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Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes".
Séance 1 (07 octobre 2011): A(na)chroni(sm)e.

Anachronisme: résumés des articles de Jacques Rancière et Nicole Loraux, par Frédérique Fleck.
Annexe de la page Anachronisme et historiographie (sur Nicole Loraux et Jacques Rancière)




Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», L'Inactuel n°6, Calmann-Lévy, 1996, p.53-68.

«Le problème est d'arrêter avec exactitude la série des précautions à prendre, des prescriptions à observer pour éviter le péché des péchés, le péché entre tous irrémissible: l'anachronisme.» C'est sur cette citation de Lucien Febvre (Le Problème de l'incroyance au xvie siècle. La religion de Rabelais, Albin Michel, 1968, p. 15) que J. Rancière ouvre son article et sa réflexion.

Il y a, d'après lui, un nœud de questions philosophiques jamais traité comme tel dans le discours historien: les rapports du temps, de la parole et de la vérité; ces questions sont réglées à la place par des procédures poétiques de construction du récit historique. Et l'anachronisme est précisément l'un des concepts poétiques utilisés à cette fin.

L'anachronisme n'est pas tant un problème de confusion de dates (remontée d'une date vers une autre date) qu'un problème de confusion d'époques. 1) Remontée des temps historiques vers les temps légendaires: les amours d'Enée (guerre de Troie) et Didon (Carthage) chez Virgile; le poète peut inventer librement concernant la légende d'Enée, mais pas concernant la fondation de Carthage, qui relève de la chronologie romaine: les droits de la fiction sont plus restreints au fur et à mesure que l'on se rapproche du présent. 2) Confusion des époques comme régimes de vérité, rapports particuliers à l'éternité.

L. Febvre, cofondateur des Annales, appartient à un mouvement qui rompt avec l'histoire événementielle (avec le kath' hekaston, «un par un», définissant l'histoire dans la Poétique d'Aristote: succession des princes, des batailles, des traités décrite par les chroniqueurs). Ce mouvement rompt aussi avec l'histoire comme enchaînement providentiel (ordre logique d'implication réciproque, de cause à effet: symplokhè de Polybe qui veut rendre l'histoire plus philosophique, i.e. générale, au sens aristotélicien, providence divine de Saint Augustin et Bossuet, histoire universelle du développement progressif de l'esprit humain au xixe siècle). Il y a un double renversement: d'ordre diachronique, le temps long des cycles et des structures s'imposant contre le temps court des événements; d'ordre synchronique, l'épaisseur du social, les manières de faire, d'être et de penser primant sur les faits individuels et superficiels. On obtient ainsi une permanence au sein de chaque époque déterminée qui abolit le principe de succession, un «pur présent» et une «co-présence des sujets historiques» (p. 60). Cela permet l'établissement de vérités générales et donc scientifiques. Marc Bloch (qui appartient au même courant que L. Febvre) l'exprime ainsi: «l'histoire est la science des hommes dans le temps» (Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien, Paris, Armand Colin, 1997 (1949), p.52), «les hommes ressemblent plus à leur temps qu'à leurs parents» (proverbe arabe cité dans Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien, p.57).

L'anachronisme dénoncé par L. Febvre dans l'ouvrage cité est celui qui consiste à dire que Rabelais était un incroyant, masquant sous la forme de la parodie son athéisme, comme le fait Abel Lefranc dans la préface à son édition de Pantagruel. J. Rancière, dans son analyse, montre que «l'imputation d'anachronisme n'est pas l'allégation qu'une chose n'a pas existé à une date donnée, elle est l'allégation qu'elle n'a pas pu exister à cette date»: «l'anachronisme ne concerne pas une question de faits, il concerne une question de pensée» (p. 58). La croyance, pour L. Febvre, est conditionnée par l'appartenance à une époque: il n'était pas possible d'être incroyant au temps de Rabelais. Cela renvoie finalement à la notion poétique de vraisemblance ou de convenance.

Pour J. Rancière, «le concept d'«anachronisme» est anti-historique parce qu'il occulte les conditions mêmes de toute historicité. Il y a de l'histoire pour autant que les hommes ne «ressemblent» pas à leur temps, pour autant qu'ils agissent en rupture avec «leur» temps, avec la ligne de temporalité qui les met à leur place (...). Mais cette rupture n'est elle-même possible que par la possibilité de connecter cette ligne de temporalité à d'autres, par la multiplicité des lignes de temporalité présentes dans «un» temps.» (p. 66) En revanche, «il y a des modes de connexion que nous pouvons appeler positivement des anachronies: des événements, des notions, des significations qui prennent le temps à rebours, qui font circuler du sens d'une manière qui échappe à toute contemporanéité, à toute identité du temps avec «lui-même». Une anachronie, c'est un mot, un événement, une séquence signifiante sortis de «leur» temps, doués du même coup de la capacité de définir des aiguillages temporels inédits, d'assurer le saut ou la connexion d'une ligne de temporalité à une autre.» (p. 67-68)


Nicole Loraux, « Éloge de l'anachronisme en histoire», Le Genre humain n° 27, Éditions du Seuil, 1993, p. 23-39; repris dans Les Voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, numéro commun EspacesTemps Les Cahiers n° 87-88 et CLIO, Histoire Femmes et Sociétés, 2005, p. 127-139 (cité dans cette dernière édition).

