Atelier



La composition et l'analyse des textes (Post-scriptum)

Par Michel Charles



Extrait du "Post-scriptum" donné par Michel Charles à l'essai intitulé Composition, Seuil, coll. «Poétique», 2018, p. 417-422 («Post-scriptum: le corpus»).



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Dans Acta Fabula (dossier critique n°52): La classe de composition


Dossiers Commentaire, Rhétorique






La composition et l'analyse des textes
(Post-scriptum)


Les textes analysés [dans cet ouvrage] sont des textes très connus. J'ai absolument manqué à ce que d'aucuns considèrent comme un devoir: faire découvrir des textes inconnus ou mal connus, et l'on est en droit d'estimer que le plus urgent n'est pas d'ajouter au discours critique sur La Chartreuse de Parme ou La Princesse de Clèves. Ce n'est pas à moi de dire si mon propos apporte, sur le plan critique, du nouveau. Je veux simplement donner de mes choix deux justifications. La première est d'ordre technique: il est difficile de demander à un lecteur de suivre l'analyse détaillée d'un texte qu'il ne connaîtrait pas ou connaîtrait mal. Or, vu l'enjeu de ce livre, le passage par des analyses de ce type est inévitable. La seconde justification est qu'il m'intéressait d'étudier des textes qui ont été soumis à une longue et riche tradition critique, qui ont été recouverts d'une épaisse couche de sédiments et, même si l'objet n'est certainement pas d'analyser des réceptions réelles, il est important qu'en quelque sorte elles flottent autour ou au-dessus des textes. Il ne semble pas impossible d'aborder un texte en simulant l'ignorance, l'ignorance de ce qu'il est (je ne l'ai jamais lu) et l'ignorance de ce qu'on en a dit. L'ignorance feinte est une technique comme une autre. Elle n'est pas facile à manier, mais elle a fait ses preuves. Je l'ai abondamment pratiquée. Elle a cependant ses limites et le plus sûr est encore de contrôler au mieux ce qui relève d'un savoir préalable plus ou moins diffus, d'en mesurer l'impact et de le mettre à l'épreuve: je peux faire semblant de ne jamais avoir lu La Princesse de Clèves, mais je ne vais pas faire semblant d'ignorer ce qu'est une exposition ou une description ni non plus m'étonner outre mesure de l'aveu, ce qui ne m'empêchera pas d'essayer d'observer procédures et épisodes avec le moins de présupposés possible. (Je n'avancerai pas de troisième raison d'avoir choisi ces textes, puisque je n'en ai annoncé que deux: ce serait qu'ils me plaisent, qu'ils me semblent plaire à beaucoup et que l'on peut ainsi joindre l'assurément agréable au peut-être utile.)


Les textes analysés sont largement cités. Il fallait bien sûr être le plus clair possible. Mais, le temps passant et le travail avançant, j'y ai vu confusément un autre intérêt. Les analyses proposées se veulent des descriptions. Cependant, réserver, retarder l'interprétation ne renvoie pas à je ne sais quelle neutralité contemplative. L'intervention, le bricolage, la manipulation, l'expérimentation sont au contraire le fondement même de ce type de travail, qui veut s'inscrire dans une tradition rhétorique, une tradition dont on sait qu'elle pratique par principe l'irrespect et que, à ce titre, elle se donne le droit de mettre en question l'autorité du texte. Idéalement, il s'agit de donner à un texte la meilleure configuration possible, qui rende compte le plus économiquement possible des lectures qu'on en peut faire. La marge de manœuvre est réduite: ne pas refuser l'intrusion, d'un côté, ne pas traduire le texte à l'aide d'un dictionnaire herméneutique quelconque, de l'autre. Il m'est apparu peu à peu que le «commentaire rhétorique» idéal pourrait essayer de se passer de commenter, tenter de se réduire à n'être plus qu'une sorte de copie du texte étudié, présentée dans une disposition différente, agrémentée de discrets soulignements, de signes divers indiquant les décrochages, déviations, doublages, inflexions, accentuations, accélérations, etc., qui en feraient une sorte de partition. Je n'ai pas eu l'audace de me lancer dans un «commentaire» dont l'instrument principal fût la typographie, mais il est permis de rêver.


