Atelier

Parcours d'une oeuvre/Anthropologie historique des poétiques grecques

Un entretien avec Claude Calame réalisé par Annick Louis.

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Claude Calame est Directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et membre du Centre Louis Gernet de recherches comparées sur les sociétés anciennes, fondé par Jean-Pierre Vernant en 1964. Après avoir été professeur de langue et littérature grecques à Lausanne, Claude Calame s'est orienté vers ce qu'on peut décrire comme une «anthropologie historique des poétiques grecques», une des approches qui ont contribué au renouvellement de l'étude de la culture classique.


Parmi ses principales publications, se trouvent Mythe et histoire dans l'Antiquité grecque, Lausanne, Payot, 1996; Thésée et l'imaginaire athénien, Lausanne, Payot, 1996 (2e éd.); Le Récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000 (2e éd.); L'Eros dans la Grèce ancienne, Paris, Belin, 2002 (2e éd.); Poétique des mythes dans la Grèce antique, Paris, Hachette, 2000; Masques d'autorité : Fiction et pragmatique dans la poétique grecque antique, coll. L'âne d'or, Paris, Les Belles Lettres, 2005 et Pratiques poétiques de la mémoire, Paris, La Découverte, 2006. Poétiques comparées des mythes. De l'Antiquité à la Modernité, Lausanne, Editions Payot, 2003, publication sous la direction d'Ute Heidman, réunit une série d'articles en hommage au travail réalisé par Claude Calame à l'Université de Lausanne.



Anthropologie historique des poétiques grecques


Méthodologie et interdisciplinarité

AL: Je voudrais qu'on commence par évoquer votre méthode de travail. On peut dire qu'au centre de vos travaux se trouvent les productions discursives, mais vous abordez le texte littéraire à partir d'une interdisciplinarité particulièrement stimulante, que vous décrivez vous-même comme une «anthropologie des pratiques poétiques», et qui s'inscrit, au départ au moins, dans la lignée des travaux de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet. Les principes qui constituent cette démarche sont très particuliers, et s'expliquent, en partie, par votre formation, et en partie par les étapes de votre parcours personnel.

CC: S'il s'agit de tracer brièvement les étapes d'une généalogie intellectuelle, l'arkhé, le début serait sans doute à situer à l'Université d'Urbino. À partir de la solide formation philologique reçue à Lausanne dans un esprit de calvinisme ouvert, le séjour urbinate à la faveur d'une première bourse d'études puis d'un enseignement comme chargé de cours a été déterminant. L'immersion dans une autre culture universitaire, la confrontation avec un autre système de conventions quant au déploiement des rapports humains (à l'Université comme à l'extérieur), la découverte d'une société rurale traditionnelle encore très active m'ont fait comprendre que l'approche de la Grèce antique et de ses manifestations culturelles ne saurait être ni directe, ni uniquement érudite. C'est par ce biais de l'expérience de vie que s'est imposé à moi la nécessité d'une perspective d'ordre anthropologique. Qu'il s'agisse d'une communauté distante dans l'espace ou d'une société éloignée dans le temps, l'anthropologie culturelle et sociale exige d'adopter, en particulier à l'égard des manifestations poétiques et musicales d'une autre culture, un point de vue multiple; il doit être sensible autant à une pragmatique rituelle qui renvoie à des institutions sociales et religieuses qu'à une série de représentations partagées qui structurent et modèlent la substance sémantique de ces manifestations.

Parti du «triangle urbinate» «poeta – committente– uditorio» élaboré par Bruno Gentili pour expliquer la spécificité des différents genres de la poésie grecque considérée comme «lyrique», convaincu de la nécessité de replacer dans leur contexte d'exécution rituelle et de référer à une conjoncture culturelle et historique particulières des poèmes présentant une relation forte avec le hic et nunc de leur performance chantée, je me suis intéressé à des compositions méliques destinées à des groupes choraux de jeunes filles dans la Sparte de l'époque archaïque. Le triangle est donc devenu le rectangle «poète (avec sa «fonction-auteur») – exécutant (groupe choral) – commettant (communauté sociale) – public (acteurs du rituel)», et autant le langage érotique que les jeux métaphoriques permettant de vanter les qualités de beauté de ces jeunes filles m'ont conduit à un système éducatif à la maturité féminine qui tient du rite d'initiation tribale, en relation avec le double culte rendu à Hélène à Sparte, comme jeune fille et comme épouse adulte. Aussi développée dans la Sparte du VIe siècle que dans l'Athènes classique, la «song culture» grecque s'avérait relever non seulement d'un poétique à envisager en termes anthropologiques, mais aussi d'une histoire sociale des institutions politiques et religieuses.

Ce n'est qu'à la suite de ce premier parcours inspiré par l'anthropologie des rites de l'initiation tribale et par des travaux de sémantique lexicale et poétique menés à l'Université de Hambourg que me sont apparus des convergences avec la psychologie historique introduite pour la Grèce ancienne par Jean-Pierre Vernant et avec l'histoire des institutions et des représentations telle que la proposait Pierre Vidal-Naquet. C'est par ce biais aussi que j'ai rencontré Marcel Detienne avec des réflexions sur les divinités et les récits de l'intelligence artisane grecque dont l'approche était inspirée par Claude Lévi-Strauss.

AL: Interdisciplinarité veut aussi dire appartenance à plusieurs équipes ou groupes de recherche; dans votre cas, en plus, chacune de ces équipes était interdisciplinaire. L'appartenance à différents groupes a enrichi votre travail, ce qui met en valeur l'importance de l'échange dans la constitution du travail de recherche. Il s'agit, de plus, d'une interdisciplinarité qui évite les dangers de l'éclecticisme, qui est malheureusement devenu assez courant dans les sciences humaines.

