Atelier

Trois remarques introductives

Pour lire ensemble l'extrait (ci-dessous) de la Vie d'Ésope (1666) par La Fontaine et l'extrait du Discours sur Théophraste (1688) par La Bruyère (dans le GF-Corpus, L'Auteur, p. 101 sq.).

  • 1. Les deux textes, publiés respectivement en tête du premier recueil des Fables et comme texte liminaire des Caractère (La Bruyère présente son ouvrage comme une traduction suivie d'une timide " continuation " avec les " nouveaux Caractères ou les mœurs de ce siècle ") nous donnent à observer la même dimension de la fonction-auteur? : " Ésope " comme " Théophraste " sont ici mis en œuvre pour douer d'autorité une tradition générique : ils sont des figures dont la médiation permet la constitution d'une série de textes en hypertexte?. La Bruyère au vrai reconduit avec Les Caractères le geste de La Fontaine avec les Fables ; dans les deux cas, l'opération est particulièrement nette dans la mesure où elle se joue dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes. Comme partisans des Anciens, LF et LB font tenir la valeur dans la permanence de modèles (l'œuvre est reconnue comme " littéraire " et douée d'une valeur esthétique dès lors qu'elle mobilise des modèles hérités d'une tradition ou de la poétique d'un genre " autorisé " par les Anciens) et ne veulent revendiquer d'autre autorité que celle qui s'acquiert par la médiation de la tradition. À l'opposé, un " Moderne" comme Perrault (dont les Contes, qui se prétendent issus d'une tradition orale " moderne " typiquement française, sont conçus comme des " anti-Fables " : une machine de guerre dans la Querelle), affirme l'existence d'un progrès dans les arts comme dans les sciences, le devenir de l'Histoire suffisant à " autoriser " la création des auteurs contemporains.

  • 2. Nature de cette opération : La Vie d'Ésope comme le Discours sur Théophraste cherchent à constituer en genre? authentique des pratiques d'écriture jusque-là sans dignité littéraire, c'est-à-dire sans valeur esthétique : fables et " caractères " (ou éthopées : portrait moral en actes d'une classe d'individus) sont, avant LF et LB, des exercices scolaires pratiqués dans les cours de rhétorique (imagine-t-on un " auteur " d'aujourd'hui donnant comme œuvre pleinement littéraire un simple recueil de " commentaires composés " ?). L'opération de légitimation (ou de " littérarisation ") d'une pratique comme genre? suppose de construire une origine (un heuretès), en grande partie mythique, sur laquelle LF comme LB pourront " projeter " un ensemble de propriétés textuelles qui apparaîtront a posteriori comme des traits génériques " autorisés ". En d'autres termes, ces " vies " offrent la traduction en termes narratifs (biologiques et psychologiques) de propriétés seulement textuelles : on verra qu'Ésope ne se contente pas " d'inventer " la fable ; il " est " la fable, il l'incarne au sens littéral du terme, et sa vie est à lire comme une fable (une fable de la fable). " Ésope " ne nomme pas le " lieu " historique de la naissance de la fable : il est projeté comme " père fondateur " par la tradition générique de la fable, et en premier lieu par le fabuliste latin Phèdre. " Ésope " nomme l'origine mythique du genre seulement à partir du moment où celui-ci a besoin de se constituer en hypertexte. " L'origine " n'est donc pas la source, mais un effet textuel issu (c'est-à-dire régressivement produit) par la tradition générique. On en veut pour preuve le fait qu'il n'existe pas de livre de fables " publié " par Ésope, qu'il n'est pas même de corpus ésopique stable : chaque époque a eu " son " corpus ésopique, comme l'a montré J.-M. Schæffer (réf. ci-dessous) ; " l'Ésope " de LF n'est pas celui de Phèdre, ni même celui du Moyen ge ou de la Renaissance : " Ésope " nomme, d'une époque à l'autre, des collections textuelles très différentes, dont l'origine est inassignable (son nom fonctionne toujours-déjà comme un nom de genre : " fable-d'-Ésope "). On retournera donc, ici encore, l'idée naïve : la tradition ne dérive pas d'une origine qui serait sa source, l'origine est l'effet d'une projection rétrospective.