Aucun des textes analysés dans la seconde partie de ce livre n'est un texte réflexif, je veux dire essentiellement réflexif. Dans Manon Lescaut, des Grieux se contente à peu près de dire que son récit l'a tué et Renoncour qu'il a été fidèle à des Grieux («jusques au feu exclusivement», comme aurait dit Rabelais) et, sur ce plan, j'en suis resté là. Je n'ai pas été tenté de faire dire à des textes quelque chose sur la littérature, ni même sur leur propre poétique. Je voulais par exemple suivre Balzac dans sa pratique romanesque, je ne me sentais pas obligé de le suivre dans ses idées sur cette pratique. C'eût été une autre question. Et, même en traitant d'un texte aussi «pensé» que la Recherche, je pouvais et devais distinguer l'interprétation de l'auteur ou, en l'occurrence, du narrateur (le sens qu'il donnait à la forme) et la description de ses opérations (la forme qu'il donnait au sens). Ce qui m'intéressait dans ce travail, c'étaient des pratiques, non des théories, c'était de porter un regard théorique sur des pratiques, non sur les théories de ces pratiques. Il s'agissait ainsi d'avoir, dans l'analyse, le moins de contraintes possible.


De toute façon, un texte réflexif n'est souvent que l'extension d'un discours d'intention. Je ne reviens pas sur un débat usé jusqu'à la corde. L'intention de l'auteur est éminemment intéressante; elle doit être tenue pour une interprétation du texte, et c'est évidemment tout à fait considérable, mais elle n'est que cela. Pouvons-nous imaginer qu'un auteur maîtrise tous les effets de ce qu'il écrit? y compris, bien sûr, ceux qui pourront éventuellement toucher les générations futures? D'une part, comme il y a chez un artisan une intelligence du geste, il y a chez un écrivain une intelligence de l'écriture qui sans doute va plus loin que «les vérités de l'intelligence». En particulier, je ferais volontiers l'hypothèse que des formes agissent en profondeur, sourdement, obscurément, qu'il est probable qu'elles «travaillent» hors de toute maîtrise, certain que l'analyste ne peut qu'en faire une description hypothétique, mais raisonnable de penser qu'à cette condition sa description peut se donner comme fin d'être sinon vraie, du moins efficace. D'autre part, les mots, les schémas, les thèmes, les images, les personnages ne peuvent appartenir en propre à l'écrivain, ils ont été nécessairement utilisés par d'autres avant lui, ils portent sur eux leur histoire. De cette «charge», l'auteur interprète n'a certainement pas tout voulu. Par contre, si nous nous intéressons à ce que peut offrir son texte aux lecteurs que nous sommes, il serait étrange de nous en priver. Le plus pertinent est encore de reprendre un cliché: quelque chose parle à travers l'auteur. Nous avons connu dans l'histoire de multiples identifications de ce «quelque chose», du dieu inspirateur à la libido. Quand nous nous plaçons dans cette perspective, nous avons affaire à diverses versions plus ou moins actualisées de la prophétie. Il me semble, plus trivialement, que ce «quelque chose», c'est d'abord la masse énorme des discours qu'un texte bon gré mal gré convoque. Et il ne s'agit pas seulement d'une intertextualité plus ou moins savante, mais de tout ce qui peut se dire ou s'écrire. Dans le langage, il n'est pas d'espaces vierges. Le plus sophistiqué des textes littéraires puise son matériau dans le même réservoir, dans le même trésor de mots et de formes que la pratique la plus ordinaire du langage, et il ne peut pas s'en abstraire. Il a beau avoir un commencement, un milieu et une fin, cela ne le préserve pas de la charge du langage ordinaire. Tout est là. De sorte que l'intention de l'auteur ne s'appréhendera éventuellement qu'au terme d'une démarche soustractive, pour ne pas dire mutilante. Certes, il y a bien des manœuvres par lesquelles un auteur cherche à garder l'«autorité» sur des lectures multiples et sans doute, pour une bonne part, tout à fait imprévisibles pour lui: ce sont les diverses mises en scène de l'œuvre ouverte. L'auteur trouvera souvent aide et complicité (à distance) chez le critique contemporain, qui appréciera cette posture. Mais il s'agit évidemment d'une forme vide: on déclare simplement que le texte appartient à celui qui le lit. Il est passionnant d'étudier les stratégies alors mises en œuvre, à condition toutefois de n'en pas faire un mauvais usage. Cette posture me permet en effet d'asseoir ma propre autorité: ce que je dis, l'auteur le cautionne a priori, et je risque de verser dans le travers noté plus haut. Bref, s'il est légitime de déterminer la part de l'auteur, il me semble qu'il ne l'est pas moins de s'intéresser à ce qui lui échappe. L'intention de l'auteur, quand on la connaît, jette un éclairage puissant sur son œuvre, ce n'est pas pour autant qu'il faut négliger ce qui reste dans l'ombre et ne pas essayer de modifier l'éclairage.