CC: Qui dit anthropologie historique (de l'Antiquité gréco-romaine) dit non seulement comparatisme – comme nous allons le voir ­­– mais aussi travail interdisciplinaire. En ce qui concerne mon propre parcours d'helléniste, j'ai eu la chance et le privilège de pouvoir travailler en collaboration, sous des formes chaque fois différentes, avec des spécialistes des différentes disciplines et approches convoquées dans mon travail «de terrain»; il correspond en l'occurrence à plusieurs enquêtes sur des formes de discours destinés à une performance orale, mais qui nous sont parvenues, au travers d'une longue tradition de l'écriture, en tant que textes. À commencer par l'anthropologie culturelle et sociale dans sa perspective critique, sensible à nos propres procédures de schématisation et de mise en discours des savoirs et des manifestations symboliques indigènes: l'acronyme «Patomipala» renvoie à ce groupe de recherche réunissant des anthropologues et épistémologues des Universités de Pavie, Turin, Milan, Paris 5 et Lausanne qui a travaillé dès le début des années quatre-vingt-dix sur le discours anthropologique pour aboutir, après l'organisation de plusieurs colloques et la publication de trois volumes collectifs, à une recherche commune sur la notion d'«anthropopoiésis», de construction culturelle de l'homme (cf. F. Affergan, S. Borutti, C. Calame, U. Fabietti, M. Kilani, F. Remotti, Figures de l'humain. Les représentations de l'anthropologie, Paris (Editions de l'EHESS) 2003); ma propre contribution s'est focalisée sur les pratiques initiatiques déjà évoquées par historiens et philosophes grecs.

Du côté des pratiques rituelles et religieuses en comparaison a aussi été déterminante la création à l'Université de Lausanne du Département interfacultaire d'histoire et des sciences des religions (un DIHSR que j'ai dirigé quelques années), d'emblée convoité par les théologiens protestants impatients de réduire la diversité des religions à la religion...; en régime polythéiste, les pratiques poétiques ne s'expliquent que dans et par les relations cultuelles avec les héros et les dieux. De plus, pour les approches compréhensives des textes poétiques grecs dans leurs implications sémantiques et dans leur pragmatique, j'ai largement bénéficié de mon intégration dans le groupe de recherche sur la poétique hellène regroupant les enseignant-es et les doctorant-es des Universités de Cornell, Harvard, Lille 3, Lausanne, Princeton et désormais l'EHESS à Paris. Enfin, dès ma nomination à l'Université de Lausanne en 1984, j'ai animé avec plusieurs collègues historiens ou spécialistes d'autres littératures un «séminaire interdisciplinaire», embryon d'une école doctorale avant la lettre où nous avons abordé successivement, en dialogue interactif, les thèmes de la représentation de l'espace, du sujet d'énonciation, de la construction de la référence, de la relecture de la rhétorique classique, de l'anthropologie du mythe entre exotisme et relativisme, du voir et du savoir, de la construction du «gender», du temps discursif et de la mémoire, de la fiction et de la connaissance, etc.

Cette réflexion méthodologique et ce travail critique sur la culture grecque à travers l'interaction interdisciplinaire par la comparaison, je les poursuis actuellement au sein du séminaire «Antiquité au Présent» que j'anime avec Florence Dupont à l'Université de Paris 7 et dans le cadre du GDR d'ethnopoétique qu'elle a créé récemment autour des formes et manifestations de poésie musicale en performance dans différentes communautés culturelles.

AL: Jean-Michel Adam présente précisément Poétiques comparées des mythes. De l'Antiquité à la Modernité comme un bilan du travail que vous avez réalisé dans votre séminaire de recherche interdisciplinaire à Lausanne à partir de l'année 2000. Ce volume met en relief le caractère interdisciplinaire mais également l'importance du travail collectif, une dimension de la recherche souvent laissée de côté, peut-être à cause de cette tendance à l'individualisme intellectuel et de l'hyperspécialisation que vous évoquez dans «Les sciences de l'antiquité». La méthode proposée est celle d'un comparatisme renouvelé, qui doit être à la fois un comparatisme intellectuel, érudit et de terrain, décrit aussi comme une méthode de traduction transculturelle; il se focalise sur les représentations des autres ainsi que sur les nôtres. Trois questions par rapport à ceci. La première concerne le comparatisme traditionnel qui souvent repose sur le présupposé que l'étude de la circulation, de la prégnance et/ou de la littérarisation des mythes gréco-latins en occident constitue en elle-même une approche comparatiste. Le caractère novateur par rapport au comparatisme traditionnel de votre méthode vient-il du fait qu'il intervient aussi en amont, sur le discours et la méthodologie du critique, constituant un cadre épistémologique nouveau? Reste la question du destin d'une telle méthode, à une époque où les institutions et l'appareil éditorial semblent réticents à opérer les changements nécessaires à l'incorporation des travaux qui vont dans cette direction.

CC: À partir d'une réflexion sur la notion anthropologique moderne du «mythe» et sur ses éventuels équivalents indigènes dans une culture dont on a cru pouvoir tirer sa dénomination pour en faire une catégorie universelle, j'ai constaté d'une part que mûthos en grec classique

n'a pas le sens de «mythe», d'autre part que les récits que nous appelons mythes grecs correspondent en fait à des résumés de mythographes; ces récits portant sur ce que les cités grecques concevaient comme leurs palaiá ou leurs arkhaîa (c'est-à-dire leur histoire du temps de dieux et des héros) n'existent que dans les formes poétiques (poèmes homériques, hymnes, tragédies, iconographie, etc.) qui leur assurent une pragmatique; ce sont donc leur poéticité et leur performance musicale et rituelle qui leur confèrent une efficacité symbolique et sociale dans une conjoncture historique et culturelle donnée. Ma perspective se trouve ainsi diamétralement opposée à celle de Lévi-Strauss qui – on s'en souvent bien – affirmait qu'en contraste avec la poésie, «la valeur du mythe comme mythe persiste en dépit de la pire traduction» et que , dans la mesure où il peut être réduit à l'«histoire» (racontée), «un mythe est perçu comme mythe par tout lecteur, dans le monde entier» (Anthropologie structurale, Paris (Plon) 1958, p. 232)!

