leur pratique littéraire et conclut à un «chassé-croisé permanent entre distinction et confusion» des notions de description et narration au XVIIIe siècle[5].

Lorsqu'on se penche sur les écrits théoriques traitant, au XVIIIe siècle, de notions comme la narration ou la description, force est de constater qu'il y a effectivement un certain désordre terminologique. Dans les Éléments de littérature de Marmontel publiés en 1787, on peut lire, par exemple, le passage suivant:

Dans l'épopée, en racontant, il est naturel que le poète décrive. Le lieu, le temps, les circonstances qui accompagnent l'action, et les accidents qui s'y mêlent, sont autant de sujets de descriptions: et comme le poète est un peintre, son récit n'est lui-même qu'une description variée. L'action de l'épopée n'est qu'un vaste tableau[6].

Le poète est un peintre, le récit est une description et l'action est un tableau: les domaines du narratif et du descriptif, du verbal et du pictural se superposent. Cependant, si effectivement le passage cité est fort peu propre à éclaircir les limites et la structure du champ sémantique de l'écriture descriptive, le discours théorique sur la description n'est pas entièrement dépourvu de différences et de constantes.

La situation terminologique est extrêmement complexe au XVIIIe siècle, parce que deux conceptualisations historiquement distinctes coexistent sans que la terminologie, qui est seulement en train de cerner cette duplicité, en reflète clairement l'opposition[7]. La superposition des anciennes catégories rhétoriques à des tentatives de redéfinir la description par opposition à la narration, en conjonction avec le maintien des termes traditionnels, entraîne des confusions terminologiques et conceptuelles. L'usage métaphorique très répandu des termes en accroît encore la polysémie et, partant, le désordre terminologique. De plus, les termes prennent des sens spécifiques selon les domaines dans lesquels on les emploie: la description est définie différemment en histoire naturelle et dans un traité rhétorique, et le ‘tableau', loin de rester identifiable à l'hypotypose, devient image mentale chez Condillac et unité de composition dans la théorie dramatique de Diderot[8]. Prendre ces points en considération permet cependant de s'apercevoir qu'abstraction faite de la terminologie, un répertoire limité et récurrent de concepts se laisse découvrir. La multiplicité même des termes en coexistence étroite mais d'origines diverses – comme ‘description', ‘hypotypose', ‘tableau' ou ‘peinture' – permet que se mettent en place des différenciations sémantiques.

[Ces différenciations, commençant à apparaître au XVIIe siècle, se démarquent de la tradition rhétorique qui persiste cependant jusqu'au XVIIIe siècle, et préparent la mise en place d'une différenciation de l'écriture descriptive en deux types; voir p. 27-31.]


Les avatars de l'écriture descriptive au XVIIIe siècle


La différenciation interne du champ de l'écriture descriptive, amorcée au XVIIe siècle, s'affirme au XVIIIe siècle, surtout à travers l'essor d'un troisième terme, à côté d'hypotypose et de description: celui de ‘tableau', dans un usage métaphorique. Synonymes dans un premier temps, ‘hypotypose' et ‘tableau' sont, comme ‘description' et ‘hypotypose' un demi-siècle plus tôt, soumis à une différenciation progressive. Chez Dumarsais, en 1730, ils sont encore synonymes mais se distinguent de la description:

L'hypotypose est un mot grec qui signifie image, tableau. C'est lorsque, dans les descriptions, on peint les faits dont on parle comme si ce qu'on dit était actuellement devant les yeux; on montre, pour ainsi dire, ce qu'on ne fait que raconter; on donne en quelque sorte l'original pour la copie, les objets pour les tableaux[9].

Le terme de description est le plus général; ‘hypotypose', ‘tableau' et ‘image' désignent tous les trois un même type de description dont la marque distinctive est l'évidence qu'elle implique, quoique ce soit ici sur le mode du «comme si». Dans cette définition, comme le formule Jean-Michel Adam, l'hypotypose est devenue, comme c'était déjà le cas chez Lamy, un «opérateur d'intensification[10]».

Le comte de Caylus donne en 1757 un sens spécifique au terme ‘tableau' en renforçant et en concrétisant à nouveau son lien avec la peinture. Membre honoraire de l'Académie de peinture et de sculpture, Caylus se propose, dans son ouvrage intitulé Tableaux tirés d'Homère et de Virgile, de promouvoir la peinture française en indiquant aux artistes français les passages dans les grands poèmes épiques qu'il juge les plus propres à être représentés par la peinture. Le mérite d'un poème épique, explique-t-il, se mesure par le nombre et la variété des ‘tableaux' qu'il présente. Tableau littéraire et tableau pictural sont chez Caylus plus proches que chez Lessing, par exemple, qui défend peu après une notion plus abstraite de la peinture selon laquelle un poème peut être pictural sans fournir de beaux sujets de tableaux[11]. Mais comment Caylus conçoit-il donc le rapport entre tableau (littéraire), description et narration? Lorsqu'il commente Les Lusiades du poète portugais Luís de Camões, il note, pour expliquer que cet ouvrage ne se prête guère à son projet: «Cependant son Poëme présente plus d'Images que de Tableaux, c'est-à-dire plus de Descriptions que d'Actions intéressantes[12]». Cela pourrait suggérer un partage des fonctions entre tableaux portant sur des actions et descriptions portant sur des choses et des personnes. Cependant, ce n'est pas de cette manière que Caylus conçoit la question, puisqu'il ajoute en note:

Le Tableau, pour parler exactement, est la représentation du moment d'une action; je dis pour parler exactement, car ce mot a des acceptions différentes, trop longues à discuter dans une Note, & que tout le monde peut sentir. L'image, au contraire, n'a souvent point assez de corps pour être peinte dans les différens momens qu'elle présente, & n'est essentiellement qu'une Description: ce mot est souvent employé sans beaucoup de précision, de même que celui de Tableau. Ainsi le Tableau ne peint qu'un instant, une Image plusieurs instans successifs. Le Tableau, s'il m'est permis de le dire, tient au génie, & l'Image tient à l'esprit[13].