  • 3. L'opération profite à celui qui la produit : parce qu'ils ont su constituer avec " Ésope " ou " Théophraste " l'origine absolue du genre, LF et LB apparaissent logiquement comme le sommet de " leurs " genres respectifs — tout simplement parce qu'ils " s'approprient " tout l'intervalle qui les sépare de l'origine et qui est proprement l'histoire du genre dont ils reçoivent autorité… " Fable-de-La-Fontaine ", " caractère-de-La Bruyère " fonctionnent pour nous comme des noms de genre. Qui connaît aujourd'hui les fabulistes (nombreux) du XVIIIe siècle ? Qui peut citer le nom d'un des " continuateurs " (encore plus nombreux) de LB ?

  • Deux références bibliographiques au passage :
— L. Marin, " L'animal-fable : Ésope ", Critique (réf. à préciser). — J.-M. Schæffer, " Æsopus auctor inventus ", Poétique, 63, 1985.


Extrait de la Vie d'Ésope le Phrygien

Un jour ils se promenaient tous deux parmi de vieux monuments, considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu on y avait mises. Xantus en aperçut une qu'il ne put entendre, quoiqu'il demeurât longtemps à en chercher l'explication. Elle était composée des premières lettres de certains mots. Le philosophe avoua ingénument que cela passait son esprit. " Si je vous fais trouver un trésor par le moyen de ces lettres, lui dit Ésope, quelle récompense aurai-je ?" Xantus lui promit la liberté, et la moitié du trésor. " Elles signifient, poursuivit Ésope, qu'à quatre pas de cette colonne nous en rencontrerons un. " En effet, ils le trouvèrent, après avoir creusé quelque peu dans la terre. Le philosophe fut sommé de tenir parole ; mais il reculait toujours. " Les dieux me gardent de t'affranchir, dit-il à Ésope, que tu ne m'aies donné avant cela l'intelligence de ces lettres ; ce me sera un autre trésor plus précieux que celui que nous avons trouvé. — On les a ici gravées, poursuivit Ésope, comme étant les premières lettres de ces mots : aporas bémata, etc. ; c'est-à-dire : Si vous reculez quatre pas, et que vous creusiez, vous trouverez un trésor. — Puisque tu es si subtil, repartit Xantus, j'aurais tort de me défaire de toi : n'espère donc pas que je t'affranchisse. — Et moi, répliqua Ésope, je vous dénoncerai au roi Denys ; car c'est à lui que le trésor appartient, et ces mêmes lettres commencent d'autres mots qui le signifient. " Le philosophe intimidé dit au Phrygien qu'il prît sa part de l'argent et qu'il n'en dît mot ; de quoi Ésope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choisies de telle manière qu'elles enfermaient un triple sens, et signifiaient encore : En vous en allant, vous partagerez le trésor que vous aurez rencontré. Dès qu'ils furent de retour, Xantus commanda que l'on enfermât le Phrygien, et que l'on lui mît les fers aux pieds, de crainte qu'il n'allât publier cette aventure. " Hélas ! s'écria Ésope, est-ce ainsi que les philosophes s'acquittent de leurs promesses ? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m'affranchissiez malgré vous. " Sa prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens. Un aigle enleva l'anneau public (c'était apparemment quelque sceau que l'on apposait aux délibérations du Conseil), et le fit tomber au sein d'un esclave. Le philosophe fut consulté là-dessus, et comme étant philosophe, et comme étant un des premiers de la République. Il demanda temps, et eut recours à son oracle ordinaire : c'était Ésope. Celui-ci lui conseilla de le produire en public, parce que, s'il rencontrait bien, l'honneur en serait