La question de la définition du «mythe» et de la pertinence du concept me confrontait donc à un problème anthropologique de base: celui de la congruence entre nos inévitables concepts opératoires et les catégories indigènes, entre les catégories «étiques» et les notions «émiques»; avec cette double nuance qu'il y a aussi un etic indigène et que l'emic et l'etic exotiques ne peuvent être perçus et conceptualisés que par le biais de nos propres catégories qui sont toujours des catégories semi-figurées (et vite dépassées: «tabou», «mana», «talisman», «totem»...). Cela signifie que les unes et les autres sont relatives et qu'il faut se garder de les naturaliser en leur accordant une valeur universelle; mais cela signifie aussi que leur usage dans nos études savantes, dans nos tentatives de rapatrier et d'actualiser les pratiques symboliques et les savoirs indigènes, au-delà de la distance temporelle ou spatiale, est toujours orienté, notamment par le biais de nos positions énonciatives. J'ai conduit le même travail critique analogue à propos des concepts de «rite d'initiation» ou, actuellement, de «poésie lyrique». De là la nécessité de concevoir le travail anthropologique comme celui d'une traduction transculturelle (relative) et d'adopter une perspective sans cesse critique à l'égard de nos pratiques érudites (c'est ce que j'ai tenté de montrer dans «Interprétation et traduction des cultures. Les catégories de la pensée et du discours anthropologiques», L'Homme (Paris) 163, 2002: 51-78).

Par ailleurs, l'approche d'une culture qui nous est par définition étrangère et distante ne peut être que comparative: la comparaison est inscrite dans les fondements de l'anthropologie, autant dans sa dimension synchronique que dans sa perspective historique; l'enquête d'un précurseur tel le Père jésuite Joseph-François Lafitau y trouve d'emblée sa légitimation: Moeurs des sauvages amériquains comparées aux moeurs des premiers temps, Paris (Saugrain & Hochereau) 1724. Pour réduire et rendre compte de l'étrangeté de l'exotique, la démarche comparative se fonde sur l'analogie; mais par le biais de l'analogie, elle identifie les spécificités propres à chaque culture. C'est dans la mesure où elle est contrastive et par conséquent différentielle que la comparaison est explicative et productive. Il ne s'agit pas uniquement de ramener l'inconnu au connu, mais surtout de faire apparaître ce dont la signification échappe. Si les termes de la relation anthropologique sont asymétriques, de manière constitutive (il n'y a pas d'illusion à entretenir de ce point de vue), si l'interaction anthropologique dans la traduction des cultures s'opère toujours au bénéfice de l'intérêt académique, la comparaison différentielle est susceptible de rendre justice aux significations indigènes dans l'effort de traduction transculturelle.

De là la proposition, du point de vue de la méthode, de ce que j'ai appelé le «triangle comparatif»: comparandum, comparatum et comparans! La manifestation culturelle à comparer, la manifestation qui sert de terme de comparaison et l'opérateur de la comparaison, avec son regard décentré et qui prend forcément position, si possible de manière critique, dans le discours anthropologique qu'il produit pour le relativiser (cf. «L'histoire comparée des religions et la construction d'objets différenciés: entre polythéisme gréco-romain et protestantisme allemand», in M. Burger & C. Calame (edd.), Comparer les comparatismes. Perspectives sur l'histoire et les sciences des religions, Paris – Milan (Edidit – Arché) 2006: 209-235).

Rapports corpus théorie

AL: Il ressort de vos travaux que le corpus grec classique est un terrain privilégié pour la réflexion sur les questions théoriques qui intéressent le plus la critique contemporaine - de la notion d'auteur à celle des rapports entre récit factuel et récit fictif, en passant par la réflexion sur le genre. À la lecture de vos écrits on a souvent l'impression que beaucoup de points d'aboutissement de la théorie contemporaine semblent être des évidences à la lumière des textes classiques. Tout cela amène à se demander quelles sont les traits spécifiques de ces œuvres qui déterminent ce statut privilégié. Et aussi, inversement, à se demander quelle place occupent les lettres classiques dans la réflexion théorique et narratologique contemporaine.

CC: Dans l'article que je viens de citer, j'ai précisément tenté de montrer les étranges affinités qui associent souvent la méthode aux caractères particuliers du corpus dont elle permet d'expliciter spécificités et effets de sens. En histoire des religions polythéistes et singulièrement en histoire de la religion grecque, on est par exemple frappé par les correspondances entre les recommandations méthodologiques formulées par Georges Dumézil (et reprises par Vernant et par Detienne avec bonheur pour le polythéisme grec) et le fonctionnement pratique de la «société des dieux»: d'une part la distinction nécessaire entre les caractères, les modes d'action et les lieux et champs d'intervention de figures divines qui agissent selon des modalités différenciées dans le même domaine et les mêmes circonstances de la communauté des mortels; d'autre part, dans la Théogonie d'Hésiode par exemple (considéré par Aristote comme le «théologien» des Grecs avec Orphée), la définition par le biais du récit généalogique de l'attribution à chaque divinité de l'Olympe de timaí, d'«honneurs» spécifiques qui en définissent précisément les modes d'intervention. Ce qui permettait à Vernant d'affirmer, dans sa leçon inaugurale au Collège de France: «Les structures du panthéon sont l'objet de la recherche, non les divinités isolées. Leur diversité ouvre d'autant plus largement l'éventail des comparaisons possibles que chacune d'elle se situe et opères à plusieurs niveaux».

La définition de l'approche est en quelque sorte sollicitée et en partie déterminée par l'objet (qui est par ailleurs toujours un objet construit, ne serait-ce que par la nécessaire délimitation du corpus). En ce qui concerne mes recherches sur la mythologie grecque, il est par exemple remarquable qu'avec l'aide de Paul Ricœur j'ai retrouvé dans la Poétique d'Aristote le sens d'«intrigue» (narrative) attribué très spécifiquement dans ce traité à mûthos. On trouve ainsi dans ce traité d'art poétique à la fois historique, descriptif et normatif une incitation à une utilisation, dans l'analyse comparée des différentes versions d'une même intrigue «mythique», des outils forgés dans le cadre de la narratologie (en ce qui me concerne le «schéma canonique» de la narration tel qu'il a été élaboré par Algirdas J. Greimas). Se laisser inspirer par l'affinité entre proposition ancienne et approche moderne est sans doute d'autant plus légitime que la Poétique d'Aristote est entièrement centrée sur les aspects narratifs de l'épopée homérique et de la tragédie; elle laisse délibérément de côté tomber tout ce qui concerne la performance musicale et les circonstances rituelles. Pensez aussi à l'usage, explicitement inspiré d'Aristote, que fait précisément Ricœur de la notion de mímesis, dans le premier volume des recherches qu'il consacre à Temps et récit (Paris, Seuil, 1983); c'est ce qui lui permet de mettre en place, dans la recherche du tiers-temps articulant temps psychologique et temps physique ou cosmique, les trois phases de la constitution du temps historique dans sa composante narrative: préfiguration, configuration, refiguration; ce qu'il appelle mimésis I, II et III! Avec cet effet que la question de l'énonciation est éludée et, avec elle, celle de la pragmatique (qui n'est qu'en partie reprise dans Soi-même comme un autre (Paris, Seuil, 1990).