Non sans désinvolture, Caylus concède que l'usage de la terminologie manque de rigueur sans vouloir pour autant prendre la peine d'y remédier. Contrairement à ce que notre ‘conscience littéraire' moderne nous suggère, la ‘description' et l'‘image' sont dites porter sur une suite d'événements successifs peu susceptible d'un exposé détaillé, tandis que le ‘tableau' est associé à la représentation d'un seul instant isolé faisant toutefois partie d'une action plus étendue. Quoique l'emploi du terme ‘description' rencontré ailleurs dans l'avertissement de Caylus soit d'une grande plasticité, il ressort du passage cité que chez Caylus, les ‘tableaux' correspondent à des représentations verbales poignantes et denses, portant sur des événements ou actions intéressants et pris dans leur instant décisif; ce qui fait qu'ils sont particulièrement propres à être représentés par la peinture. Bernard Dieterle voit dans ce passage «la mise en rapport du terme ‘tableau' avec une unité d'action dramatique, dense et animée qui se révèle dans un instant[14]». La temporalité spécifique et l'intensité du ‘tableau' le distinguent en tout cas de la description simple et plus générale, portant sur tout type d'événement ou d'objet. Cependant, ni ‘tableau' ni ‘description' ne s'opposent, chez Caylus, à la narration.

Le même constat vaut encore pour l'article «Description» dans l'Encyclopédie. Dans l'Encyclopédie, les contextes dans lesquels on parle de la description se multiplient, et chaque fois, elle est définie de manière différente: le quatrième tome comprend plusieurs entrées pour le terme ‘description' dans l'histoire naturelle, la géométrie et les belles lettres, et chaque entrée est due à un auteur différent. Je n'envisage ici que l'entrée concernant le domaine des belles-lettres avec ses additions, due à l'abbé Mallet etau Chevalier de Jaucourt[15]. Pour l'abbé Mallet, dans une tradition empreinte du rationalisme du siècle classique et présente aussi bien dans la Logique de Port-Royal que dans le Dictionnaire de Trévoux, la descriptionne s'oppose ni à la narration, ni au discours simple, mais à la définition: «énumération des attributs d'une chose, dont plusieurs sont accidentelles[16]», la description est une définition imparfaite puisque, tandis que la description ne fait voir que ce qui est extérieur, sensible, changeant et accidentel, la définition seule révèle l'essence ou la nature de son objet.

Les différenciations internes de l'écriture descriptive sont régies, pour le domaine des belles-lettres, par les différents référents du discours: la description proprement dite porte sur les «choses» (dans un sens large qu'il importe de ne pas confondre avec les ‘objets', l'article indiquant qu'il peut s'agir d'un combat, d'un incendie, d'une contagion ou d'un naufrage); la «chronographie» est dite porter sur les temps, la «topographie» sur les lieux; enfin, le portrait porte sur les personnes; il est encore appelé «éthopée», cette dernière étant divisée en éthopée proprement dite, portant sur l'esprit et le corps, et en «prosopographie», portant sur le corps, le visage et les vêtements[17]. Le cas des descriptions d'objets matériels n'est pas envisagé. Outre cette différenciation selon les objets, la modalité de la représentation joue également un rôle. Pour certains types de descriptions, l'Encyclopédie suggère qu'elles entretiennent un lien avec l'évidence rhétorique: pour les descriptions des ‘choses', l'article «Description» précise qu'elles «doivent présenter des images qui rendent les objets comme présens[18]» et pour les topographies, l'article qui leur est consacré précise que c'est une «figure qui décrit, qui peint vivement les lieux sur lesquels on veut engager l'auditeur ou le lecteur de porter ses regards[19]». Enfin, l'Encyclopédie connaît évidemment l'hypotypose, dont l'objet n'est pas spécifié:

Hypotypose, s.f. (Rhetor.) l'hypotypose, dit Quintilien, est une figure qui peint l'image des choses dont on parle avec des couleurs si vives, qu'on croit les voir de ses propres yeux, & non simplement en entendre le récit.
On se sert de cette figure lorsqu'on a des raisons pour ne pas exposer simplement un fait, mais pour le peindre avec force; & c'est en quoi consiste l'éloquence, qui n'a pas tout le succès qu'elle doit avoir, si elle frappe simplement les oreilles sans remuer l'imagination & sans aller jusqu'au cœur. [...]
Enfin, pour conclure cet article, les belles hypotyposes, en vers ou en prose, sont des peintures vives, touchantes, pathétiques, d'un seul ou de plusieurs objets, soit laconiquement, soit avec quelques détails, mais formant toujours des images qui tiennent lieu de la chose même; c'est ce que signifie le mot grec hypotypose[20].

