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Autocommentaire et allocommentaire

par Florian Pennanech



Le présent texte est issu de: Florian Pennanech, Poétique de la critique littéraire, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 2019 (chap. II, «Référentiation», pp. 91-98: «Autocommentaire et allocommentaire»). Il est reproduit dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.





Dossier Commentaire






Autocommentaire et allocommentaire


On serait tenté de suggérer une première distinction entre l'autocommentaire et l'allocommentaire, autrement dit entre le commentaire où l'auteur est désigné à la première personne et celui où il est désigné à la troisième personne. Le genre de l'autocommentaire a été déjà relativement bien étudié, et pour cause: il s'agit du commentaire d'un «vrai» écrivain par lui-même, autrement dit une aubaine pour tous ceux qui présupposent (c'est leur droit le plus strict) que l'intention de l'auteur existe, qu'elle est connaissable, qu'elle est nécessairement pertinente, et même la plus pertinente de toutes. L'autocommentaire peut se situer soit avant l'écriture («Ce texte sera un roman qui parlera de…»), pour ceux qui ont besoin de s'autocommenter pour s'encourager, soit au moment de l'écriture, pour ceux qui ne cessent de s'autocommenter pour se corriger (processus dont il nous reste par exemple les carnets, les lettres, ou les «indications de régie» portées sur les manuscrits), soit après l'écriture, pour ceux qui aiment à s'autocommenter pour se justifier.


Pour l'autocommentaire, on distinguera encore l'autocommentaire appartenant au même texte (ou autocommentaire intratextuel: «Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur», «C'est ici un livre de bonne foi, lecteur», etc.) et l'autocommentaire présent dans un autre texte (autocommentaire extratextuel: Apostille au Nom de la Rose, Comment j'ai écrit certains de mes livres, etc.). On inclura dans cette catégorie tout ce qui relève de ce que Gérard Genette appelle dans Seuils l'épitexte auctorial, qui, comme de juste, tend souvent à se muer en péritexte — correspondance ajoutée dans l'édition de la Pléiade et ainsi de suite —, de sorte que la distinction entre autocommentaire intra- ou extra- est des plus précaires.


Puisque nous avons fait cette distinction pour l'autocommentaire (où l'auteur est le même que le commentateur), la logique nous commande de la faire pour l'allocommentaire (où l'auteur et le commentateur sont deux personnes différentes).


Il faut donc envisager l'allocommentaire appartenant à un autre texte (allocommentaire extratextuel: un autre que l'auteur commente son texte dans un autre texte, cas le plus anodin et dont il sera le plus souvent question ici), et enfin, dernière possibilité, le commentaire fait par un autre mais appartenant au texte qu'il commente (allocommentaire intratextuel donc). On voit ici, me dira-t-on, les limites de l'esprit combinatoire: comment une telle chose pourrait-elle être possible? La difficulté ici est, évidemment, qu'il est rare qu'un tiers s'invite dans un texte, que ce soit pour le commenter ou faire autre chose.


Une première solution consiste à envisager tous les cas où un texte met en scène la figure d'un critique qui vient le commenter. On peut penser par exemple aux personnages des trois docteurs Bartholoméus qui apparaissent dans La Mort qui fait le trottoir, variation de Montherlant sur le mythe de Don Juan, et qui viennent, conformément à ce que semble annoncer l'onomastique dont chacun appréciera pour lui le degré de subtilité, débiter sur le compte de Don Juan, et en sa présence, quelques sornettes dignes de Diafoirus, dans le vocabulaire supposé de Roland Barthes. Ici toutefois, les critiques ne font que commenter le personnage de Don Juan, et même le mythe de Don Juan, bien plus que la pièce elle-même, de sorte que, dans ce cas comme dans tous les cas apparentés, il ne s'agit pas vraiment d'un commentaire du texte.


Plus proches de ce que nous cherchons me semblent être toutes les «intrusions d'auteur», où l'auteur se met lui-même en scène aux prises avec un critique auquel il prête une petite prosopopée, comme Marivaux dans Pharsamon: «Voici, dira quelque critique, une aventure qui sent le grand: vous vous éloignez du goût de votre sujet; c'est du comique qu'il nous faut, et ceci n'en promet point.» Les anticipations bien connues des commentaires du lecteur dans Jacques le fataliste ou dans les récits stendhaliens relèvent, quoique moins explicitement, de la même configuration, de la même mise en scène de ce que Randa Sabry, dans Stratégies discursives (dont je m'inspire ici, en particulier du troisième chapitre), appelle fort à propos le «critique intratextuel». L'intervention de celui-ci peut être limitée à une simple remarque au style indirect, voire narrativisée, comme dans le Roman comique:

Il portait sur ses épaules une basse de viole et, parce qu'il se courbait un peu en marchant, on l'eût pris de loin pour une grosse Tortue qui marchait sur les jambes de derrière. Quelque Critique murmurera de la comparaison, à cause du peu de proportion qu'il y a d'une Tortue à un homme, mais j'entends parler de grandes Tortues qui se trouvent dans les Indes, et, de plus, je me sers de ma seule autorité.