Mais en ce qui me concerne, la source d'inspiration constante que je trouve dans les textes grecs pour une approche contemporaine, correspond à la poétique qui est inscrite dans les formes discursives hellènes elles-mêmes, à cette poétique pratique intégrée qui est d'une extraordinaire richesse. Songeons par exemple aux images de l'attelage ou du navire qui marquent souvent les introductions aux poèmes de Pindare; par métaphore interposées, elles renvoient non seulement au travail technique du poète qui, sans soute inspiré par la Muse, se conçoit néanmoins comme un habile artisan, mais aussi au mouvement dont ces constructions savantes sont animées dans la performance rituelle et musicale elle-même. La métaphore poétique elle-même dépend d'une pragmatique!

AL: Vous abordez dans vos travaux le corpus classique à partir d'une démarche théorique et anthropologique renouvelée par des travaux récents des spécialistes. On peut dire que vous traitez ce corpus comme on traiterait un corpus littéraire et scientifique moderne. Cependant, l'état matériel des œuvres antiques est tout autre; nous ne disposons, pour ainsi dire, que de restes, de bribes et de partialités textuelles. Comme vous le rappelez dans Masques d'autorité, il ne faut pas négliger non plus l'aspect graphique, la forme visuelle dont ces textes se présentent. On ne peut comparer le corpus que nous avons de tragédies grecques à celui de la tragédie française du XVIIe siècle, étant données les spécificités qu'apporte le corpus ancien.

CC: D'une part l'approche anthropologique proposée doit permettre de restituer, par comparaison, quelques-unes des dimensions significatives qui nous manquent pour comprendre en termes indigènes des manifestations poétiques et musicales qui nous sont parvenues en tant que simples textes, et des textes aussi lacunaires que fragmentaires: sept tragédies complètes de Sophocle sur la centaine qu'il a composées et mises en scène, quelques poèmes fragmentaires de Sappho pour une œuvre qui dès l'époque alexandrine avait été consignée dans sept rouleaux de papyrus ou livres. Le texte grec n'est que le résultat de la transcription par un système de notation graphique d'une parole orale dont les dimensions musicale, rythmique, chorégraphique ainsi que les circonstances d'énonciation rituelles, sans parler de ses effets émotionnels, esthétiques et pratiques, nous échappent. D'autre part, sa constitution en texte dès l'époque hellénistique implique qu'il s'inscrit dans une longue tradition, marquée par différentes pratiques de l'écriture et de la lecture érudite. La pratique philologique de l'établissement du texte et du commentaire qu'elle exige nous confronte à l'étrange capacité de ces simples traces écrites d'un émission verbale à produire du sens.

Il serait évidemment vain de prétendre restituer ce sens du «texte» en une illusoire authenticité originaire en parcourant, dans une sorte d'anamnèse philologique et sémantique, toutes les phases de développement qu'il a connues dans ses lectures et interprétation successives. C'est pourtant ce que propose par exemple Jean Bollack dans une «philologie critique» qui est si textuelle qu'en ce qui concerne la tragédie ou Empédocle elle se montre incapable de prendre en compte la dimension métrique des textes poétiques grecs, élément pourtant essentiel de leur pragmatique. Ce rythme musical et chorégraphique trouve pourtant un reflet textuel, graphique et visuel dans ce que l'on appelle la «colométrie», c'est-à-dire la disposition des périodes et de leurs membres rythmiques sur le support de papyrus.

De cette nécessité philologique de sortir de l'immanence du texte sans réduire l'extra-textuel à l'intention d'un auteur singulier travaillant sur une tradition (considérée comme littéraire) j'ai fait l'expérience en éditant et commentant les fragments du poète spartiate Alcman; les quelques restes textuels de ses poèmes parthénées ont constitué le corpus de mon travail de thèse sur les pratiques initiatiques réservées aux jeunes filles dans l'exercice de la poésie chorale, entre mythe et rituel. Avec l'effondrement de la philologie allemande partagée entre idéalisme et positivisme, nos regards doivent désormais se porter vers les travaux d'édition et de commentaire qui sont menés à bien en Italie ou en Grande-Bretagne. Il n'a pas de «lettre» du texte grec, tant il est vrai que tout écrit renvoie en Grèce classique à une forme d'oralité, de performance orale. Si je ne partage pas forcément son concept d'«insignifiance tragique», je dirais néanmoins volontiers avec Florence Dupont qu'il n'y a pas de «littérature» grecque.

La question homérique

AL: Plusieurs de vos derniers comptes-rendus, assez polémiques par moments, parus dans L'Homme. Revue française d'anthropologie reviennent sur le récit homérique, qui est le grand absent dans Masques d'autorité et Pratiques poétiques de la mémoire, même si vous y revenez constamment sous forme de référence. Je pense bien entendu à «Ulysse, un héros proto-colonial? Un aspect de la question homérique» (paru dans le numéro 164, 2002: 145-154) et «L'Odyssée entre fiction poétique et manuel d'instructions nautiques. Un autre aspect de la question homérique» (fascicule 181, 2007: 151-172), qui reviennent, sous des angles différents, tous deux sur le rapport entre le récit et l'espace. Cela intervient au moment où la question homérique est redevenue un sujet de débat, après les nouvelles fouilles réalisées sur les traces de Schliemann à Troie, et les controverses qui ont suivi à propos de la réalité historique de la guerre de Troie et ses séquelles. Vous rappelez également que dans l'antiquité, cette question avait déjà été l'objet d'un débat, dont le témoignage nous est parvenu en partie à travers Strabon. Vous marquez le fait que les questions essentielles restent celle de l'historicité d'un événement au passé héroïque et celle de l'adéquation du cadre spatial de l'intrigue épique à une réalité géographique. Le périple d'Ulysse est aujourd'hui perçu comme un parcours à travers les représentations des confins habités, une description qui pour nous rappelle celles de Marco Polo. Mais on ne peut s'empêcher de se demander d'où vient cette fascination qui continue à exercer sur notre culture la discussion autour du statut du texte homérique.