Encore une fois, l'hypotypose s'oppose à la représentation simple parce qu'elle «peint avec force», formule réunissant métaphore picturale et référence à l'énergie du discours. On constate également que les termes ‘fait', ‘choses' et ‘objets' sont employés de manière équivalente dans cette définition. Dans l'entrée sur le «Récit dramatique», le Chevalier de Jaucourt cite par ailleurs, comme exemples de l'hypotypose, quelques passages assez courts mais également un passage plus long tiré d'Athalie de Racine: la proximité entre ce ‘récit dramatique' et l'hypotypose est évidente:

Le récit dramatique qui termine ordinairement nos tragédies, est la description d'un événement funeste, destiné à mettre le comble aux passions tragiques, c'est-à-dire à porter à leur plus haut point la terreur & la pitié, qui se sont accrues durant tout le cours de la piece[21].

Cette définition correspond à l'hypotypose du type ‘récit de Théramène'. Les termes ‘récit' et ‘description' sont utilisés de manière équivalente; le terme ‘description', dans ce contexte rhétorique, s'applique à la représentation d'un événement; enfin, le rapport à l'évidence est important mais s'infléchit vers l'effet émotionnel. L'Encyclopédie connaît également le terme ‘tableau', qu'elle définit de manière à le distinguer assez clairement de l'hypotypose:

Tableau, (Littérat.) ce sont des descriptions de passions, d'événemens, de phénomenes naturels qu'un orateur ou un poëte répand dans sa composition, où leur effet est d'amuser, ou d'étonner, ou de toucher, ou d'effrayer, ou d'imiter, &c[22].

Dans cette définition, le ‘tableau' se distingue de l'hypotypose, parce que ses objets sont plus limités et que l'effet émotionnel sur le lecteur y importe plus que l'évidence visuelle.

Pour résumer, on peut dire que l'Encyclopédie, bien qu'elle donne un sens très général à la ‘description' dans le domaine des belles-lettres, suggère une différenciation sémantique du champ de l'écriture descriptive qui se base sur deux critères: d'une part l'objet du discours, d'autre part la modalité de représentation.Il y a les descriptions simples, l'hypotypose (qui produit une illusion de présence) et le tableau (qui produit un effet émotionnel sur le lecteur). Certains objets, notamment les événements, sont cependant plus susceptibles que d'autres d'être représentés sur le mode de l'hypotypose ou du tableau. Sans entièrement le remplacer, ‘tableau' prend toutefois, du moins dans l'usage, la relève du terme ‘hypotypose'. C'est le cas, par exemple, chez Saint-Lambert, qui emploie les termes ‘description' et ‘tableau' de manière concordante avec l'Encyclopédie, les opposant clairement et soulignant l'effet émotionnel du tableau[23].

En dehors du domaine des belles-lettres, dans celui de l'histoire naturelle, une autre différenciation terminologique apparaît, celle qui oppose les termes ‘description' et ‘histoire'. Buffon et Daubenton livrent chacun, dans l'Histoire naturelle, des réflexions sur les principes qui les ont guidés dans l'écriture de leurs contributions respectives. Les deux auteurs envisagent la description comme l'une des parties les plus importantes de leur travail et exposent leur point de vue sur la nature et la fonction qu'elle doit avoir dans l'écriture de l'histoire naturelle. Je n'envisagerai ces écrits, ici, que du point de vue de la définition de la description qui les sous-tend. Dans son «Premier discours: De la manière d'étudier et de traiter l'Histoire naturelle», Buffon définit la «véritable méthode» comme celle qui combine «l'histoire exacte» et la «description complète» de chaque plante et de chaque animal[24]. Sans justifier cette distinction, il précise ce qu'il entend par l'une et l'autre: la description doit renseigner le lecteur sur l'aspect extérieur («la forme, la grandeur, le poids, les couleurs, les situations de repos & de mouvemens, la position des parties, leurs rapports, leur figure, leur action & toutes les fonctions extérieures») et, dans quelques limites, l'anatomie intérieure d'un individu de l'espèce en question[25]. L'histoire doit renseigner le lecteur sur les étapes du cycle de vie de l'espèce en général («leur génération, le temps de la prégnation, celui de l'accouchement, le nombre des petits, les soins des pères et des mères, leur espèce d'éducation»), sur les occupations habituelles de l'animal dans son environnement naturel («leur instinct, les lieux de leur habitation, leur nourriture, la manière dont ils se la procurent, leurs mœurs, leurs ruses, leur chasse») ainsi que sur son utilité pour l'homme[26]. Buffon et Daubenton distinguent la description et l'histoire de la définition et dévalorisent cette dernière par rapport à la description. Ils procèdent ainsi à un renversement des valeurs par rapport à la hiérarchie affirmée encore par l'abbé Mallet[27].

