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L'angoisse prospective. Remarques sur le Plagiat par anticipation de Pierre Bayard

par Hervé Baudry


Cet essai inédit sur le livre de Pierre Bayard Le Plagiat par anticipation (Minuit, 2009) vient prolonger pour son auteur une réflexion sur la lecture de Montaigne par Descartes, où la “précursivité” se trouve théorisée comme l'une des figures de l'influence rétrospective en vigueur dans la tradition montaigno-cartésienne. Voir Le Dos de ses livres. Descartes a-t-il lu Montaigne? (Droz, 2015, notamment les p.267-274).


Dossier : Plagiat par anticipation.

Pages associées : Plagiat, Pierre Bayard sur Fabula, Influence.

Acta Fabula, dossier critique, n° 1, 2009 : «Autour du Plagiat par anticipation






L'angoisse prospective.
Remarques sur le Plagiat par anticipation de Pierre Bayard


On présente volontiers les travaux de Pierre Bayard comme se déployant à la confluence de deux courants généralement distincts, l'humour et la théorie, au point qu'il semble légitime de proposer la formule suivante pour caractériser sa posture: castigat ridendo theorias. Il y a des théories sur le rire et du rire sur les théories. Pourtant, avec le p.p.a. (plagiat par anticipation; désormais en abrégé), ce n'est ni des unes ni de l'autre qu'il s'agit mais d'une théorie qui aspire au sérieux et au partage. Que cet essai ait été publié aux éditions de Minuit est gage de ce sérieux tandis que son insertion dans la collection «Paradoxe» met sous sauvegarde la posture antagonique. Nous prendrons ce travail au mot sans en partager l'humour, c'est-à-dire son style de distanciation complice et fabulatrice, afin d'appréhender la spécificité de l'apport théorique. Celui-ci consiste dans un ensemble de propositions considérées comme suffisamment importantes par leur auteur pour, en fin de compte, être mises en œuvre dans des processus cognitifs de conséquence. Disons pour l'instant que le p.p.a. est, selon le point de vue, soit un texte réel plagiant un texte non encore écrit, soit un texte réel plagié par un texte antérieur. Deux ingrédients sont donc nécessaires: un rapport d'anachronisme, une relation de similitude.


Quoique Pierre Bayard, comme il le rappelle, n'ait pas inventé le p.p.a., le caractère météorique et impromptu de ses propositions présente un double risque: l'isoler du reste des théorisations en cours et le constituer en objet non identifiable évoluant en apesanteur ou bien, au rebours, l'établir en mascotte postmoderne, mi-sérieux mi-plaisant, au détriment des instruments éprouvés de la critique des textes. Destinée injuste à quelques égards et qu'il convient de rectifier là où c'est souhaitable. Avec le p.p.a., on pourrait en outre croire que la question de l'influence a radicalement changé de point de vue puisque l'anachronisme, par inversion du point de vue temporel, y joue un rôle structurant. La comparaison du Plagiat par anticipation avec l'étude d'Elvis Elengabeka, L'Exploitation des Écritures[1], publiée la même année, permettra de prendre la mesure du problème.


Tous deux se situent dans le champ de l'intertextualité, définie par le second comme un phénomène littéraire qui «s'exprime par la citation, le plagiat, l'allusion, qui établissent des relations de coprésence, et par le pastiche ainsi que la parodie, qui tissent des liens de dérivation[2].» Mais ils divergent sur des aspects fondamentaux mais qui sont sans lien avec les corpus mis en jeu — textes profanes côté Bayard, sacrés côté Elengabeka. D'emblée, on constate que les orientations sont incompatibles: le premier se situe dans une visée d'avenir, le second, d'origine. Pour Elengabeka, la «recherche généalogique», postulant «l'existence de textes-sources conçus comme principe nourricier de l'œuvre[3]», inclut pleinement l'étude des sources. En deçà de l'exégèse proprement dite, l'examen philologique des sources maintient chez lui le postulat de l'antériorité historique, en place depuis, notamment, les travaux de Richard Simon. Bref, le dispositif de la critique des textes reste en place dans le but de mettre au jour des relations textuelles directes, nécessaires et plus ou moins manifestes. Mais on peut remarquer que la notion de coprésence, par laquelle Genette distingue l'«intertextualité» (coprésence effective) et l'«hypertextualité», demeure valable pour les deux orientations. En effet, chez Bayard, indépendamment de la visée prospective, il s'agit aussi de s'inscrire dans une communauté des textes. Et, indépendamment du souci herméneutique, la technique du rapprochement et de la comparaison leur est tout aussi commune. Par conséquent, sur la base de ces convergences et divergences, on peut définir le p.p.a. comme une intertextualité inverse, ou anachronique. La «source», notion gommée mais toujours présente, relève de l'ordre de l'adynaton, figure de l'impossible, puisque c'est l'embouchure (chronologique) qui devient la source (textuelle). Ce remplacement de l'historique par le rhétorique, glissé avec un humour pince-sans-rire, fonde le cadre théorique du p.p.a.