CC: Pourquoi en effet suis-je parvenu naguère, en tant que prof. de lycées, à provoquer auprès de quelques élèves curieux une vocation de jeunes hellénistes convaincus par la simple lecture de «mythes» grecs ou, plus exactement, de récits mettant en scène des héros de l'Iliade et de l'Odyssée aux prises avec les dieux du panthéon et les aléas de la vie de mortel dans sa finitude? Parmi ces figures héroïques, Hélène ou Ulysse tiennent une place de choix. Quant au retour maritime de ce dernier du champ de bataille de Troie, c'est évidemment la transformation de ses errances aux confins occidentaux en périple de la terre habitée avant la lettre qui en fonde la fascination; une fascination qui s'est rapidement inscrite dans une tradition certainement active dans la mémoire culturelle européenne ou occidentale même la plus jeune.

Autant du point de vue historique que du point de vue géographique et institutionnel, le monde homérique est un monde mixte; il est partagé entre une réalité héroïque où les mortels sont en contact direct avec les dieux, usant d'armes qui n'ont plus cours et doués de forces surhumaines qui les portent souvent à l'excès dans des structures sociales largement dépassée, et une réalité historique qui correspond plus ou moins à celle de la période où les poèmes homériques ont connu une première fixation par les moyens de l'écriture alphabétique, avec des héros qui souffrent et se lamentent de même que les auditeurs de leurs exploits, qui partagent des valeurs et des pratiques analogues, et qui obéissent à des motivations du même type en raison d'un cadre politique, éthique et religieux encore proche.

Dans ce contexte il est difficile de réduire la fiction narrative, le «récit fictif» que représente par exemple le récit autobiographique par Ulysse de ses propres aventures à la cour des Phéaciens aux simples conditions pragmatiques de sa réception; ceci d'autant plus qu'il faudrait prendre en compte aussi bien l'intention d'Ulysse narrant comme un aède et les réactions de son public phéacien que l'intention autoriale d'«Homère» qui met en scène les récits d'Ulysse et l'insaisissable capacité inférentielle du public de ses poèmes. Donc ni «feintise ludique» (si partagée soi-elle), ni «fiction artistique» à partir d'une simple faculté (neuronale) de simulation – dont Aristote pose d'ailleurs les fondements au début de l'Art poétique!

La fiction ne peut être entendue qu'au sens étymologique du terme: comme fingere en latin (et pláttein en grec, selon la proposition d'un Xénophane qui interdit de banquet certaines histoires de Géants et de Centaures en raison de leur violence: plásmata n protéron). La fiction narrative est donc à considérer en tant que fabrication discursive, par des moyens verbaux, d'un monde possible sans doute, mais à partir d'un monde de référence donné et avec un impact en retour sur ses acteurs. Pour être conçu puis compris, ce monde possible, d'ordre verbal, ne saurait représenter un monde autonome. Le fictif ne peut être conçu que comme «fictionnel».

C'est pourquoi, dans une étude intitulée « Entre vraisemblable, nécessité et poétiquede la vue: l'historiographie grecque classique» et présentée à un colloque récent organisé dans la cadre du CRAL sur «Récit fictif/récit factuel», j'ai repris la notion du «vraisemblable» en tirant mes exemples des premiers historiographes grecs. En effet autant les récits d'Hérodote que la narration de Thucydide prétendent rendre compte des genómena, des faits ou plutôt des actions des hommes tels qu'elles sont advenues tout en fondant leur représentation narrative de l'histoire récente sur une anthropologie implicite, sur une conception de l'homme et de son action. La vraisemblance de leur discours dépend d'une part de procédures de cohérence interne, de cohérence logique (à la fois narratologique et anthropologique) et d'autre part de procédures de référence externe qui sont volontiers ancrées dans le visuel.Il s'agit non seulement de faire apparaître, de présenter sous les yeux par des moyens verbaux, mais aussi de rendre intelligiblepar la double vraisemblance. Les critères de cette intelligibilité varient naturellement dans l'espace et dans le temps; ses paramètres changent selon les régimes de croyance et les paradigmes de vérité. Cette réflexion est valable non seulement pour nos propres modes d'une historiographie dont la poéticité est régulièrement sous-estimée, mais aussi pour les modes discursifs de l'anthropologie culturelle et sociale avec ses procédures schématisantes sans doute, mais qui relèvent aussi du roman (voir par exemple la recherche que nous avons conduite en commun il y a plusieurs années à propos: J.-M. Adam, M.-J. Borel, C. Calame, M. Kilani, Le Discours anthropologique. Description, narration, savoir, Lausanne, Payot, 1995, 2e éd.).

AL: «Ulysse, un héros proto-colonial? Un aspect de la question homérique» pose la question du rapport entre le récit du retour d'Ulysse et les premières expéditions coloniales grecques. Dans ce texte vous revenez sur le problème de l'histoire perçue à travers le récit mythique, vous étudiez comment le référent spatial se pose dans l'Odyssée. Dans Pratiques poétiques de la mémoire, vous étudiez également l'instance d'énonciation dans sa dimension spatiale et temporelle. C'est donc la question de la référence qui est au centre de ces travaux, le référent comme instance posée par le texte, à partir du postulat d'une double référentialité, qui est aussi l'un des enjeux de Masques d'autorité. Un des éléments essentiels semble être de penser le contexte à travers la mise en pratique des textes, ce qui amène à la notion de rite. Reste la question de savoir comment le rituel, la ritualisation des textes jouent sur l'effet de fiction, et comment se pose cette relation entre pratiques rituelles et pratiques fictionnelles.

CC: Essentielle pour comprendre les procédures de la référence dans le texte le plus fictionnel qui soit est la question de l'énonciation, des postures et des stratégies énonciatives. Dans la compréhension des rapports tissés entre ce qui est construit dans le discours (par exemple ce qui nous apparaît comme le récit d'un mythe) et la situation de communication de ce discours (la performance chantée du poème qui raconte) ont été déterminantes pour mes travaux sur les formes poétiques grecques deux distinctions tracées par des linguistes, deux distinctions qui ont une remarquable valeur opératoire: la distinction dessinée par Emile Benveniste entre «histoire/récit» et«discours», et la complémentarité montrée par son aîné Karl Bühler entre Deixis am Phantasma et demonstratio ad oculos (sic!). La première permet la définition de l'«appareil formel de l'énonciation» et, par ce biais, l'identification dans toute forme d'énoncé (narratif ou non) de modalisations renvoyant au je/tu, à l'ici et au maintenant avec la référence de ces formes au hic et nunc de la communication avec ses différents acteurs. La seconde en revanche porte sur les modes de la démonstration; elle conduit à identifier la combinaison, dans toute forme de discours de procédures de deixis interne qui, par anaphores et cataphores interposées, font appel à l'œil interne, à l'imagination, avec des procédures de deixis externe désignant ce que l'auditeur ou le lecteur ont sous les yeux. Cette imbrication possible de la référence démonstrative intradiscursive avec la référence déictique externe assure notamment la porosité entre le niveau de l'«histoire/récit» et celui du «discours».