Cependant, la distinction si simple en apparence entre description et histoire se complique: Daubenton introduit une distinction entre la description de l'animal « à l'état de repos » et celle de l'animal « à l'état de mouvement[28] ». Pour donner du relief à cette distinction, il recourt à une analogie intéressante avec la peinture. Il compare la description à l'état de repos au portrait peint, et la description à l'état de mouvement au tableau d'histoire, renforçant ainsi le contraste de l'être et de l'action, du statique et du dynamique, dans les deux types de descriptions. Cependant, Daubenton a réintroduit une ambivalence que l'opposition entre description et histoire semblait avoir chassée: retournant à un schéma tripartite rappelant celui de Lamy, le discours descriptif se scinde en deux types, statique et dynamique, qui ensemble s'opposent à l'histoire[29]. Buffon développe, dans son petit texte «De l'art d'écrire» longtemps resté inédit, une distinction encore plus radicale:

Peindre ou décrire sont deux choses différentes: l'une ne suppose que des yeux, l'autre exige du génie. Quoique toutes deux tendent au même but, elles ne peuvent aller ensemble. La description présente successivement et froidement toutes les parties de l'objet; plus elle est détaillée, moins elle fait de l'effet. La peinture, au contraire, ne saisissant d'abord que les traits les plus saillants, garde l'empreinte de l'objet et lui donne de la vie. Pour bien décrire, il suffit de voir froidement; mais pour bien peindre, il faut l'emploi de tous les sens. Voir, entendre, palper, sentir, ce sont autant de caractères que l'écrivain doit sentir et rendre par des traits énergiques. Il doit joindre la finesse des couleurs à la vigueur du pinceau; les nuancer, les confondre ou les fondre; former enfin un ensemble vivant, dont la description ne peut présenter que des parties mortes et détachées[30].

Dans le domaine de l'histoire naturelle, on trouve au bout du compte une différenciation interne semblable à celle des belles-lettres: un discours descriptif animé et doué d'évidence (‘peinture' chez Buffon, ‘description en mouvement' chez Daubenton) s'opposant à un discours descriptif simple (‘description' chez Buffon, ‘description en repos' chez Daubenton), tous les deux s'opposant à l'histoire, quoique de manière ambivalente: peinture et description en mouvement participent du dynamisme qui est propre à l'histoire bien que cette dernière ne soit pas nécessairement narrative.

Marmontel, dans sa Poétique française de 1763, semble avoir voulu opérer une impossible synthèse des différentes conceptions de la description rencontrées jusqu'ici. Il fait entrer à plusieurs reprises le terme ‘description' dans des oppositions avec d'autres termes, ce qui entraîne des définitions de la description chaque fois différentes. Dans la mesure où Marmontel commence par donner une définition rhétorique de la description et finit par formuler une notion ‘moderne' de la description comme s'opposant à la narration, il s'agit d'un ouvrage de transition. Dans un chapitre traitant «Du Coloris et des Images», Marmontel évoque les rapports entre ‘description', ‘tableau' et ‘image' de la manière suivante:

La mort de Laocoön dans l'Enéide est un tableau; l'incendie de Troye est une description; la description differe du tableau, en ce que le tableau n'a qu'un moment et qu'un lieu fixe. La description peut être une suite de tableaux; le tableau peut être un tissu d'images; l'image elle-même peut former un tableau: nous en allons voir des exemples. Mais l'image, comme je l'ai définie, est le voile matériel d'une idée; au-lieu que la description et le tableau ne sont le plus souvent que le miroir de l'objet même[31].

Comme chez Caylus, ‘tableau' et ‘description' se distinguent par le fait que le tableau ne porte que sur un instant (le rapport à la peinture le suggère d'ailleurs), tandis que la description peut en comporter plusieurs. Quoique la mort de Laocoön soit un événement duratif, il ne comporte qu'une action unifiée, tandis que l'incendie de Troie comporte un grand nombre d'aspects et d'actions cohérents mais divers. Marmontel entend ici par ‘image', les figures de style qui opèrent par ressemblance ou analogie, comme la comparaison et la métaphore, lorsqu'elles servent à donner du relief à une abstraction. Plus loin, dans un chapitre consacré aux «diverses formes du discours poétique», Marmontel oppose la ‘description' à l'‘image', et les deux termes à la ‘définition':

Le discours qui fait connoître une chose en elle-même, par sa nature et ses propriétés, s'appelle définition. Le discours qui présente une chose telle qu'elle tombe sous les sens, s'appelle image; et si elle est détaillée, on la nomme description: perspicua rei expositio. L'une et l'autre conviennent à tous les genres de poësie, mais spécialement au poëme didactique, lequel n'imite que pour instruire avec plus d'agrément et d'attrait[32].

Ici, Marmontel perpétue la tradition inaugurée par la Logique de Port-Royal et reprise par l'Encyclopédie, quoiqu'en comparaison avec l'Encyclopédie, la dévalorisation de la description par rapport à la définition y soit moins nette. Ceci dit, Marmontel donne comme véritable lieu de la description non pas un grand genre comme la poésie épique, mais celui de la poésie didactique et il limite la description, en des termes ‘classiques' et ‘rhétoriques', à une fonction ornementale. Le terme ‘image' n'a pas ici le sens de figure de style, mais est défini comme une description simple et factuelle de l'aspect extérieur d'un objet. L'image s'oppose à la ‘description', laquelle a un sens plus restreint que dans le premier passage cité et dont la marque distinctive est qu'elle est plus détaillée que l'image. Bien que le terme ‘choses' puisse avoir un sens très large, l'objet de la description (ou de la définition) semble être ici plus restreint que dans le premier passage, où l'incendie était donné comme un objet typique d'une description. Dans un passage qui suit directement celui qui vient d'être cité, Marmontel procède à une troisième distinction. Celle-ci se fonde sur une opposition binaire entre description et narration dans laquelle le critère distinctif est l'objet du discours:

La narration est l'exposé des faits, comme la description est l'exposé des choses; & celle-ci est comprise dans celle-là, toutes les fois que la description des choses contribue à rendre les faits plus vraisemblables, plus intéressans, plus sensibles[33].