L'«influence classique» écartée, Bayard ne s'intéresse qu'aux «emprunts faits par les écrivains à des confrères du futur[4]». Le p.p.a., échappée futuriste suivie aussi par Marc Escola et Sophie Rabau, entretient des rapports de voisinage théorique avec la précursivité. Ce néologisme désigne l'opération, fréquente en histoire des idées, par laquelle un auteur ou une œuvre sont conçus comme précurseurs. Étant donné que A est antérieur à B, elle engage les aspects temporels suivants: la chronologie (on importe dans A les valeurs de B), la conception eschatologique du temps et l'intemporalité de l'éternel présent du dialogue philosophique et du débat conceptuel (on exporte vers B). Ce mode d'anticipation est au passé ce que la science-fiction est au présent (cette dernière opérant sans filet). Enfin, la précursivité est une modalité de la question générale de l'influence. On peut ainsi schématiser les trois types d'influences existants:





classique[5]

«rétrospective»[6]

précursivité

action 1

A influence B

B influence A[7]
A est influencé par B

B est dans A

action 2

B est influencé par A

A imite B
B est imité par A

A annonce B

marche du temps

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Comparons les postures «rétrospective» et précursive. Le pacte chronologique est respecté dans cette dernière, qui se confirme en tant que variante de la notion habituelle. Au rebours, l'influence «rétrospective» inverse absolument le rapport. Alors que la précursivité feint l'inversion du point de départ pour mieux asseoir la suprématie du point d'arrivée (l'œuvre postérieure), Bayard, pour théoriser sa fable influentielle, quitte le terrain de la feinte méthodologique précursiviste en inversant à 180º la marche du temps, comme le montre l'ordre objectif des textes A et B dans les opérations d'influence (action 1) et de plagiat (action 2). Néanmoins, celle-ci demeure proche du type classique puisqu'elle se donne toujours pour une enquête d'influence, notion qui colle toujours à celle d'imitation. «[...] dans le domaine de la littérature ou de l'art, [...] l'après se situe avant l'avant[8]».


En outre, l'inversion de Bayard demeure inscrite dans le cadre de la similitude littéraire (le plagiat est imitatio) et de la conception, des plus traditionnelles en poétique, de l'inspiration[9]. Ce qui le fait déboucher sur la notion d'écriture «prédictive» n'empêche que cette description des processus poétiques suggère une dépendance des paradigmes traditionnels. Il ne faut pas s'en étonner: dans quel cadre esthétique penser le virtuel, à supposer qu'au moment où le critique tente une saisie du texte majeur, qui, d'après sa théorie, à ce moment précis de la saisie, n'existe pas encore, il n'existe effectivement pas dans sa pensée? Car ou bien ce temps inversé conserve un passé et un avenir, ou bien cette inversion entraînant la «théorisation nouvelle» de l'influence «rétrospective» et du p.p.a. se révèle être un tour de magie permettant d'omettre que cet avenir n'en est pas un dans le passé[10].