Une telle combinaison est souvent attestée dans la poésie mélique grecque, avec des formes poétiques qui sont destinées à des circonstances rituelles et souvent cultuelles très précises, comme c'est aussi le cas des comédies ou des tragédies représentées au concours musical organisé à l'occasion des Grandes Dionysies, en l'honneur de Dionysos Éleuthéreus en son sanctuaire situé au pied de l'Acropole d'Athènes (on l'oublie trop souvent). Rythmées par une métrique qui renvoie à un pas de danse et chantées comme offrandes musicales à la divinité, ces formes présentent une très forte dimension pragmatique. Elle se marque d'une part dans la présence d'un repérage spatio-temporel et énonciatif bien défini qui renvoie au hic et nunc d'une exécution musicale souvent chorale; c'est d'ailleurs la forte présence dans ces poèmes d'Alcman, de Sappho, de Pindare ou de Bacchylide du je/nous qui a entraîné leur qualification moderne comme poèmes «lyriques» avec tout les malentendus que cela a entraînés pour des chants qui constituent souvent des actes de culte. D'autre part le récit mythique (en il, et autrefois) y est en général référé à la situation rituelle présente par le biais «étiologique»: le récit de la visite de Thésée dans la demeure marine de sa belle-mère Amphitrite rend compte de l'institution du rituel en l'honneur d'Apollon auquel le poème qui le narre était destiné à Délos. Et même en ce qui concerne la poésie narrative, il est aisé de montrer que la logique ce que l'on dénomme à tort le «mythe des races» n'a rien à voir avec une quelconque clôture structurale (en relation problématique avec les trois fonctions indo-européennes), mais qu cette logique, adaptée au cadre idéologique grec, est orientée vers la récitation du poème didactique qui le raconte, soit Les Travaux et les Jours d'Hésiode avec sa visée d'établissement de la justice, hic et nunc.

AL: L'Iliade et l'Odyssée posent un autre problème, sur lequel vous revenez dans plusieurs travaux: celui de l'héroïsation de personnages et d'événements. Le statut que ces textes ont eu, et ont, dans notre culture détermine la lecture que nous en faisons, mais il est toujours difficile de savoir dans quelle mesure. On se demande, d'ailleurs, si l'héroïsme, l'héroïsation faisaient partie de la lecture des Grecs aussi, et, si c'est le cas, ce que signifiaient ces termes. Et, pour suivre votre méthode, qui propose d'historiciser nos propres lectures, on peut se demander si les conceptions et les outils théoriques avec lesquels nous abordons ces textespeuvent nous permettre de lire ces textes autrement qu'à travers notre tradition. Dans les termes que vous utilisez pour dans «Les sciences de l'Antiquité», cela revient à se demander comment construire une histoire et une poétique qui incorporent nos méthodes de travail, nos démarches, notre herméneutique. Et comment incorporer la question des conditions de production de nos propres discours sans tomber dans une forme de coquetterie ou d'autobiographie.

CC: Tout à l'heure, à propos de la fiction et de la référence, je présentais le «monde d'Ulysse» comme un univers mixte, comme un monde partagé entre la créativité poétique homérique et la référence au temps et à l'espace de l'auditoire. En ce qui nous concerne, en raison de la distance temporelle et de notre perspective d'érudition historique, cet univers héroïque et poétique s'avère doublement indexé: par rapport au peu que nous savons de la société mycénienne avec son panthéon, ses structures sociales et sa civilisation palatiale, par rapport à ce que l'archéologie et l'histoire nous restituent conjecturalement du premier monde de la cité. Les nouvelles recherches sur le site de Troie et les conclusions qu'en tirent les archéologues quant aux relations de la cité des Dardanelles avec le royaume hittite permettent de revisiter de manière historiciste le monde de l'Iliade; par sa rhétorique et son iconographie, cette réactualisation érudite tient souvent aussi du récit fictionnel.

Pour les Grecs classiques, le monde homérique coïncide avec le monde des héros, avec le monde des figures fondatrices de leurs grandes familles, avec le monde des figures d'ancêtres mortels auxquels on rend un culte dans la mesure où ils ont été immortalisés dans un processus d'héroïsation: non seulement Héraclès, mais aussi Thésée, puis Ajax, Hélène ou Oreste. Il n'est donc pas question, ni pour le conteur Hérodote, ni pour le critique Thucydide, de mettre en doute l'historicité de la guerre de Troie; ceci d'autant moins que ses protagonistes sont souvent honorés en des cultes héroïques qui réfèrent ce passé des ancêtres au présent. Par ailleurs cette relation du passé héroïque des cités avec la pratique religieuse n'empêche ni la réactualisation constante de ces récits, ni la remise en cause des valeurs qu'ils véhiculent par exemple sur la scène attique. Pour les Grecs ces figures héroïques sont les protagonistes de mûthoi en tant que discours narratifs argumentés et efficaces; pour nous ils sont devenus les protagonistes de «mythes» qui continuent à exercer une fascination qui est désormais de l'ordre de la fictionnalité. Mais, de même d'ailleurs qu'en Grèce ancienne, cette fascination esthétique passe certainement aussi par les formes poétiques qui nous les ont transmis. Rien de plus ennuyeux qu'un manuel de mythographie telle la Bibliothèque attribuée à Apollodore.

Les conditions d'acceptation du vraisemblable narratif homérique se modifient, entraînées par le cours de l'histoire culturelle, et la nouvelle pragmatique qui découle de ces modifications au gré des changements de paradigme dont nous dépendons tire des ressources nouvelles de l'extraordinaire polysémie de récits poétiques inscrits dans une tradition culturelle.