Les textes analysés sont-ils plus riches, plus «résistants» que d'autres pour pouvoir se prêter, comme on suppose qu'ils font, à des analyses sophistiquées qui prétendent conduire à de merveilleuses figures? Je n'ai évidemment pas de réponse. Mais il n'y a pas lieu de s'étonner de la complexité du fonctionnement d'un texte. Il est beaucoup plus étonnant qu'on puisse admettre qu'un auteur maîtrise absolument sa production, je n'y reviens pas. Quand nous analysons un texte, nous faisons surgir, en quelque sorte, tout un environnement discursif; mieux, non seulement nous multiplions les relations possibles entre les éléments qui le composent, mais nous multiplions ces éléments eux-mêmes, en montant jusqu'à des unités qui le dépassent (genres ou thèmes) ou en rendant perceptibles des unités de très petite dimension. Mais il faut bien en venir à la question cruciale: une fois acceptée la complexité des opérations, qu'est-ce qui revient au texte et qu'est-ce qui revient à l'analyse? Nous n'avons sans doute pas à traiter cette question dans notre domaine autrement que dans les autres. D'abord, pour faire simple: on essaie de rendre compte d'un objet de la manière la plus économique et si tel élément observable ne peut pas être pris en compte, on change la théorie. Ce qui revient à dire que le texte qu'on avait construit avait été excessivement appauvri. Par ailleurs, le critique, le poéticien, l'analyste, etc., propose ses hypothèses: il a préalablement choisi le texte (voir plus haut pour ce qui me concerne), mais il a aussi choisi les «faits», ce qui lui paraît être «à expliquer». Et c'est là que tout devient délicat. Est-ce qu'on va expliquer ce qui est difficile? Sans doute, mais n'est-ce pas, dans ce qui est difficile, ce qui est digne d'être expliqué? voire ce qui semble digne d'être expliqué? Sans doute, le plus souvent. Une communauté de lecteurs a environné le texte d'un certain nombre de questions qui, en quelque sorte, ont fini par faire partie de lui: le réseau textuel intègre inévitablement sinon des énoncés critiques, du moins les effets de gestes critiques, qui ont fléché certains itinéraires et surligné certaines connexions.


Pour pallier cet inconvénient, idéalement, on essaiera d'établir, de construire la difficulté, on pourra même s'exercer à commencer par des difficultés qui semblent a priori fort peu intéressantes. Se demander par exemple si, dans La Princesse de Clèves, le tableau de la cour est ou non une exposition, et si même il existe comme «morceau», est futile en ce sens que la question est a priori tout à fait périphérique. Et pourtant le décentrement n'est peut-être pas encore suffisant. Je dois en effet reconnaître après coup que je n'ai pas été capable de m'abstraire d'une tradition: la critique de ce tableau. S'il y a une originalité de ma question, elle ne tient donc pas ici à l'objet sur lequel elle porte, mais seulement à la façon de l'aborder. Peut mieux faire. Beaucoup de présupposés viennent ainsi perturber la démarche. Il convient donc d'élaborer des stratégies qui permettent de les soumettre à la critique. Mais il restera de toute façon un point aveugle, qui nous ramène à la question de départ. C'est le choix du texte. Qu'une fois le texte choisi, je le mette dans la meilleure lumière possible, que je cherche à l'«exposer» sous le meilleur jour, cela ne me semble pas faire problème: le meilleur jour est celui sous lequel il va déployer toutes ses possibilités. Par contre, sauf quand, a priori, je veux démontrer quelque chose de précis, le choix du texte est fondé sur un goût et sur l'intuition, le sentiment qu'il a cette richesse. La communauté des lecteurs joue ici nécessairement son rôle. Par son action, par la sédimentation de ses interventions, elle a déjà déployé des possibilités de l'œuvre et, même si je ne reprends pas ce «travail», ce dernier joue confusément le rôle d'une caution. Il m'encourage en quelque sorte et me met dans l'illusion que je pourrai déployer tous les possibles. Il n'est pas nécessaire de souligner ce qu'il y a là d'utopie, peut-être même de folie. La recherche a aussi besoin d'illusion.




Michel Charles
© Seuil, février 2018.


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