L'opposition recouvre chez Marmontel une relation de dépendance asymétrique; la description est subordonnée à la narration et son inclusion dans la narration n'est légitime qu'à condition de contribuer à la vraisemblance ou à l'intérêt de la narration, sans nuire à la clarté de l'exposé des faits. Ce n'est que dans ce contexte où les «choses» s'opposent aux «faits», que l'on doit comprendre les ‘choses' comme des objets matériels et sensibles, sens plus restreint que celui donné à ce terme dans le contexte rhétorique.

Pour résumer, on peut dire que chez Marmontel, le terme ‘description' se rencontre dans plusieurs oppositions où il renferme chaque fois une signification différente. Ces contradictions se laissent résoudre du moins partiellement si l'on suppose une division (au moins) tripartite du champ de l'écriture: Marmontel distingue d'une part la représentation narrative d'une succession d'événements ou d'un événement complexe et duratif; il l'appelle tantôt ‘narration', tantôt ‘description'. Il distingue d'autre part une écriture descriptive qui s'oppose à une représentation narrative par son objet; lorsque cet objet est un objet sensible, il parle d'‘image' ou de ‘description'; lorsque cet objet est un instant unique d'une action, il parle de ‘tableau'. Enfin, Marmontel distingue une représentation descriptive détaillée et douée d'évidence qui s'oppose à une représentation descriptive simple et qu'il désigne par le terme ‘description'. Une dualité de la notion d'écriture descriptive se dégage ainsi du désordre terminologique qui règne dans le discours théorique, même si ce n'est qu'à force d'une certaine abstraction de détails. La ‘description double' se partage ainsi en deux types, le premier conçu comme un discours détaillé et doué d'évidence, et le second comme un discours simple qui s'oppose à la narration.


Le champ lexical de l'écriture descriptive dans le roman


La différenciation à l'œuvre dans le discours théorique se manifeste également dans les romans, comme le montre l'emploi que font les romanciers étudiés ici de quelques-uns des termes les plus courants pour désigner l'écriture descriptive. Les termes ‘description' et ‘décrire', ‘peinture' et ‘peindre' ainsi que ‘tableau' sont les plus riches et les plus révélateurs. On s'aperçoit que les différents termes pertinents sont loin d'être synonymes ou équivalents, mais se distinguent selon leurs significations, leurs connotations, les contextes de leurs emplois et leurs champs d'application. Plus précisément, leur emploi confirme qu'une distinction entre deux manières d'envisager l'écriture descriptive est opératoire. De plus, quelques emplois lexicaux confirment une certaine proximité entre les notions de l'écriture descriptive et la narration, tandis que d'autres suggèrent plutôt une opposition entre écriture descriptive et narration.

Quoique le champ d'application de ‘description' et de ‘décrire', comme de ‘peinture' et de ‘peindre' soit relativement vaste, et malgré la topicalité indubitable de la métaphore picturale, ces termes ne sont pas équivalents. Les domaines d'application par excellence de ‘description' et de ‘décrire' sont la représentation de différents types de lieux, de «choses» au sens d'événements complexes, du physique et du moral des personnages. Par contraste, les domaines de prédilection de ‘peinture', sont surtout, à côté du physique et du moral, les émotions passagères des personnages. De manière similaire, ‘peindre' est particulièrement courant lorsqu'il est question du physique, du moral et des émotions des personnages. Ces termes s'opposent également par les qualifications qu'ils reçoivent: tandis que les ‘descriptions' sont le plus souvent connotées de manière négative, puisqu'elles «n'amuseront pas tout le monde» ou sont «fatigantes» (Félicia 756 et 812), les ‘peintures' sont dites «frappantes» ou «tristes» (Paysan 2.87 CLXI et Amants 33 IX), ce qui souligne surtout l'effet émotionnel.