Comment en est-on arrivé là et quels buts cette démarche vise-t-elle? Pierre Bayard rappelle que le p.p.a, de naissance oulipienne, a été conçu selon la notion de contrainte, pourvoyeuse de créativité. L'Oulipo est profondément positiviste: il croit aux mécanismes scientifiques de la poéticité, côté production, et, côté sens, à une herméneutique triomphante du temps. C'est dans ce berceau que le p.p.a. apparaît: la catégorie permet de réguler les amours-propres puisqu'il s'agit de sauvegarder la fausse originalité des modernes sous couvert d'une onction de futurisme accordée par ceux-ci aux inconscients de jadis[11]. La clôture autojustifiante et autovalorisante est complète avec le second moment de cette naissance puisque, par le démasquage du paradoxe des «pieds» et du cœur chez Musset, «c'est toute la littérature qui devient oulipienne» et, de là, la définition de Jacques Jouet sur laquelle repose la démarche de Bayard: «Tout texte est un plagiat par anticipation d'une contrainte potentielle[12]». L'intention parodique d'origine, qui soutient l'universalisme sous-jacent de la démarche oulipienne, n'a, à aucun moment, été rappelée. Bayard se voit donc contraint, pour ainsi dire, de délimiter son propre champ d'intervention, menacé que l'on est de se noyer dans le «champ immense» découvert. Deux aspects assureront l'assise théorique de l'édifice nouveau: un repli stratégique contre l'extension du p.p.a. d'appellation contrôlée en ne l'appliquant qu'à ce que tout pédagogue appelle des extraits de texte choisis puis analysés (autre cercle puisque ce qu'il faut prouver l'est déjà par la sélection); l'«intentionnalité» du plagiat par celui qui le commet, faisant du p.p.a. «le symétrique du plagiat classique et son prolongement naturel[13]». De la contrainte inconsciente ou potentielle, on en est arrivé à une volonté consciente de mimer ce qui sera.


Une autre pièce mérite d'être versée à notre dossier. En 2001, Françoise Canter a soutenu une thèse intitulée L'Oulipo et ses «plagiaires par anticipation» de la Renaissance[14]. Les auteurs sur lesquels elle a exercé une lecture oulipienne sont les Grands Rhétoriqueurs, Rabelais, Tabourot, Tory[15]. Ce travail peu connu est ainsi présenté par l'auteure:

[…] montrer à travers une étude detaillée des formes que la similarité des formes bien que frappante révèle en fait un débat sur le langage qui oppose une métaphysique de la présence (à la Renaissance) (c'est-à-dire une croyance en un au-delà du langage, une croyance où les signes ne donnent pas le sens mais incitent au sens) à une métaphysique du signe (chez Oulipo) (c'est-à-dire une surenchère verbale où ce sont les signes qui dans leur interrelation fondent la signification). Ce débat sur le langage était déjà présent à la fin de la Renaissance et il continue avec l'Oulipo.

Dans la première partie [...] je dresse une classification comparative des formes afin d'établir un corpus d'exemples et de faire ressortir les similarités et les différences. Dans une deuxième partie je propose une mise en perspective des formes en analysant dans un premier chapitre les jeux qui jouent sur les éléments structuraux du langage, et dans un deuxième chapitre les manipulations de type combinatoire. Cette étude comparative permet de mieux saisir le sens du travail des ancêtres et de mieux percevoir les implications de la conception oulipienne du signe. Elle permet aussi de comprendre la place particulière de Tabourot, «l'ancêtre vénéré» des oulipiens. C'est la place particulière de Tabourot que j'examine dans mon dernier chapitre.


Le point de vue oulipien ne prétend pas suspendre, encore moins abolir, le vol du temps. L'intention parodique ne cache pas ses visées herméneutiques et poiétiques, au prix d'un aplatissement du temps et d'une spatialisation du signe, mais elle demeure chronologiquement justifiable. Le p.p.a. de Bayard, quant à lui, absolutise. Au«tout texte est daté» de la philologie, il oppose un «tout texte est antidaté»; à son plagiaire naïf, celle-ci oppose le plagiaire intentionnel: un innocent vs un hors-la-loi. Ou plutôt, puisque Bayard avoue lui-même vivre «dans la hantise[16]» de la reproduction, une faute universelle qui ne trouve plus son point d'origine dans le passé mais dans le futur. La téléologie plagiaire de Bayard enferme ainsi tout écriture dans une prison dont les barreaux restent toujours à forger. Mais heureusement, un tel enfer ne vise pas le poète en cours ou à venir mais ceux du passé. En effet, le propos du p.p.a., dépourvu du caractère subversif du paradoxe humaniste et verni d'humour oulipien, promet, grâce à sa «conception plus audacieuse», «rien moins qu'une refondation de l'histoire littéraire[17]». Ce «travail sérieux et méthodique[18]» s'adresse aux pédagogues, cette théorie asseoit une pratique portant sur des objets finis, les textes au programme.