toujours à son maître; sinon, il n'y aurait que l'esclave de blâmé. Xantus approuva la chose, et le fit monter à la tribune aux harangues. Dès qu'on le vit, chacun s'éclata de rire ; personne ne s'imagina qu'il pût rien partir de raisonnable d'un homme fait de cette manière. Ésope leur dit qu'il ne fallait pas considérer la forme du vase, mais la liqueur qui y était enfermée. Les Samiens lui crièrent qu'il dit donc sans crainte ce qu'il jugeait de ce prodige. Ésope s'en excusa sur ce qu'il n'osait le faire. La fortune, disait-il, avait mis un débat de gloire entre le maître et l'esclave : si l'esclave disait mal, il serait battu ; s'il disait mieux que le maître, il serait battu encore. Aussitôt on pressa Xantus de l'affranchir. Le philosophe résista longtemps. À la fin le prévôt de ville le menaça de le faire de son office, et en vertu du pouvoir qu'il en avait comme magistrat : de façon que le philosophe fut obligé de donner les mains. Cela fait, Ésope dit que les Samiens étaient menacés de servitude par ce prodige; et que l'aigle enlevant leur sceau ne signifiait autre chose qu'un toi puissant, qui voulait les assujettir. Peu de temps après, Crésus, roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux de Samos qu'ils eussent à se rendre ses tributaires : sinon, qu'il les y forcerait par les armes. La plupart étaient d'avis qu'on lui obéit. Ésope leur dit que la Fortune présentait deux chemins aux hommes : l'un, de liberté, rude et épineux au commencement, mais dans la suite très agréable ; l'autre, d'esclavage, dont les commencements étaient plus aisés, mais la suite laborieuse. C'était conseiller assez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyèrent l'ambassadeur de Crésus avec peu de satisfaction. Crésus se mit en état de les attaquer. L'ambassadeur lui dit que tant qu'ils auraient Ésope avec eux, il aurait peine à les réduire à ses volontés, vu la confiance qu'ils avaient au bon sens du personnage. Crésus le leur envoya demander, avec la promesse de leur laisser la liberté s'ils le lui livraient. Les principaux de la ville trouvèrent ces conditions avantageuses, et ne crurent pas que leur repos leur coûtât trop cher quand ils l'achèteraient aux dépens d'Ésope. Le Phrygien leur fit changer de sentiment en leur contant que les loups et les brebis ayant fait un traité de paix, celles-ci donnèrent leurs chiens pour otages. Quand elles n'eurent plus de défenseurs, les loups les étranglèrent avec moins de peine qu'ils ne faisaient. Cet apologue fit son effet : les Samiens prirent une délibération toute contraire à celle qu'ils avaient prise Ésope voulut toutefois aller vers Crésus, et dit qu'il les servirait plus utilement étant près du roi, que s'il demeurait à Samos. Quand Crésus le vit, il s'étonna qu'une si chétive créature lui eût été un si grand obstacle. " Quoi ! voilà celui qui fait qu'on s'oppose à mes volontés ! ", s'écria-t-il. Ésope se prosterna à ses pieds. " Un homme prenait des sauterelles, dit-il, une cigale lui tomba aussi sous la main. Il s'en allait la tuer comme il avait fait les sauterelles. " Que vous ai-je fait ? dit-elle à cet homme : je ne ronge point vos blés ; je ne vous procure aucun dommage ; vous ne trouverez en moi que la voix, dont je me sers fort innocemment. " Grand roi, je ressemble à cette cigale : je n'ai que la voix, et ne m'en suis point servi pour vous offenser. " Crésus, touché d'admiration et de pitié, non seulement lui pardonna, mais il laissa en repos les Samiens à sa considération.