Dans certains cas, pour lesquels on peut supposer un emploi quelque peu réfléchi ou stratégique des deux verbes, on peut constater une différence révélatrice et caractéristique entre ‘peindre' et ‘décrire'. Dans Le Compère Mathieu de Dulaurens, ‘décrire' est utilisé pour la représentation d'un palais et des objets qui s'y trouvent, et la métaphore picturale est réservée à la description détaillée et animée d'une bataille (Mathieu 1.233-234). Dans Les Sacrifices de l'amour de Claude-Joseph Dorat, le Marquis*** rend compte de l'exécution d'un projet libertin au Chevalier de**. Il avait entrepris de séduire une femme en organisant savamment une soirée pendant laquelle les sens étaient l'un après l'autre stimulés: l'œil par le décor extravagant, l'ouïe par une agréable musique, enfin le goût par un dîner exquis. Lorsque dans son récit, il est arrivé au moment où il était temps de passer au boudoir, le marquis écrit: «J'aime bien mieux te peindre le triomphe, que de t'en décrire le lieu» (Sacrifices 69). On dit ‘décrire' pour le simple lieu, mais l'on emploie ‘peindre' pour l'événement essentiel, quoique cet événement ne soit figuré, dans le texte, que par une ellipse que remplit subtilement la notation d'une musique «animée, rapide, expressive». Une distinction semblable, quoique dans un contexte tout autre, se trouve dans L'Émigré de Sénac de Meilhan. Le président de Longueil, décrivant les ouvrages de sa bibliothèque, condamne la manière dont en France on a écrit l'histoire et il l'oppose à celle de Tacite: des «récits sans intérêt […], de «fades panégyriques et des compilations faites sans discernement» ne valent rien; le véritable historien doit «approfondi[r] la moralité de l'homme» et montrer ses relations aux «institutions civiles et religieuses» afin de «présenter le tableau de l'homme des divers siècles». Et le président de Longueil ajoute: «Si Tacite en peignant les Germains n'eût fait que décrire des armures bizarres, des costumes singuliers [...], le mérite même de son style ne soutiendrait pas l'ouvrage» (L'Émigré 262 LXXXVI). Dans ces deux derniers exemples, les termes ‘décrire' et ‘peindre' font le partage entre les deux manières d'écrire l'histoire: décrire l'apparence extérieure et superficielle ne suffit pas, il importe de peindre les Germains en tant qu'êtres moraux. La distinction entre ‘décrire' et ‘peindre' acquiert, dans ces deux derniers exemples, une certaine consistance et une profondeur presque idéologique: l'extérieur et le banal sont décrits, tandis que l'essentiel, le moral et l'extraordinaire sont peints. Sans que la question de l'évidence du discours soit ici concernée, ces deux exemples d'une rare conjonction des deux verbes suggèrent un partage des fonctions se recoupant avec celui que fait Buffon entre ‘décrire' et ‘peindre' dans son «De l'art d'écrire».

Un troisième terme pourrait faire concurrence à ‘peinture', celui de ‘tableau'. Bien qu'ils relèvent tous deux de la métaphore picturale, leurs significations et leurs champs d'application se distinguent nettement. Dans les romans étudiés ici, le terme ‘tableau' est employé notamment pour désigner des passages plus variés thématiquement et d'une plus grande extension que celle à laquelle le terme ‘peinture' renvoie généralement. La spécificité du terme ‘tableau' réside dans ce qu'il suppose, malgré cette ouverture, une unité, une cohérence, une délimitation. D'une part, on appelle ‘tableau' un passage qui présente de manière synthétique un objet complexe: l'exposé d'une existence humaine forme un tableau lorsqu'on en résume rapidement les grandes étapes; le portrait des principaux membres d'une ‘société' forme un tableau, lorsqu'on les envisage comme un groupe uni; un portrait moral est un tableau lorsqu'on décrit non pas un individu, mais un type de personnage. Ce premier sens n'implique qu'une relation abstraite du ‘tableau' verbal à la peinture: ce n'est pas l'aspect visuel de la peinture qui compte, mais plutôt le cadre d'un tableau et l'unité qu'il suppose. D'autre part, on appelle ‘tableau' un aspect de la réalité qui, lui aussi, se présente comme un ensemble cohérent et fermé: un paysage vu par un personnage et formant une unité compositionnelle, une scène domestique dans laquelle les personnages forment une constellation signifiante, ou l'ensemble des activités qui se déroulent en même temps dans un lieu, envisagées comme unité signifiante. De manière générale, ce genre de ‘tableau' est qualifié par des adjectifs exprimant l'effet émotionnel de la scène ou du tableau décrit.

En dernier lieu, la relation entre ‘description' ou ‘peinture' (et des verbes correspondants) et ‘récit' ou ‘narration' est également révélatrice de la façon dont les romanciers conçoivent l'écriture descriptive. On trouve à la fois des exemples de mise en équivalence de ‘description' et ‘narration' et des exemples de leur opposition. Parfois, et plutôt au début de la période étudiée ici, la description apparaît comme élément intégral quoique subordonné à la narration: dans un roman-mémoires publié en 1769, le narrateur Ambroise Gwinett écrit: «On me dispensera d'embellir mon récit de la description de cette effrayante tempête» (Mendiant 1.49). La description est explicitement envisagée comme un ornement du récit, en tant que figure que l'on peut ajouter ou non au récit pour «l'embellir». De plus, le référent de la ‘description' en question est une tempête, référent topique de la description dans une tradition rhétorique. Ces deux traits montrent bien que la description est ici envisagée dans une perspective rhétorique; elle ne s'oppose pas terme à terme à la narration, mais en est une composante subordonnée et facultative. Dans un roman publié en 1775, ‘peindre' et ‘conter' sont mis en équivalence. Félicia fait la connaissance du chevalier d'Aiglemont qui se met à lui raconter ses aventures galantes (lesquelles n'apparaissent cependant pas dans le texte). Félicia commente: «Entendre le chevalier raconter ses innombrables galanteries, n'était pas le moins amusant de mes passe-temps. Il lui était arrivé des aventures si plaisantes; il les contait avec tant d'agrément et de feu, que le plaisir de l'écouter ne manquait jamais de conduire à celui de réaliser ce qu'il savait si bien peindre» (Félicia 783). Conter des aventures ou les peindre, c'est presque la même chose, quoique «peindre» ne soit lié à «aventures»que par anaphore. Parfois, il y a même une réelle mise en équivalence ou confusion entre ‘description' et ‘récit'; c'est le cas dans un roman de Sade écrit pour l'essentiel vers la fin des années 1780, Aline et Valcour. Dans la bouche de Sarmiento parlant à Valcour, on trouve, exceptionnellement il est vrai, une telle mise en équivalence: «Mais reprenons: quel fruit recueilleras-tu de la description que tu me demandes, si tu en interromps sans cesse le récit?» (Aline 590 XXXV), formule qui impliquerait que l'on peut faire le récit d'une description.