Discours et rituels académiques

AL: Vous proposez un nouveau tour d'écrou à la question du rapport entre discours et pragmatique en travaillant sur les rituels académiques dans lesquels s'inscrivent les discours des critiques et des chercheurs. Vous abordez la question dans un article récent, «Les sciences de l'antiquitéentre néolibéralisme et culture de supermarché: inflation bibliographique et désarroi méthodologique » (Cahiers du Centre de Recherches Historiques 37, 2006: 67-87, bientôt repris dans Chemins de traverse, à paraître à Grenoble chez Jérôme Millon), où vous réfléchissez aux lois qui régissent aujourd'hui l'université et les sciences humaines, et vous signalez les deux maux dont souffrent actuellement la recherche: l'abondance chaotique de production bibliographique et la dérive des procédures interprétatives. Face à ce que vous décrivez justement comme un désarroi bibliographique, comment s'en sortir? Notamment parce que nous avons l'impression que tout ce qui fonctionnait auparavant comme des indicateurs n'accomplit plus cette fonction; le prestige des supports, des maisons d'éditions, des revues et des médias ne garantit plus l'intérêt des travaux, ni le caractère incontournable des publications. Comment savoir où et comment chercher les travaux avec lesquels un dialogue productif peut s'établir? Et cela à une époque où, comme vous le signalez, se produit une internalisation des productions critiques.

CC: Le constat du désarroi épistémologique dans lequel nous ont plongés les apories du déconstructionisme puis l'inconfortable relativisme du textualisme postmoderniste nous repose avec acuité la question de la méthode: pace Antoine Compagnon! S'y ajoute la pensée économiste du néo-libéralisme qui non seulement influence, de manière diffuse, nos approches en sciences humaines, mais qui marque aussi désormais le monde de l'édition. La nécessité de la rentabilité de chaque entreprise éditoriale exige une attitude de complaisance vis-à-vis de son public potentiel: foin de l'érudition, foin de la lecture qui demande un effort. La multiplication des petits manuels rapides, des «companions» encyclopédiques, des essais superficiels en est le signe en sciences humaines. Il faut capter l'attention pour un profit immédiat, dans un rythme de publication de plus en plus rapide et désordonné: que le meilleur (c'est-à-dire le plus rentable) gagne! À la tentation du scoop médiatique s'ajoute désormais le défi de la publication en ligne, avec le risque que l'étude proposée se perde dans une marée d'informations présentées sans hiérarchie et sans garantie de cohérence académique, dans une surabondance qui accentue l'impression de relativisme et de shopping au supermarché. Du point de vue méthodologique, en sciences historiques et singulièrement en critique littéraire, la conséquence en est le retour à un associationisme impressioniste et à un vague esthétisme philosophique auxquels je ne suis pas le seul à tenter d'opposer la rigueur d'une approche consciente de ses présupposés. Mais cela ne se vend pas...

De là donc, désormais en réaction contre une pensée dont les conséquences politiques et sociales sont destructrices, une approche (en particulier de la poésie grecque) fondée sur l'anthropologie historique et l'analyse des discours. Non pas pour revenir aux schémas rassurants du structuralisme, mais c'est une méthode qui me semble exiger un décentrement du regard et impliquer ainsi une perspective critique également vis-à-vis de notre propre paradigme intellectuel et idéologique. De plus, dans la prise en compte insistante de la dimension pragmatique de toute forme de discours je trouve une incitation forte à ne pas limiter le regard critique à des constats, mais à tenter d'agir pratiquement, dans des engagements militants certes très modestes, sur les dérives aux conséquences humaines catastrophiques que le regard critique met à jour. Je souhaite que cela puisse être une manière d'empêcher que l'exigence réflexive quant à l'approche tourne à la simple «coquetterie autobiographique».

La culture à travers les textes

AL: Dans «Démasquer par le masque» (Masques d'autorité) vous reprenez la catégorie anthropologique du masque mais vous la redéfinissez en fonction de l'idée du théâtre comme pratique rituelle. Vous signalez l'importance du masque et du costume dans la perception générique d'une pièce, et les quiproquos qui peuvent surgir à partir d'une inadéquation entre texte et costume/masque. Ce qui reste moins facile à cerner c'est «la part du texte», le rôle qu'il jouait, dans la réception, ainsi que son statut spécifique dans la culture grecque.

CC: Ce qui est en jeu dans l'étude mentionnée c'est une conception très grecque du masque; le masque de théâtre en Grèce classique a pour fonction première de voiler la face et donc l'identité psycho-sociale de l'acteur, et non pas de représenter le protagoniste que l'acteur «incarnerait» (comme le veut la théorie anthropologique traditionnelle représentée pour la Grèce notamment par Vernant); sous l'angle du «gender» une entière incarnation par le masque est de toute façon impossible puisque les admirables rôles féminine conçus par les auteurs tragiques sont joués par des hommes. Du point de vue de la communication narrative, cela signifie que l'action héroïque qui est représentée et commentée sur la scène ne l'est que de manière médiate, dans une sorte de mise à distance énonciative qui transforme les je des héros et des héroïnes victimes du destin le plus destructeur en des ils/elles que l'on réfère au monde héroïque (sacrifice d'Iphigénie, meurtre d'Agamemnon, auto-aveuglement d'Œdipe, suicide de Jocaste, etc.) comme c'est le cas dans la récitation des poèmes homériques où la dramatisation se limite à l'introduction de dialogues.

Autant pour la tragédie que pour la comédie, le costume et le masque sont les moyens à la fois d'une mise à distance d'une réalité fictionnelle insupportable au regard et d'une ritualisation de la dramatisation de l'action héroïque et des émotions qu'elle suscite. Sans doute seul un dieu dont la statue est introduite au centre de la cité de l'extérieur, des confins de l'Attique est-il susceptible d'accepter comme hommage musical des représentations masquées. Les affinités sont évidentes entre d'une part la mise en cause dont le monde héroïque fait l'objet dans la tragédie et la dérision des pratiques politiques athéniennes et de ses protagonistes dans la comédie, et d'autre part le culte musical rendu au dieu entouré de ménades et de satyres et susceptible de vous entraîner hors de vous-même avant de vous réinsérer dans la communauté civique.