Elle peut à l'inverse se développer au style direct, voire atteindre la forme d'un long dialogue en forme de controverse, comme on en rencontre tout particulièrement dans Pharsamon. Dans les deux cas, toutefois, il faut admettre qu'il ne s'agit pas vraiment d'un allocommentaire puisque le discours du critique, qu'il soit personnage forgé par le dramaturge ou bien interlocuteur fictif imaginé par le romancier, est toujours en réalité un discours de l'auteur et obéit le plus souvent à une rhétorique destinée à faire valoir celui-ci en caricaturant celui-là. On parlera ici de pseudo-allocommentaire.


Par quoi j'en reviens à ma question: est-il possible de concevoir un véritable commentaire effectué par autrui à l'intérieur d'un texte? À vrai dire, c'est même la question de la présence d'autrui à l'intérieur d'un texte qui semble problématique. Il existe en réalité un cas: celui de l'interpolation, quand un copiste facétieux, malveillant ou négligent, ajoute un morceau de texte, quelques mots ou un paragraphe, dans le texte d'un autre; ces quelques mots ne sont pas forcément un commentaire, c'est même plutôt rare, mais c'est imaginable. J'aurais beaucoup à dire sur cet objet critique, mais pour l'heure je me contenterai de noter qu'une interpolation métatextuelle remplirait assez bien la dernière case du tableau, celle de l'allocommentaire intratextuel. Mais une nouvelle difficulté se présente, puisqu'en général le copiste, pour passer inaperçu, a tendance à laisser une interpolation discrète, de préférence une continuation homodiégétique, plutôt qu'un commentaire dont le caractère métaleptique dénoncerait trop vite la nature étrangère.


J'en trouve cependant un exemple dans les manuscrits du roman Le Rêve dans le pavillon rouge (Hongloumeng) de Cao Xueqin, qui a la particularité d'avoir été annoté, semble-t-il, alors même qu'il n'était pas achevé et circulait sous forme manuscrite, par Zhiyanzhai, nom d'un commentateur assez énigmatique que l'on a tendance à considérer comme le pseudonyme de plusieurs commentateurs plus ou moins proches de l'auteur. Ce nom (littéralement: pierre à encre vermillon) renvoie au fait qu'il écrivait ses annotations à l'encre rouge. Le commentaire occupait une place si importante que les manuscrits circulaient sous le nom de Mémoires de la Pierre, nouveaux commentaires de Zhiyanzhai, de sorte que le commentaire était lui-même repris, recopié, faisant l'objet d'une attention et d'un respect traditionnellement réservés au texte.


Il existait aussi des annotations à l'encre noire dans ces manuscrits, faute de quoi on ne comprendrait pas bien comment il a pu se trouver que, selon les dires des spécialistes actuels de l'étude de ce roman, qu'on appelle la «rougeologie», certains des commentaires aient été intégrés «abusivement» dans le corps du texte. En effet, les commentaires portés sur les manuscrits pouvaient se trouver en tête ou en fin de chapitre, dans les marges, entre deux colonnes ou bien en double ligne, c'est-à-dire en deux lignes verticales de caractères plus petits que le corps du texte. Or, les copistes (toujours eux) eurent parfois tendance à écrire ces commentaires sur une seule ligne, sur la même colonne que le texte, sans prêter grande attention à la différence de taille de caractères.


Parfois, heureusement, il existait une marque méta- métatextuelle, le caractère pi, qui désignait spécifiquement la présence d'un commentaire. Mais ce qui devait arriver arriva: la marque fut occasionnellement oubliée, la typographie indifférenciée, et des commentaires furent incorporés au texte. Il arriva également l'inverse: d'autres copistes, percevant (c'est-à-dire inventant) une difficulté, tâchèrent de rectifier l'erreur ainsi commise par quelque prédécesseur, en re-métatextualisant ce qu'ils avaient identifié comme un commentaire indûment textualisé; ce faisant, ils prirent aussi dans leur filet une partie du texte originel pour le mettre en commentaire, métatextualisant de la sorte ce qui n'était que du texte et aurait dû le rester. Je ne sais s'il existe dans la bibliothèque oulipienne un jeu qui consisterait ainsi à translater en note de bas de page certains passages d'un texte, ou au contraire à intégrer au texte les notes de telle ou telle édition, mais il est certain que ce genre d'opérations, qui pour les philologues sont autant de bévues, sont pour les poéticiens autant de nouveaux dispositifs d'écriture.