Dès 2002, Bayard a publié un chapitre de sa «recherche théorique[19]» dans un recueil de contributions universitaires[20]. Il rapproche un passage de Flaubert et un autre de Proust afin de signaler un plagiat du second par le premier. Tout herméneute classique engagé dans une temporalité classique n'y verrait qu'un cas d'influence tout aussi classique. En 2009, son corpus de raprochements comporte l'analyse de divers couples textuels: Sophocle et Freud, Voltaire et Conan Doyle plus, en peinture, Fra Angelico et Jackson Pollock. L'ensemble de la théorie est en place. Deux points dominent: la question du temps et celle du sujet.


L'intertextualité d'origine, structuraliste de naissance et immanentiste par vocation, «se passe de l'idée de l'écoulement temporel[21]» et se fonde sur la mort du sujet. Au contraire, l'herméneutique de Bayard ne décrète pas l'abolition du temps ni ne perd de vue le sujet. Si, dans sa philosophie des fonctions, Michel Foucault suppose qu'«il n'y a pas d'existence naturelle des objets historiques[22]», la théorie des relations textuelles inverses de Bayard a doublement besoin du temps, celui des «vraisemblances historiques[23]», à la fois pour marquer l'inversion des œuvres visitées (car A et B doivent bien être chacun à sa place au départ) et pour remplacer le temps «événementiel», celui de l'horloge, par celui de l'«histoire littéraire», qui fait tourner les aiguilles dans tous les sens. Ceci pose d'ailleurs problème car si jamais cette nouvelle histoire littéraire se construit en dur, il lui faudra un mode d'emploi non pas pour remettre les choses en place mais pour expliquer qu'elles ne sont plus à leur place (chronologique), apprendre que Proust vient après avant de le placer avant, sinon tout s'effondre. Étant donné que l'assise théorique du renversement chronologique demeure vague chez Bayard, une sorte d'exercice mental simple (il suffit de contrecarrer la représentation du temps), le principe de l'intertextualité semble légitimer en coulisse l'opération: le décret structuraliste de l'abolition du temps permet les manipulations. Le temps, affaire de représentation, n'est plus une condition a priori de l'histoire littéraire mais un plan de redistribution des événements textuels et humains. Désormais, elle peut ignorer «la chronologie traditionnelle[24]» qui obéit à «notre» représentation linéaire, classique, scolaire[25]. Ce qui ouvre la voie à des «manuels de littérature rénovés[26]». Nous voyons donc dans le «tac tic[27]» de Bayard, généalogie à l'envers[28] fondant des «propositions théoriques[29]», moins un paradoxe[30] qu'un adynaton, un trope de l'absurde par inversion de la logique naturelle (comme, par exemple, le fleuve qui remonte vers sa source[31]), justifiant une démarche de lecture éducative — une nouvelle programmation du répertoire des textes ou, si l'on préfère, l'anthologisation antipodique de la bibliothèque universelle.