Par contraste, on trouve un partage de fonctions plus moderne dans un roman publié vers la toute fin du XVIIIe siècle, L'Émigré de Sénac de Meilhan. Victorine de Loewenstein oppose les «peintures [...] outrées» que les romans contiennent aux «aventures» qu'ils «décrivent» (L'Émigré 48 VI). Vu la tendance générale de ‘peinture' à s'appliquer aux portraits physiques et moraux, on peut supposer que Victorine oppose ici la représentation des personnages (les «peintures») à la narration de l'intrigue (les «aventures»). Cependant, la terminologie qu'elle emploie, notamment le verbe ‘décrire', ne participe pas de cette opposition entre personnages et intrigue, puisque Victorine applique ‘décrire' aux «aventures». L'époque connaît bien une distinction qui correspond à l'opposition moderne entre la description et la narration, mais cette distinction ne se manifeste pas (encore) toujours clairement dans la terminologie. D'autres personnages du même roman emploient également les termes ‘peinture' et ‘récit' ou ‘description' et ‘récit' selon un partage moderne des fonctions. Le Marquis de Saint-Alban, commentant le compte rendu qu'il fait de ses voyages, écrit:

Je pourrais aussi, en parlant de l'Angleterre, rapporter la description des jardins célèbres, m'extasier sur la verdure britannique et copier, en parlant du Gouvernement, Lolme qui a copié Blackstone. Je bornerai le récit de mes voyages à un court résultat, que je me rappellerai toute ma vie avec un regret amer. (L'Émigré 84 X)

La description des jardins ou du «gouvernement» s'oppose clairement au récit des voyages. De même, Mlle Émilie, pour résumer son appréciation de ce même compte rendu des voyages du Marquis de Saint-Alban, écrit: «J'ai été frappée du ton de vérité qui règne dans le récit qu'il fait des événements, et la peinture de quelques personnages» (L'Émigré 87 XII). Dans ces deux cas, description ou peinture d'un côté, narration de l'autre s'opposent clairement dans les faits et dans la terminologie.


Conclusion


La division du champ de l'écriture et les différenciations internes de l'écriture descriptive recourent à un certain nombre de termes récurrents mais utilisés de façon différente à la fois par différents auteurs et dans des passages différents d'un même auteur. Cette confusion terminologique s'est installée, même à l'intérieur du domaine des belles-lettres, parce que la multiplication des termes et la différenciation interne du champ de l'écriture descriptive ne se sont pas déroulées de manière coordonnée. Or, si l'on fait abstraction des termes utilisés et si l'on simplifie quelque peu, il semble que la division tripartite du champ de l'écriture comportant une double notion de l'écriture descriptive puisse être considérée comme une sorte de dénominateur commun. Deux critères sont avant tout décisifs pour cette structuration du champ de l'écriture: la temporalité propre à l'objet du discours et la modalité de représentation. L'objet peut être pourvu d'une temporalité de l'instant ou de la succession; la modalité de représentation peut être soit simple, soit détaillée et douée d'évidence. Ainsi, l'époque étudiée connaît trois types d'écriture, dont deux liés historiquement à l'écriture descriptive:

  • Un type d'écriture portant sur des objets pourvus d'une temporalité de la succession ou de l'instant et répondant à une modalité de représentation détaillée et douée d'évidence; c'est la notion rhétorique de la description.

  • Un type d'écriture portant sur des objets pourvus d'une temporalité de l'instant ou dépourvus d'une temporalité propre et répondant à une modalité de représentation simple; c'est la notion moderne de la description.

  • Un type d'écriture portant sur des objets pourvus d'une temporalité de la succession et d'une modalité de représentation simple; c'est la narration.

Les limites et les différences entre ces trois notions et surtout entre les deux notions de l'écriture descriptive sont occultées par la terminologie historique. Le premier type de l'écriture descriptive, parce qu'il a une longue tradition sous le nom de l'ekphrasis, de la descriptio, de l'‘hypotypose' et du ‘tableau', se caractérise surtout par la multiplicité des termes qui le désignent; le second type de l'écriture descriptive, au contraire, en passe seulement d'être conceptualisé en tant que type de discours spécifique, est sous-représenté dans le discours théorique tout en se faisant une place importante dans les formes et le fonctionnement de la description romanesque. Tout au plus pourrait-on considérer qu'il est implicite dans les termes, plus spécifiques cependant, de ‘portrait' ou de ‘topographie'. L'analyse des discours théoriques de l'époque montre cependant que l'on ne fait nullement justice à la conception de l'écriture descriptive au XVIIIe siècle lorsqu'on la réduit à la description d'objets, de personnages et de lieux; il importe de ne pas exclure la représentation de situations, de scènes, de certaines suites d'événements envisagés dans leur ensemble, pourvu que cela se fasse sur le mode de l'animation, de l'évidence, du discours détaillé.

