On trouvera le texte dans le volume d'Alain Brunn, L'Auteur, Flammarion, GF-Corpus, 2001, p. 101 sq.

• On peut reconduire sur cet extrait du Discours sur Théophraste, sur lequel s'ouvre le volume des Caractères de La Bruyère, la ligne d'analyse suivie pour la Vie d'Ésope par La Fontaine, à ceci près que ce sont moins ici des propriétés textuelles (poétiques et rhétoriques) qui sont projetées sur l'origine que des traits ou qualités proprement éthiques : il s'agit pour LB " d'autoriser " un èthos singulier et très exactement inédit : quel " caractère " faut-il supposer à celui qui fait une galerie de " caractères " ? en quoi est-il " autorisé " à tenir un discours moral aux hommes ?

• Le problème pour LB en 1688 tient moins à l'absence de dignité (de valeur) du genre de l'éthopée ou " caractère " que dans le statut même à conférer au " discours moral " affiché par cette publication : l'autorité de celui qui s'appellera un jour le " moraliste " (c'est bien la genèse de cette catégorie neuve " d'auteurs " qui se décide ici) n'est pas celle du philosophe moral (il ne bâtit pas une éthique comme Spinoza ou Malebranche à la même date), et moins encore celle du prédicateur (il ne fait pas un sermon comme Bossuet). Quelle autorité est la sienne si elle ne peut s'adosser à l'autorité d'un système (philosophique) ou à l'autorité d'une morale transcendante (religieuse) ? De quel droit finalement peut-il prétendre " réformer les mœurs des hommes ", selon l'ambition affiché ensuite dans la " Préface " des Nouveaux Caractères ?

• Cette indécision originelle sur le statut du discours fait bien courir un risque à l'œuvre de LB : à méconnaître le statut authentiquement moral et réformateur du propos, on assimilerait la galerie de caractères à une série de portraits seulement satiriques, destinés non à réformer les mœurs mais à flatter ou nourrir la malignité des hommes.

• " Théophraste " nommera donc ici l'èthos spécifique du " moraliste " : le régime narratif de cette " Vie de Théophraste " dresse un relevé des traits de " caractères " de celui qui, " le premier ", a su dresser un relevé des traits de comportements d'une société toute entière. Sans entrer dans le détail du texte, relevons quelques-uns de ces traits éthiques : la " douceur " (deux fois mentionnée p. 104) pour mieux contrer l'accusation de satire (le style satirique est mordant ou caustique) ; " l'esprit vif et perçant " (i.e. capable de pénétrer le jeu des apparences sociales, de remonter de l'extériorité des conduites aux mobiles qui les anime, et au jeu de l'amour-propre) ; p. 105 : la piété et la vertu (le discours moral distinct du discours religieux mais qui le peut le relayer sans hiatus) ; " zélé pour le bien public, laborieux, officieux, affable, bienfaisant " (tous termes à rassembler sous celui de " générosité " : une forme de dévotion au bien commun) ; p. 106-107 : le modèle de l'amitié (l'autorité du discours moral sera celle du simple conseil amical, avec ici ou là un souvenir de Montaigne) ; une économie du temps et de la parole ; une série de maximes qui distille une sagesse modeste (au rebours des morales spectaculaires du stoïcisme ou de l'épicurisme) — celle-là même que les lecteurs de LB vont retrouver dans l'œuvre, et qui tient dans cette seule sentence " sachons perdre dans l'occasion " (vraie source de nos inconduites : le désir du " toujours plus ", de gloire, d'argent, de plaisirs…) ; le fait même que Théophraste puisse s'exprimer par sentences vise à autoriser la diversité générique du recueil de LB (à la fois " caractères " et sentences) ; et finalement : liste d'œuvres qui fait du " moraliste " un homme de savoir, doué d'une ambition encyclopédique, sans pourtant que son propos moral puisse être assimilé à un système.

• Resterait à parcourir l'œuvre propre de LB pour y retrouver cet èthos dans les différents " autoportraits " du moraliste…