Bayard connaît la notion de précurseur[32]. Bien sûr, il ne propose pas que, par exemple, Montaigne soit influencé par Descartes ou que ses Essais plagient le Discours de la méthode: les philosophes restent hors jeu; l'éternel présent du dialogue philosophique[33] a réglé la question de la temporalité, si besoin était. Mais, à supposer que les œuvres concernées soient d'abord littéraires (pour bon nombre d'auteurs, on balance, à commencer par Montaigne et Pascal), on pourrait d'autant mieux les soumettre à son mode d'analyse que le couple précursif se tient à deux doigts de ses couples rétrospectifs: tous futuristes! Au moins partagent-ils tous en commun le fait de s'épanouir dans le domaine de l'intertextualité, cette méthode de lecture, comme l'a établi Michael Riffaterre[34]. Mais qui lit? «Pour le sujet connaissant [...], un texte lit», expliquait Barthes[35]. Le sujet est mort, vive le lecteur! L'intertextualité pourrait se résumer par un «tout se passe dans la tête du lecteur», ce constructeur, atemporel, du sens. Nul n'y échappe, bien évidemment. Pourtant l'illusion de l'immanentisme textuel est coriace. De même que le temps, fût-il mis sens dessus dessous, revient toujours au galop, le sujet a beau faire le mort, il demeure. Lorsque Bayard définit l'influence rétrospective comme l'«effet qu'un texte produit sur un texte antérieur», on se demande soit s'il s'agit d'un effet de précursivité (par exemple, en philosophie, la cartésianisation d'Augustin[36] ou celle de Montaigne[37]), soit d'un tour de prestidigitation dont le magicien serait absent. Mais les choses s'éclairent dès lors que «le texte» passe par l'entremise du lecteur ou, si l'on préfère, désigne l'effet de lecture. Le rapprochement des textes opéré au nom du p.p.a. de Bayard suppose l'institutionnalisation de la contre-chronologie entre leurs auteurs, par exemple Maupassant et Proust.


L'intention pédagogique de l'auteur ne diminue en rien la solidité voulue et à usage ouvert de ses fondations théoriques. Or, notre lecture nous fait demeurer du côté de la philologie «classique». Lorsque Leo Spitzer écrit que «Victor Hugo n'est pas Rabelais, bien qu'il puisse y avoir des traits hugoliens chez Rabelais, des traits rabelaisiens chez Hugo[38]», c'est une manière de rappeler le primat du temps en philologie. Deux autres points peuvent être signalés à propos de l'artificialisme de la théorisation du p.p.a. D'une part, Spitzer a analysé l'importance des processus d'anticipation (Vorsicht) chez le lecteur[39], d'origine philosophique, et qui évoque, sous une autre figure, l'horizon d'attente jaussien: l'histoire ne fait pas obstacle au(x) sens. D'autre part, la dette revcendiquée du p.p.a. à l'égard de l'essayiste américain Harold Bloom. Dans le dernier chapitre de son essai de théorie poétique consacré à l'«Apophrades» ou retour des morts, il explique que certains poètes sont «imités par leurs ancêtres» («are being imitated by their ancestors [souligné par lui][40]». Ce propos, Bloom prend toutes les précautions du monde pour le tenir. Il n'envisage ce quasi-renversement de la tyrannie du temps («the tyranny of time almost is overturned») que pour de très rares poètes, ceux qu'il qualifie de «plus forts» («the strongest») et qui ne sont qu'au nombre de quatre pour les xixe et xxe siècles. La théorie nouvelle du p.p.a. extrapole en ces termes: «H. Bloom à travers la notion d'apoph[r]adès a exprimé l'idée que par instants un auteur du passé s'exprimerait dans un texte qui le suit, en deviendrait l'auteur, tel un revenant, un fantôme qui tout à coup reprendrait vie[41].» C'est ainsi que la Halloween bloomienne se voit appliquée aux sept jours de la semaine à l'usage des pédagogues de la littérature française.


De ces considérations, il résulte que l'influence rétrospective et le p.p.a. peuvent être définis comme des modes néoclassiques de la réception par accouplement des textes et une pratique anti-scolaire postmoderne de l'intertextualité. Dans cette perspective, le profit pédagogique de cette construction rejoint la finalité de l'intertextualité en général, lorsqu'elle

engage à repenser notre mode de compréhension des textes littéraires, à envisager la littérature comme un espace ou un réseau, une bibliothèque si l'on veut, où chaque texte transforme les autres qui le modifient en retour[42].