Cette situation particulière me paraît spécifique à l'époque étudiée: dans le roman du XVIIe siècle, le contraste entre description et narration ne devient pas structurellement prégnant ni n'engage la légitimité de la description. Les portraits, par exemple, sont le plus souvent placés, d'une part, au début du roman et avant même que la narration commence, et sont légitimes, d'autre part, à la fois comme ornement rhétorique et comme partie conventionnelle du roman. Dans le roman du XIXe siècle, la notion rhétorique fait place à la notion moderne de la description, dont l'opposition à la narration devient omniprésente, et la description n'a pas besoin d'une légitimité rhétorique, puisqu'elle fait partie intégrante du projet romantique puis réaliste du roman. Avec l'avènement du romantisme, au début du XIXe siècle, la relation étroite entre l'individu et la nature était parmi les préoccupations majeures des auteurs romantiques, qui accordaient donc une place de choix à la description. Par la suite, la description fournissait aux romanciers réalistes et naturalistes un des principaux moyens pour mettre en œuvre leur conviction que l'homme est déterminé dans ses actions, sa pensée et sa personnalité par l'époque et le milieu dans lesquels il évolue. Dans les deux cas, les descriptions longues et détaillées des personnages, de l'univers urbain ou rural dans lequel ils évoluent, des objets et des machines qu'ils manipulent, ne sont plus des corps étrangers potentiels dans le roman, mais y jouent un rôle central et programmatique.



Bibliographie [ad hoc]

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Buffat, Marc. «Sur la notion de description dans L'Encyclopédie», in Rhétorique Et Discours Critique. Paris: Presses de l'ENS, 1989.

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Stalnaker, Joanna. The Unfinished Enlightenment. Description in the Age of the Encyclopedia. Ithaca: Cornell Univ. Press, 2010.




[1] Buffon, «De l'art d'écrire», s.d./1992, p. 38-39.

[2] Reynaud, «Pour une théorie de la description au XVIIIe siècle», 1990.

[3] Buffat, «Sur la notion de description dans l'Encyclopédie», 1989.

[4] Lojkine, «Le problème de la description dans les Salons de Diderot», 2008, p. 53-56.

[5] Sauvage, «Récit, description, tableau, image», 2005, p. 44.

[6] Marmontel, Éléments de littérature, 1787/2005, p. 387 (article «Descriptif»).

[7] Lafon, «Sur la description dans le roman du XVIIIe siècle», 1982, p. 304.

[8] Frantz, L'esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, 1998, p. 7-40.

[9] Dumarsais, Traité des tropes, 1730/1977, p. 110.

[10] Adam, La description, 1993, p. 36.

[11] Voir Lessing, Laokoon, 1766/1990, p. 112 (chap.XIV).

[12] Caylus, Tableaux tirés de l'Iliade, de l'Odysée d'Homere et de l'Éneide de Virgile, 1757, p. ix.

[13] Ibid.

[14] Dieterle, Erzählte Bilder, 1988, p.16 (je traduis).

[15] Pour une lecture précise de l'article, voir Buffat, «Sur la notion de description dans l'Encyclopédie», 1989, et pour une analyse comparative des différents articles, Stalnaker, The Unfinished Enlightenment, 2010, p. 11-26.

[16] Encyclopédie, 1751-65/2010, t. IV, p. 878.

[17] Ibid., p. 879.

[18] Ibid.

[19] Ibid., t.XVI, p. 420.

[20] Ibid, t.VIII, p. 418 et 419.

[21] Ibid., t. XIII, p. 853.

[22] Ibid., t. XV, p. 804.

[23] Saint-Lambert, «Discours préliminaire» aux Saisons, 1769/1823, p. xi-xii.

[24] Buffon, «Premier discours» (1749), Œuvres, 2007, p. 45.

[25] Ibid., p. 45-46.

[26] Ibid., p. 46.

[27] Le discours de Daubenton est repris, dans une forme modifiée, dans l'Encyclopédie où il forme l'article «Description (Hist. nat.)». Denis Reynaud («Pour une théorie de la description au XVIIIe siècle», 1990, p. 348) affirme à juste titre que «les deux articles de Daubenton et de Mallet, côte à côte dans l'Encyclopédie, proposent des conceptions [de la description] qui sont plus qu'opposées: inconciliables».

[28] Daubenton, «De la description des animaux», 1753, p. 122.

[29] Ibid., p. 122-124.

[30] Buffon, «De l'art d'écrire», s.d./1992, p. 38-39; voir aussi son «Discours sur le style» de 1753, Œuvres, 2007, p. 427.

[31] Marmontel, Poétique française, 1763, vol. 1, p. 169. – Les textes de la Poétique française sont repris et parfois modifiés pour trouver place dans le Supplément Pancoucke de l'Encyclopédie (1776) puis dans les Éléments de littérature (1787) de Marmontel.

[32] Ibid., vol.2, p. 7.

[33] Ibid., vol.2, p. 7-8.



Christof Schöch

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Dernière mise à jour de cette page le 23 Février 2012 à 9h36.