Atelier



Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes".
Séance 1 (07 octobre 2011): A(na)chroni(sm)e.

Les historiens et l'anachronisme, par Frédérique Fleck.
Lire aussi: Anachronisme: résumés des articles de Rancière et Loraux.




Les historiens et l'anachronisme

Il nous paraît indispensable, dans le cadre de la réflexion que le séminaire «Anachronies. Textes anciens et théories modernes» se propose d'amorcer, de nous référer à la façon dont l'anachronisme est manié et considéré dans d'autres domaines des sciences humaines. Je propose dans ce qui suit de faire le point sur l'emploi de l'anachronisme chez les historiens, puisque l'anachronisme, en tant qu'il concerne la temporalité, constitue un problème proprement historique. Je procèderai à cette rapide mise au point à partir de deux articles, l'un de l'historienne de l'Antiquité Nicole Loraux (Nicole Loraux, « Éloge de l'anachronisme en histoire», Le Genre humain 27, 1993, p. 23-39; repris dans Les Voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, 2005, p. 127-139; texte cité dans cette dernière édition) et l'autre du philosophe Jacques Rancière («Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», L'Inactuel 6, 1996, p.53-68). On pourra se reporter aussi aux résumés que je propose de ces deux articles (voir la page Anachronisme: résumés des articles de Rancière et Loraux) .

J. Rancière et N. Loraux partent d'un même constat: l'anachronisme est, pour l'historien, le péché capital:

«Le problème est d'arrêter avec exactitude la série des précautions à prendre, des prescriptions à observer pour éviter le péché des péchés, le péché entre tous irrémissible: l'anachronisme.»
(Lucien Febvre, Le Problème de l'incroyance au xvie siècle. La religion de Rabelais, Albin Michel, 1968, p. 15; cité par J. Rancière, p. 53)

«L'anachronisme est la bête noire de l'historien, le péché capital contre la méthode dont le nom seul suffit à constituer une accusation infamante, l'accusation – somme toute – de ne pas être un historien puisqu'on manie le temps et les temps de façon erronée.»
(N. Loraux, p. 128)

Tous deux expliquent que le problème, pour l'historien, n'est pas tant celui d'une confusion de dates que d'une confusion d'époques. N. Loraux évoque, dans le cadre de la «psychologie historique» des années soixante (J.-P. Vernant), le rejet de l'idée qu'il y aurait une nature humaine éternelle: on considère alors que la psychologie humaine est déterminée par le contexte matériel, social et culturel. Cela amène à enclore les hommes dans leur époque et dans les catégories psychologiques qui lui sont propres, à considérer ceux qui ont vécu en d'autres temps comme fondamentalement autres (influence de l'anthropologie). J. Rancière, quant à lui, parle de l'école des Annales (L. Febvre), qui impose le temps long des cycles et des structures contre le temps court des événements et fait primer l'épaisseur du social, les manières de faire, d'être et de penser sur les faits individuels et superficiels. Il en résulte l'idée d'une permanence au sein de chaque époque qui abolit le principe de succession, un «pur présent», qui est en fait le principe même qui permet l'établissement de vérités générales et donc scientifiques en histoire:

«Les hommes ressemblent plus à leur temps qu'à leurs parents» (proverbe arabe cité par Marc Bloch dans Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien, Paris, Armand Colin, 1997 (1949), p.57; cité par J. Rancière, p. 60)
[NB: M. Bloch se pose en fait les mêmes questions que N. Loraux et ses textes la conforteront dans sa décision de pratiquer l'anachronisme (cf séance 3 «Nos mots et les leurs»).]

Ainsi, Lucien Febvre, dans l'ouvrage cité par J. Rancière, dénonce l'anachronisme qui consiste à dire que Rabelais était un incroyant. En effet, pour L. Febvre, la croyance est conditionnée par l'appartenance à une époque; or, il n'était pas possible d'être incroyant au temps de Rabelais, donc Rabelais n'était pas incroyant. Mais J. Rancière rappelle qu'il n'y a de l'histoire que «pour autant que les hommes ne «ressemblent» pas à leur temps, pour autant qu'ils agissent en rupture avec «leur» temps» (p. 66). C'est la reconnaissance des «anachronies» que j'ai évoquées dans ma mise au point sur cette notion, reconnaissance qui rend caduque l'imputation d'anachronisme.