Absente des lectures littéraires de la tragédie attique, cette ritualisation dramatique se marque aussi du point de vue verbal (et donc textuel) dans l'usage d'une langue poétique fondée sur les grandes traditions poétiques de l'époque archaïque et de rythmes métriques qui, pour les chant du chœur, renvoient à ses évolutions chorégraphiques. C'est de ces traditions qu'Eschyle, Sophocle et Euripide ont tiré les ressources poétiques pour les mises en scène créatives des héroïnes et des héros de leur patrimoine légendaire, qui sont aussi des femmes et des homme mortels, comme le sont les spectateurs assemblés aux grandes Dionysies, comme nous le sommes nous-mêmes.

AL: Dans «Le racisme bien tempéré d'Hippocrate» (Masques d'autorité), vous rappelez le fait que l'étymologie du mot «barbare» a souvent servi a percevoir le rapport des Grecs aux autres cultures dans les termes du racisme occidental. Et vous abordez la question de la perception que les Grecs avaient des autres, décrivant une forme particulière d'ethnocentrisme chez les Grecs, mais qui prend une forme spécifique.

CC: Ce que j'ai tenté de montrer en m'intéressant à la conception du monde habité sous-jacente au traité qu'Hippocrate consacre à la question de l'influence de l'environnement (qualité des airs, des eaux et des lieux) sur la physiologie des hommes, c'est la non-pertinence du concept de l'«altérité radicale», en dépit de son lustre rhétorique. Si l'on examine la position énonciative du savant médecin dans son discours, on constate qu'elle correspond à celle d'un Grec d'Asie. Cela contribue non seulement à nuancer la partition d'apparence binaire et structurale entre Européens durs, actifs et indépendants, et Asiatiques mous, passifs et soumis; mais cela introduit aussi dans cette conception du monde habité un certain relativisme. N'oublions pas qu'à la même époque Hérodote (3, 38) affirmait, par le biais d'une enquête conduite par le roi de Perse Darius (de nouveau un décalage énonciatif!), que si les hommes avaient la possibilité de choisir les coutumes les plus belles parmi celles existantes, après réflexion chacun choisirait les siennes.

Héritière du structuralisme, la radicale altérité est un non-sens pratique; l'«Autre», objet d'un culte intellectuel dans les années soixante-dix, est fils du principe de l'immanence structurale. Autant les séjours de brève enquête ethnographique qu'il m'a été donné de faire auprès des Dayak de Bornéo, dans un village balinais ou sur le bords du Sépik en Papouasie-Nouvelle Guinée que le double parcours d'étude dans la Chine maoïste de l'après-révolution culturelle m'ont convaincu de l'existence de ce socle physiologique, émotionnel, intellectuel que nous partageons avec tous nos semblables et qui rend possible non seulement la communication, mais aussi l'interaction entre les cultures, entre individus et collectivités. Ce constat m'a souvent aidé dans le difficile et décourageant combat pour la défense du droit d'asile et des droits (et des devoirs) des immigrés.

AL: Masques d'autorité s'ouvre sur la question «qui parle?», qui renvoie au Roland Barthes de «La mort de l'auteur»; elle est doublée d'une autre question: dans quel but? Vous marquez ainsi un geste didactique chez bon nombre d'auteurs qui n'avaient pas forcément été lus ainsi auparavant.

CC: Je ne sais si c'est en quelque sorte par formation calviniste diffuse, par déformation professionnelle ou parce que j'ai été influencé il y a longtemps par le Paideia de Werner Jaeger (La formation de l'homme grec I, Paris (Gallimard) 1964; éd. or.: Berlin 1933), mais il est vrai que je suis sensible aux aspects didactiques, par pragmatique interposée, de différentes formes de discours grecs.

Quoi qu'il en soit, à partir du chapitre d'introduction au Récit en Grèce ancienne, je suis revenu à l'occasion de plusieurs contributions sur l'absolue nécessité de distinguer dans toute forme de discours entre d'une part la figure du locuteur-je telle qu'elle se constitue verbalement dans le développement du discours qu'assume cette «instance d'énonciation», et d'autre part la personne de l'auteur avec sa réalité psycho-sociale. Les réflexions de Benveniste sur l'«appareil formel de l'énonciation» nous ont montré que la figure discursive de la persona loquens était repérée dans l'espace et dans le temps de l'énonciation (énoncée). Par ailleurs, en reprenant dans un collectif publié avec Roger Chartier (Identités d'auteur dans l'Antiquité et la tradition européenne, Grenoble (Jérôme Millon) 2004) la notion de «fonction-auteur» suggérée par Michel Foucault, on a pu montrer qu'en Grèce ancienne, la personne historique de l'auteur devait être envisagée moins en tant qu'individu qu'avec la fonction qu'il assume au service de la communauté des citoyens: Eschyle, Sophocle et Euripide eux-mêmes sont désignés par leur contemporain et collègue Aristophane comme des didáskaloi, comme des maîtres (du chœur).

De plus, une autre distinction s'impose, du point de vue extra-discursif, entre le poète-auteur et les exécutants – rhapsode, acteurs, groupe choral. De là la nécessité de parler à propos de la figure discursive du locuteur de «masque (d'autorité)». Donc non pas de «mort de l'auteur», mais dans la poésie grecque une polyphonie énonciative, une posture autoriale polyphonique qui renvoie à la multiplicité des acteurs de la performance rituelle du chant, mélique ou tragique. Impossible dans ce contexte de se mettre en quête d'une simple «intention (subjective) de l'auteur» en suivant les préceptes de l'herméneutique inaugurée par Friedrich Schleiermacher.

Ici encore, sur le plan de l'énonciation énoncée, la référence est essentielle, même si elle est médiate, avec les circonstances institutionnelles, historiques et culturelles d'une communication poétique ritualisée. Le passionné du monde alpestre et de la culture alpine, praticien de la montagne sous toutes ses formes, fasciné par les praz fleuris et les rochers invitant à l'escalade ne pourra sans doute jamais accepter le textualisme que présupposent toutes les conceptions intellectualistes d'une fiction narrative et poétique sans référence. Mais ici je suis en train de tomber définitivement dans la coquetterie autobiographique. Il est temps que je m'arrête.


Pages associées: Contexte (dossier: La parole en contexte: littérature, linguistique et anthropologie) ; Théorie littéraire et/ou littérature antique.

Claude Calame et Annick Louis

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Décembre 2008 à 12h15.