Du point de vue de l'herméneutique des influences prospectives, on dira que le précurseur est chargé d'une mission, qui est aussi transmission, qu'il emmagasine en quelque sorte les philosophèmes de l'avenir; quant au plagiaire par anticipation, dont on suppose qu'il ne se fait pas repérer sur de banales ressemblances verbales, il sévit dans l'atelier des formes littéraires, d'ailleurs son lieu de naissance, son enquêteur revêtant avant tout l'habit du stylisticien[43]. Par conséquent, le texte prédicté et l'écriture prédictive ne répondent pas à des intentions analogues. Les temps, les futurismes, devrait-on dire ici, ne coïncident pas plus que les statuts textuels. Le critique de la précursivité et le lecteur du p.p.a. construisent le sens de manière opposée: le premier exhibe du préfabriqué, le second ressert l'ancien sous couvert du nouveau. À la rigide certitude de l'un s'oppose la souplesse pédagogique de l'autre. Néanmoins tous deux recyclent: ce n'est pas le temps qui est cyclique, c'est la critique. De ce point de vue, le schéma de la circulation économique permet de mieux mettre en lumière les différences entre leurs modes de fonctionnement. Recycler, c'est produire de l'autre avec du même, ce que font les deux. Mais le précurseur exporte un produit d'importation alors que le plagiaire de Bayard incarne une figure de troc.




Hervé Baudry
Centre d'histoire globale / Université nouvelle de Lisbonne (CHAM/UNL)
EA 174 / Paris III Sorbonne Nouvelle
Printemps 2016



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[1] Elengabeka, Elvis, L'Exploitation des Écritures: l'intertextualité scripturaire dans les épîtres pastorales, Berne, P. Lang, 2009.

[2] Ibid., p.40.

[3] Ibid., p.35.

[4] Bayard, op. cit., p.14.

[5] «Effet qu'un texte produit sur un texte postérieur» (Bayard, op. cit., p.153).

[6] «Effet qu'un texte produit sur un texte antérieur» (Bayard, op. cit., p.153). Nous mettrons l'expression entre guillemets afin de ne pas la confondre avec l'emploi habituel.

[7] Dans l'intertextualité courante, A =hypotexte, texte référé, texte majeur; B =hypertexte, texte référent, texte mineur (Bayard); ici, A =texte mineur, B =texte majeur. L'opposition, chez Bayard (p.154), texte majeur (qui est plagié)/mineur (qui plagie) doit donc être inversée selon le type d'influence, classique/rétrospective.

[8] Bayard, op. cit., p.109.

[9] Bayard, op. cit., p.15.

[10] En effet, tous les textes majeurs existent déjà, ils ne sont virtuels (futurs) que dans le bain de la fiction temporelle par inversion et par rapport au texte mineur.

[11] «Il nous arrive parfois de découvrir qu'une structure que nous avions crue parfaitement inédite avait déjà été découverte ou inventée dans le passé, parfois même dans un passé lointain. Nous nous faisons un devoir de reconnaître un tel état de choses en qualifiant les textes en cause de “plagiat par anticipation”. Ainsi justice est rendue et chacun reçoit-il selon ses mérites.» (François Le Lionnais, cité par Bayard, op. cit., p. 25.)

[12] Ibid., p. 26; l'analyse de Musset est conduite par Jouet.

[13] Ibid., p. 28.

[14] Canter, Françoise, L'Oulipo et ses «plagiaires par anticipation» de la Renaissance, University of California, San Diego, 2001.

[15] Canter à l'auteur (août 2012).

[16] Bayard, op. cit., p. 13.

[17] Ibid., p. 29.

[18] Ibid., p. 29.

[19] Ibid., p.39.

[20] «Le plagiat par anticipation», publié dans Écrivains, lecteurs, dir. B. Clément, La Lecture littéraire, Presses universitaires de Reims, février 2002, p.75-85. Voir l'extrait proposé dans l'Atelier de Fabula.

[21] Rabau, Sophie, L'Intertextualité, Flammarion, GF-Corpus, 2002, p.34.