On trouvera une version développée des éléments de commentaire qui suivent dans: Marc Escola, « La parole d'Ésope et les voix de la fable : sur la Vie d'Ésope de La Fontaine », Les Mises en scène de la parole aux XVIe & XVIIe siècles, B. Louvat-Molozay & G. Siouffi (éds.), Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerrannée, 2008, p. 131-164.


  • La Vie d'Ésope compte trois parties : sa jeunesse comme esclave (né muet, il reçoit des dieux le don de la parole) jusqu'à son achat par le philosophe Xantus ; ses relations avec son maître dont il cherche à obtenir la liberté ; son rôle public après l'affranchissement. On est ici à la charnière de la deuxième et de la troisième partie.

  • L'extrait est constitué de trois épisodes souplement enchaînés (leur succession offre un jeu de relations implicites à penser). Chaque épisodes s'articule autour d'un énoncé d'un type singulier : l'énoncé épigraphique (l'inscription), l'énoncé oraculaire (le prodige), l'énoncé analogique (une parabole, puis deux authentiques fables animalières). On a affaire à trois énoncés énigmatiques (i.e. à interprétation transcendante obligatoire : l'énoncé n'a de sens que s'il est correctement interprété) : on fera l'hypothèse que la succession de ces énoncés dessinent un modèle généalogique de la fable comme genre.

  • Dernière remarque introductive : chaque épisode nous place au carrefour de l'herméneutique (comme art de l'interprétation) et de la rhétorique (comme théorie des effets de discours) : Ésope est par deux fois placé en position d'interprète (dans le troisième épisode, c'est lui qui délivre des énoncés à interpréter), et dans les trois cas, dans une situation de parole où il a à convaincre. On complètera donc ainsi notre hypothèse : la fable comme genre fait de l'herméneutique le lieu même de son pouvoir rhétorique (i.e. un art qui subordonne ses effets sur le lecteur au désir d'interpréter que suscite ou " prévoit " le texte).

  • Première anecdote. Deux aptitudes différentes d'Ésope nous sont données à apprécier : une aptitude herméneutique (l'interprétation première — et immédiate — de l'énoncé épigraphique) et une aptitude rhétorique (la capacité à tirer profit de son interprétation en spéculant sur les attentes de Xantus). Le talent herméneutique est finalement compté pour rien dans l'aventure (pas tout à fait : la moitié du trésor !) : c'est un don du ciel, une compétence réelle (l'interprétation est validée empiriquement par la mise au jour du trésor) qui n'est pas celle du philosophe (Xantus " demeure longtemps à chercher l'explication " de l'énoncé, sans " l'apercevoir "). Ésope peut croire qu'il détient avec ce seul don , avec ce savoir-faire herméneutique, un pouvoir qui lui donnerait un ascendant sur son maître, et qu'il est tenté de monnayer — d'autant mieux que le philosophe fait preuve d'une générosité spontanée et manifeste un désir de savoir (curiosité philosophique désintéressée : cette intelligence lui " sera un bien plus précieux que celui que nous avons trouvé "). Mais que faire si le philosophe ne tient pas parole ? Ésope tente de faire valoir un contre-pouvoir (le roi Denys) en se prévalant d'une autre sens de l'énoncé épigraphique (et donc de sa propre autorité d'interprète). Le calcul ici encore échoue. La leçon est finalement pour Ésope : on n'échange pas de mots contre des mots, dans le face à face avec le pouvoir. Quadruple leçon : 1) Donner l'interprétation trop vite, c'est la perdre. Ésope aura compris au passage que : 2) la réalité de son pouvoir tient dans la curiosité que manifeste l'auditeur, dans son impatience même (la durée de son pouvoir est la durée de cette impatience. 3) le face à face avec la force du pouvoir (métonymiquement désignée par les fers qu'on lui met aux pieds et par l'enfermement qu'on lui impose) est voué à l'échec, tant du moins que n'intervient pas un troisième acteur, une médiation (le public). 4) Une leçon aussi sur l'aptitude de l'énoncé lacunaire ou elliptique à se laisser réinterpréter (il y a une " figure " possible de ce qu'est la narration dans l'art de la fable : un même récit peut exemplifier différentes maximes ou " moralités ", pour peu que l'on fasse " jouer " différemment ses séquences). La " prédiction " finale (" il faudra que vous m'affranchissiez malgré vous ") laisse supposer qu'Ésope entend mettre à profit très vite ces différents enseignements.