N. Loraux part du constat que «l'anachronisme est la bête noire de l'historien, le péché capital contre la méthode dont le nom seul suffit à constituer une accusation infamante, l'accusation – somme toute – de ne pas être un historien puisqu'on manie le temps et les temps de façon erronée» (p. 128). L'historien se garde donc d'importer des notions inconnues à l'époque qu'il traite et de procéder à des comparaisons ou autres analogies (ce dont l'anthropologue, lui, ne se prive pas). Il est pourtant nécessaire de prendre en considération un autre temps, une «achronie» qu'il faut postuler pour rendre compte de ce qui, dans une époque, anticipe sur l'époque suivante.

Il se pourrait que l'historien de l'Antiquité, du fait de l'extrême éloignement de son objet, soit contraint de recourir à l'anachronisme, à l'analogie afin de «donner vie et contenu à des faits qui, à une telle distance, risquent de se réduire à une pure forme» (p. 128). Avoir «l'audace d'être historien» (p. 129), c'est assumer le risque de l'anachronisme en toute connaissance de cause. Souvent, «le présent est le plus efficace des moteurs de la pulsion de comprendre» (p. 129), comme l'illustrent par exemple les travaux de N. Loraux sur l'amnistie qui a suivi le renversement du régime oligarchique des Trente à Athènes en 403, inspirés par la grâce du milicien Paul Touvier en 1972 et par une interview provocante de Darquier de Pellepoix, ancien commissaire aux Questions juives, en 1978.

Toutefois, a pesé sur les études grecques dans les années 60, à l'instigation notamment de Jean-Pierre Vernant, «une rigoureuse interdiction de penser les Grecs autrement que dans leurs mots», «pour ne pas leur poser d'autres questions que celles qu'ils se posaient à eux-mêmes» (p. 129): il faut par exemple parler de peithô, pas de «persuasion». Ce fut le règne de la «psychologie historique» (p. 129). Dans cela entrait le désir de tenir l'objet à une «bonne distance» (p. 129): méfiance envers l'idée d'un «homme éternel» (p. 130) résultant en une tendance à enclore l'homme grec à l'intérieur de son époque et de ses catégories psychologiques; croyance en une détermination de la psychologie humaine par le contexte matériel, social et culturel; désir de trouver «de l'autre» (p. 130), i.e. dimension anthropologique. Cet «historicisme sans compromis» (p. 130) était une réaction à l'idée d'une nature humaine éternelle, laquelle conduisait à conclure qu'il n'y avait «rien de nouveau sous le soleil» (p. 130). Le mot d'ordre était «Back to the Greeks» (J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, 1965, p. 10).

N. Loraux, après un temps d'enthousiasme, s'interroge: «j'ai commencé (…) à me demander d'où nous parlions, nous qui pensions restituer les Grecs à leur discours propre; comment nous pouvions nous mettre ainsi nous-mêmes entre parenthèses (…); par quel miracle (…) nous pouvions ainsi avoir accès sans médiation, directement et sans distorsion, aux pensées de l'homme grec»; «comment se faisait-il, si vraiment nous avions si peu en commun avec les Grecs, que nous puissions être assurés de les comprendre?» (p. 130). En fait, pour comprendre les Grecs, il faut bien que nous partagions quelque chose de leurs sentiments et de leurs pensées. Et il nous faut aussi tenir compte des interprétations concernant la Grèce ancienne qui ont été données par le passé et qui nous nourrissent, même à notre insu. N. Loraux retrouve les mêmes questions et les mêmes tentatives de réponse chez le médiéviste Marc Bloch (Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien, publication posthume (1949), Paris, Armand Colin, 1997). Elle adopte une méthode consistant à «aller du présent vers le passé avec des questions du présent pour revenir vers le présent, lesté de ce que l'on a compris du passé» (p. 131). Préalablement à ce va-et-vient, il y a toutefois un moment nécessaire de «mise à distance» (p. 132), de suspension par le chercheur de ses catégories propres.

N. Loraux plaide pour une «pratique contrôlée de l'anachronisme» (p. 132). Elle préconise de «soumettre [le] matériau antique à des interrogations que les anciens ne se sont pas posées ou du moins n'ont pas formulées ou, mieux, n'ont pas découpées comme telles» (p.132). Elle donne l'exemple de l'«opinion publique», notion qui, pour certains, ne saurait être opératoire dans le contexte de la démocratie directe athénienne; mais cette démocratie n'était pas si directe, et il est intéressant justement de noter les différences entre notre «opinion publique» et des phénomènes proches comme la phêmê («rumeur publique»). En revanche, si l'on identifie pleinement telle description de la démocratie athénienne à notre démocratie moderne, où les femmes peuvent s'exprimer librement comme les hommes, ou bien à la dictature du prolétariat, en s'appuyant sur des textes qui sont en fait des représentations caricaturales et critiques (mais qui ne nous apparaissent plus comme telles) de cette démocratie, l'usage de l'anachronisme cesse d'être contrôlé.

Mais, pour N. Loraux, «il y a sans doute encore plus à tirer de la démarche qui consiste à revenir vers le présent, lesté de problèmes anciens» (p. 135). Une attention particulière devrait ainsi être portée aux phénomènes de répétition (par exemple l'amnistie athénienne de 403 avec l'oubli des malheurs de l'oligarchie et le voile jeté aujourd'hui sur la France de Vichy).

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Frédérique Fleck

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Novembre 2012 à 18h06.