[22] Cité par Escola, Atelier de Fabula, 2003, «L'enrichissement du passé par l'avenir», consulté le 1er février 2012. Ses «exercices d'affabulation», qui pourraient être conduits sur d'autres genres, tels le conte, bien connu pour ses invites au pillage, visent à montrer comment ces textes peuvent être «dépossédés de leur autorité et appréhendés comme les variantes d'un unique texte qui n'a plus vraiment besoin de recevoir un nom d'auteur» (Marc Escola, Lupus in fabula: six façons d'affabuler La Fontaine, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2003, p.8). Il reste à déterminer, du point de vue méthodologique, comment on identifiera tel état du texte (la numérotation en usage pour les stemmas devrait suffire), et dans la perspective de l'histoire (celle-ci demeure tout de même, bien que le sujet en ait disparu), s'il s'agit de reprendre les problématiques de la littérature dite (si incorrectement) orale, porteuse de voix anonymes. Quoi qu'il en soit, la «leçon de méthode», apparemment inspirée du new criticism américain et du structuralisme français, que délivre Escola résout l'encombrement historique des dates, des titres et des noms -dépouillement qui en effet a de quoi séduire à notre époque. Sur les derniers développements de la recherche en matière d'intertextualité du conte, voir Tehrani J. J., «The Phylogeny of Little Red Riding Hood», PLoS ONE, 8 (11), 2013.

[23] Bayard, op. cit., p.44; «de l'arrière vers l'avant» (p. 85).

[24] Ibid., p.153.

[25] Ibid., p.37, 57, 88.

[26] Ibid., p.111; une «refondation de l'histoire littéraire» (p. 29).

[27] Étienne Klein, Les Tactiques de Chronos, Paris, Flammarion, 2004, p.85. Bayard fait allusion au temps cyclique, mais cette notion est métaphorique chez lui. Cette prémisse est contradictoire de l'idée d'anticipation ou de filiation puisque le principe de causalité disparaît. Bayard inverse l'ordre causal, il ne l'abolit pas.

[28] Par conséquent des «nouvelles formes de filiation entre les auteurs» (Bayard, 2009, p.111).

[29] Bayard, op. cit., p.61.

[30] C'est le nom de la collection dans laquelle l'ouvrage a été publié. L'auteur, tout à son «travail sérieux et méthodique» (ibid., p.29), ne l'emploie pas lui-même. Cependant, cette marque influe sur la lecture. De manière analogue, sur le plan des formules générales (ou étiquette, ce qu'est une collection), le texte d'Agrippa de Nettesheim était une vanité (philosophique), comme il y a des vanités picturales, mais a été classé parmi les paradoxes.

[31] Image différente de celle du critique qui remonte vers les sources: aller à contre-courant n'empêche pas le courant (ou le temps) de suivre sa route à sens unique.

[32] «au sens traditionnel du mot [...]. L'idée que chaque écrivain crée ses précurseurs -ou, si l'on veut, les réécrit ou les réinvente- est une autre manière de parler d'influence rétrospective» (Bayard, op. cit., p.65-66).

[33] Le temps philosophique comme «ordre grandiose de coexistence» (Lebrun, Gérard, «Le devenir de la philosophie», Notions de philosophie, dir. D. Kambouchner, Gallimard, 1995, t. 3, Épilogue, p.569-655, p.630).

[34] C'est une «révolution copernicienne» dans la vision de l'intertextualité (Elengabeka, op. cit., p.36).

[35] In eod., p.32.

[36] Devillairs, Laurence, Descartes et la connaissance de Dieu, Paris, Vrin, 2004, p.175-177.

[37] L'influence rétrospective de Bayard s'applique aux fictions littéraires (et plastiques), fidèle en cela à l'intertextualité de Kristeva, elle-même issue du «dialogisme» bakhtinien appliqué au roman.

[38] Leo Spitzer, Études de style, Paris, Gallimard, 1980, p.64.

[39] Ibid., p.74.

[40] Harold Bloom, The Anxiety of Influence, Oxford University Press, 1997, p.141.

[41] Rabau, op. cit., p. 41; nous soulignons.

[42] Ibid., p.15. Allen, Graham (Intertextuality, London and New York, Routledge, 2010) a ignoré ces théorisations de Bayard, Escola et Rabau.

[43] «thèmes, rythme, images» (Bayard, op. cit., p.36; voir aussi p. 45).



Hervé Baudry

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Avril 2016 à 18h46.