  • Deuxième anecdote. C'est les dieux ici qui font une " figure ", en produisant un événement extraordinaire (un " prodige ") immédiatement perçu comme un signe au contenu incertain (un signifiant en attente de signé — un " moment " narratif en attente de sa signification). L'impuissance de Xantus confronté à ce signe est double : comme philosophe et comme politique. Ésope entend bien faire ici de son affranchissement la condition même de sa réponse : il diffèrera donc l'interprétation demandée, en misant sur la médiation du public — dont il est doit d'abord affronter le rire sinon le mépris : Ésope est une fable, il incarne le genre dans la disproportion du physique (difforme) et du moral (l'esprit) ; l'analogie du vase et de la liqueur vaut donc aussi pour la fable (le récit est traditionnellement désigné comme " corps " de la fable, et la " moralité " comme " esprit "). La ruse consiste ensuite à obtenir du public qu'il formule de lui-même la demande de l'affranchissement d'Ésope, à s'assurer, par le fait même de la curiosité de ce public, du relais d'un pouvoir (le " prévôt de ville " qui est apparemment un haut magistrat) en dénonçant la violence du pouvoir du maître (tout se passe ici comme si le " roi Denys " du premier épisode était ici présent et avait lui-même envie de savoir…). Les différentes leçons du premier épisode sont ainsi mises à profit : le pouvoir des fables est bien issu d'un savoir-faire herméneutique, mais la durée de son exercice se confond avec la durée de la curiosité de l'auditeur ou du lecteur, et le fabuliste ne peut asseoir ce pouvoir contre les autres pouvoirs qu'avec la médiation de ce même public.

  • Deuxième anecdote. Après l'ultimatum de Crésus (Roi plus puissant que la petite " République " de Samos), la situation est ouvertement rhétorique (elle relève du " genre " rhétorique délibératif. Dans le premier temps, Ésope a recours à une parabole (celle-là même que l'on trouve dans le Nouveau Testament comme parabole de la vie éternelle) : à peine une figure, compréhensible par tous sans avoir à être interprétée (" c'était conseiller assez intelligemment… "). Formule efficace aussi longtemps qu'il n'y a pas de menace directe. Dans le second temps, Ésope doit parler pour défendre non seulement sa propre liberté et son appartenance à la communauté, mais aussi sa vie ; et c'est ici un authentique apologue : c'est l'acte de naissance de la fable comme genre, et on ne s'étonnera pas que cette fable ésopique soit aussi une fable de La Fontaine (III, 13) :

LES LOUPS ET LES BREBIS

Après mille ans et plus de guerre déclaré, Les loups firent la paix avecque les brebis. C'était apparemment le bien des deux partis Car si les loups mangeaient mainte bête `garée, Les bergers de leur peau se faisaient maints habits. Jamais de liberté, ni pour les pâturages, Ni d'autre part pour les carnages. Ils ne pouvaient jouir qu'en tremblant de leurs biens. La paix se conclut donc; on donne des otages : Les loups leurs louveteaux, et les brebis leurs chiens. L'échange en étant fait aux formes ordinaires, Et réglé par des commissaires, Au bout de quelque temps que Messieurs les Louvats Se virent loups parfaits et friands de tuerie, Ils vous prennent le temps que dans la bergerie Messieurs les Bergers n'étaient pas, Étranglent la moitié des agneaux les plus gras, Les emportent aux dents, dans les bois se retirent. Ils avaient averti leurs gens secrètement. Les chiens, qui, sur leur foi, reposaient sûrement, Furent étranglés en dormant : Cela fut sitôt fait qu'à peine ils le sentirent. Tout fut mis en morceaux ; un seul n'en échappa.