Chez J. Rancière, il y a donc une critique de la diabolisation de l'anachronisme par les historiens, mais pas de véritable réhabilitation de la notion, qui est plutôt évacuée au profit de celle d'anachronie. Cela tient sans doute au fait que l'anachronisme dont il est question chez lui est simplement le constat du caractère anachronique d'un objet étudié par l'historien, et non un geste, une pratique, comme chez N. Loraux qui procède, elle, à un éloge en bonne et due forme de l'anachronisme en histoire.

Chez N. Loraux il est en effet question du geste d'importer dans l'époque qu'on étudie des notions qui lui sont inconnues (cette pratique fait l'objet de la troisième séance du séminaire, «Nos mots et les leurs», et réapparaît dans la cinquième séance, «La notion de personnage»). Il s'agit aussi chez elle de procéder à des comparaisons entre l'époque étudiée et notre époque (question qui sera abordée dans la septième séance, «L'anachronisme contrôlé»). Après avoir d'abord adhéré à la «psychologie historique», N. Loraux s'en détache: «j'ai commencé (…) à me demander d'où nous parlions, nous qui pensions restituer les Grecs à leur discours propre; comment nous pouvions nous mettre ainsi nous-mêmes entre parenthèses (…); par quel miracle (…) nous pouvions ainsi avoir accès sans médiation, directement et sans distorsion, aux pensées de l'homme grec», «comment se faisait-il, si vraiment nous avions si peu en commun avec les Grecs, que nous puissions être assurés de les comprendre?» (p. 130). Elle en conclut que, pour comprendre les hommes du passé, nous devons bien partager quelque chose de leurs sentiments et de leurs pensées.

N. Loraux plaide pour ce qu'elle appelle une «pratique contrôlée de l'anachronisme» (p. 132). Il s'agit de reconnaître que «le présent est le plus efficace des moteurs de la pulsion de comprendre» (p. 129) et que l'analogie permet de «donner vie et contenu à des faits qui, à une telle distance, risquent de se réduire à une pure forme» (p. 128) – c'est ce qui sera au cœur de la sixième séance du séminaire, «Actualiser?».

Elle propose donc de «soumettre [le] matériau antique à des interrogations que les anciens ne se sont pas posées ou du moins n'ont pas formulées ou, mieux, n'ont pas découpées comme telles» (p. 132). Elle donne l'exemple de l'«opinion publique», qui ne pourrait s'appliquer à la démocratie directe athénienne; mais cette démocratie n'était pas si directe, et il est intéressant justement de noter les différences entre notre «opinion publique» et des phénomènes proches comme la phèmè («rumeur publique»). N. Loraux met toutefois en garde contre le risque inhérent à la pratique de l'anachronisme: si l'on identifie pleinement telle description de la démocratie athénienne à la dictature du prolétariat par exemple, en s'appuyant sur des textes qui sont en fait des représentations caricaturales et critiques de cette démocratie (mais qui ne nous apparaissent plus comme telles), l'usage de l'anachronisme cesse d'être contrôlé. N. Loraux, si elle préconise de renoncer à l'obsession de la psychologie historique de tenir l'objet étudié à une «bonne distance» (p. 129) rappelle toutefois que, préalablement à tout va-et-vient entre présent et passé, il y a nécessairement un moment de «mise à distance» (p. 132), de suspension de ses catégories propres (cette problématique nourrira la quatrième séance du séminaire, «La bonne distance»).

Enfin, pour N. Loraux, s'il est intéressant d'«aller du présent vers le passé avec des questions du présent» (p. 131), il l'est encore plus de «revenir vers le présent, lesté de problèmes anciens» (p. 135). Cela implique, pour elle, une attention portée aux phénomènes de répétition (par exemple l'amnistie athénienne de 403 avec l'oubli des malheurs de l'oligarchie et le voile jeté pendant longtemps sur la France de Vichy); pour nous, ce sera peut-être plutôt un retour sur la théorie moderne à la lumière des problèmes anciens.

L'article de l'historienne N. Loraux, qui réhabilite la pratique de l'anachronisme, nous a beaucoup inspirés, et nous nous y référerons souvent dans le cadre des différentes séances du séminaire. C'est dans son esprit que nous manierons l'«anachronie», terme que nous avons choisi de substituer à celui d'«anachronisme», trop chargé de connotations négatives (voir à ce sujet la mise au point sur les notions d'«anachronisme» et d'«anachronie»).

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Frédérique Fleck

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Novembre 2012 à 18h05.