Ces manuscrits nous servent donc ici d'exemple à deux titres: d'une part, la relation qui s'instaure entre texte et métatexte, et le passage toujours possible de l'un à l'autre, autrement dit la façon dont un métatexte peut se textualiser, un texte se métatextualiser; d'autre part, la façon dont les rougeologues s'efforcent de séparer le bon grain du texte de l'ivraie du commentateur, en décidant ce qui est ou n'est pas un commentaire abusivement incorporé au texte. L'originalité de cet exemple est que l'auteur du texte interpolé, qui est habituellement un être de fiction sans identité précise (le copiste anonyme dans le récit du philologue décryptant un manuscrit), est ici clairement identifié comme le commentateur, et que son interpolation est considérée comme digne d'intérêt et à conserver, à condition de changer son statut, en la métatextualisant.


Ces critères sont du plus grand intérêt puisqu'ils nous permettent de comprendre ce qu'un lecteur, et non un poéticien, identifie spontanément comme marques formelles du commentaire — étant entendu que, pour nous, tout énoncé est, en droit, métatextualisable. Notons cependant d'emblée que la «preuve» ultime autorisant la métatextualisation réside aux yeux des rougeologues dans la comparaison des manuscrits, avec l'application du principe philologique sinon démocratique selon lequel la meilleure leçon est celle qui est la plus représentée. La «preuve externe» l'emportera ainsi toujours sur la «preuve interne», l'autorité des faits scientifiques sur la présomption née des conjectures herméneutiques. La marque formelle la plus importante permettant d'identifier le commentaire est tout simplement le fait que le passage en question désigne le texte, prédique une propriété (illogique, comique…) au lieu de le prolonger: la métalepse est alors la marque de l'interpolation ou, pour mieux dire, le rougeologue opère une dissociation par métaleptisation.


À l'inverse, il n'existe pas de marque formelle précise pour identifier un commentaire qui aurait été à l'origine un texte, parce que le texte peut en lui-même présenter des formes qui sont celles du commentaire. Dans le quatrième récit, un manuscrit a ainsi fait figurer sous forme de commentaire écrit à l'encre rouge ce qui était, semble-t-il, un ensemble de quatre notes en petits caractères et doubles lignes du texte lui-même, concernant la généalogie de quatre familles (dans l'édition de la Pléiade, les traducteurs ont choisi de faire figurer ces informations dans le corps du texte, entre parenthèses). De même, à trois reprises, un autre manuscrit transforme en commentaire ce qui était censé être des réflexions du narrateur, qui n'est autre que la pierre du premier titre (Mémoires de la pierre): il y a donc dans le texte un phénomène de décrochage énonciatif, par lequel la pierre propose ses propres «commentaires» sur l'action, qui sont identifiés comme des «commentaires» sur le texte, d'autant plus que le statut de narrateur hétérodiégétique de la pierre n'est pas toujours très clair selon les manuscrits. On s'expliquera, à chaque fois, la méprise du copiste, le texte portant les marques formelles du métatexte, mais réciproquement ces marques formelles ne pourront pas servir à fonder une «preuve interne» pour l'éditeur moderne. Qu'on songe qu'un simple changement de couleur suffit à métatextualiser…


L'essentiel, je crois, est qu'aujourd'hui encore, et sans doute à jamais, plusieurs passages sont considérés comme douteux, et que, sans vouloir décourager les bonnes volontés philologiques, il est même probable que bien des métatextes textualisés, et bien des textes métatextualisés, passent encore inaperçus. De fait, si tout texte est métatextualisable, tout métatexte est textualisable, le jeu de va-et-vient codicologique entre copistes se corrigeant les uns les autres est potentiellement infini, du fait qu'il n'y a pas de marques formelles indiscutables du métatexte. Comme tout découpage d'un texte, la métatextualisation relève d'une norme qu'on est en droit ou pas de faire sienne, et qui fonctionne d'abord, pour le poéticien, comme un protocole d'écriture du texte critique.



Florian Pennanech, 2019
Mis en ligne dans l'Atelier de Fabula en mai 2019.


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Dernière mise à jour de cette page le 21 Mai 2019 à 12h28.