Nous pouvons conclure de là Qu'il faut faire aux méchants guerre continuelle. La paix est fort bonne de soi, J'en conviens ; mais de quoi sert-elle Avec des ennemis sans foi ?

  • Comment comprendre qu'Ésope aille ensuite se jeter dans la gueule du loup en se rendant auprès du roi Crésus ? Sans doute faut-il penser que le fabuliste se sait en danger tant qu'il n'a pas obtenu du Roi lui-même une forme de " dispense " — et on ne peut guère éviter de rapprocher le passage de la situation qui est celle de La Fontaine lui-même au moment de la publication des Fables, au lendemain de la disgrâce de Fouquet dans laquelle il est menacé de se voir entraîné. Et on ne s'étonnera pas que la fable contée par Ésope soit aussi une fable de La Fontaine (III, 12, qui précède donc immédiatement " Les loups et les brebis " dans l'ordre de la lecture) :

LE CYGNE ET LE CUISINIER

Dans une ménagerie De volatiles remplie Vivaient le cygne et l'oison ; Celui-là destiné pour les regards du maître, Celui-ci pour son goût ; l'un qui se piquait d'être Commensal du jardin, l'autre, de la maison. Des fossés du château faisant leurs galeries, Tantôt on les eût vus côte à côte nager, Tantôt courir sur l'onde, et tantôt se plonger, Sans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies. Un jour le cuisinier, ayant trop bu d'un coup, Prit pour oison le cygne, et le tenant au cou, Il allait l'égorger, puis le mettre en potage. L'oiseau, prêt à mourir, se plaint en son ramage. Le cuisinier fut fort surpris, Et vit bien qu'il s'était mépris. " Quoi ? je mettrais, dit-il, un tel chanteur en soupe ! Non, non, ne plaise aux dieux que jamais ma main coupe La gorge à qui s'en sert si bien. "

Ainsi dans les dangers qui nous suivent en croupe Le doux parler ne nuit de rien.

  • Que vaut cette déclaration d'innocence de la part d'Ésope ? Et que penser de la " pitié " du Roi ? Il faut croire que celui-ci n'est pas dupe, que le fabuliste et le pouvoir passe ici tacitement un marché destiné à rester leur commun secret : que le roi feigne de croire à l'innocence de la cigale, et Ésope feindra que son art est un art innocent. Ésope restera cigale aussi longtemps qu'il n'aura pas à assumer son rôle de chien politique : la fable est un art politique, mais qui restera un art d'agrément — tout en pouvant à tout instant devenir un discours ouvertement politique. Le Roi renonce donc à exercer sa menace pour faire taire ce que la fable peut avoir de menaçant…

  • Cet extrait de la Vie d'Ésope est donc encore une fable : une fable de la fable, figure d'une généalogie du genre, qui vient autoriser en retour la pratique de LF. Le fabuliste de 1666 nous demande de reconnaître dans " l'origine " les traits génériques qui sont ceux de sa propre création : la part faite à l'ellipse, la possibilité d'une réinterprétation des énoncés (ou des séquences narratives), l'intérêt proprement rhétorique pour les situations de parole (de quoi meurt-on dans les fables, sinon d'erreurs d'interprétation, pour ne pas avoir bien compris un énoncé, ou d'erreurs rhétoriques, pour ne pas avoir su tenir le bon discours à son interlocuteur…), le pouvoir des fables comme spéculation sur une curiosité à la fois narrative et herméneutique du lecteur (" et maintenant que va-t-il se passer ? ", " mais qu'est-ce que ça veut dire ? "), mais aussi le statut d'une parole toujours potentiellement politique…

Quelques remarques sur La Bruyère et Théophraste.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 17 Août 2008 à 10h32.