Atelier



Actualiser ou inactualiser? La méthode d'Yves Citton et l'histoire littéraire, par Arnaud Welfringer.

Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes" (2011-2012).
Introduction à la sixième séance (9 mars 2012): Actualiser?




Actualiser ou inactualiser?
La méthode d'Yves Citton et l'histoire littéraire

Nous avons la joie de recevoir aujourd'hui Yves Citton, professeur de littérature à l'Université Stendhal de Grenoble, et auteur d'une petite dizaine d'ouvrages qui portent principalement sur la littérature du XVIIIe siècle – si l'on peut ainsi s'exprimer au sujet d'un théoricien de la lecture «actualisante» des textes du passé.

À ce titre, la présence d'Yves Citton dans ce séminaire mérite à peine d'être justifiée. Lorsque nous avons réfléchi l'an passé aux différentes séances que nous comptions organiser autour de la question de l'usage de «théories modernes» au sujet de «textes anciens» et du problème de l'anachronie, il nous a semblé immédiatement évident de consacrer une après-midi à la question de «l'actualisation» telle qu'Yves Citton l'a pratiquée dans plusieurs ouvrages sans encore la nommer, et qu'il a définie dans un ouvrage important publié en 2007 aux Éditions Amsterdam: Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires?

Ouvrage important, d'abord parce qu'il a contribué à fonder un nouveau sous-genre théorique: l'essai de théorie littéraire par gros temps, et plus précisément le plaidoyer pour les études littéraires par temps de LRU – ou de ses divers équivalents en Europe et aux États-Unis. Le propos affiché d'Yves Citton consistait en effet à délivrer «58 réponses à Nicolas Sarkozy», comme il était écrit sur le bandeau – rouge – de l'ouvrage, 58 réponses, plus précisément, aux déclarations de campagne du candidat en 2007 au sujet de la Princesse de Clèves, de la guichetière et de l'utilité et du financement public des études de «littérature ancienne». Nous avons pu apprendre par la suite que ces déclarations n'étaient pas de vaines promesses de campagne ni de simples «petites phrases», comme disent les journalistes, et qu'Yves Citton avait eu raison de les prendre au sérieux d'aussi bonne heure.

Depuis, un certain nombre de livres se sont demandés à sa suite pourquoi et comment étudier la littérature: c'est la question à laquelle se proposent de répondre dans des essais récents Vincent Jouve, Jean-Marie Schaeffer, Martha Nussbaum et quelques autres; et Yves Citton lui-même est revenu à nouveaux frais sur cette question en 2010, dans un autre ouvrage intitulé L'Avenir des humanités[1].

Le livre d'Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser, comme ceux de ses successeurs (quelles que soient les divergences théoriques et politiques qui existent entre eux), se distinguent très nettement du traditionnel éloge «belles-lettriste» pour les humanités, tel qu'il a pu être pratiqué naguère, disons, par une Jacqueline de Romilly ou un Alain Finkielkraut. D'une part, Yves Citton a en effet inauguré un type de plaidoyer pour les études littéraires fondé sur une réflexion proprement épistémologique sur la discipline comme sur la littérature. Ce faisant, il renoue avec une exigence et une ambition théoriques qui s'étaient raréfiées en France depuis quelques décennies – on serait presque tenté d'en remercier l'actualité politique. D'autre part, Yves Citton a introduit un souffle de nouveauté dans la réflexion théorique, en s'appuyant sur des théoriciens, des philosophes ou des sociologues jusque là peu fréquentés des littéraires, qui ne soupçonnaient pas qu'ils puissent y trouver leur miel. À cet égard, Lire, interpréter, actualiser est un ouvrage profondément généreux: nous sommes plusieurs ici même qui devons à Yves Citton d'avoir lu Stanley Fish, Richard Rorty, Bruno Latour ou Gabriel Tarde. Enfin, et c'est la dernière différence avec les éloges «belles-lettristes» à l'ancienne mode, Yves Citton ne considère pas que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes universitaires possibles, et son propos n'est pas de défendre les études littéraires telles qu'elles sont pratiquées. Il impute aussi à la manière dont sont enseignées aujourd'hui les Lettres une responsabilité dans leur désaffection, voire dans leur discrédit, auprès des étudiants aussi bien que des dirigeants politiques et de leurs électeurs.

Cette manière de pratiquer et d'enseigner la littérature, c'est évidemment la manière de l'histoire littéraire, redevenue hégémonique depuis le début des années 1980 – si tant est, au demeurant, qu'elle ait vraiment cessé de dominer institutionnellement durant les années 1960-1970 comme on le prétend parfois. Or, si la pertinence des études de «littérature ancienne», pour reprendre l'expression du candidat-président, semble désormais ne plus aller de soi, c'est peut-être précisément parce que cette manière hégémonique d'étudier la littérature qu'est l'histoire littéraire définit son objet d'abord et surtout par l'historicité de celui, c'est-à-dire, vu de l'extérieur, par son «ancienneté» – autant dire par son inactualité. Plus radicalement, à partir du moment où l'on considère avec Stanley Fish qu'un texte n'est pas donné mais bien construit par ses lecteurs, ou, pour le dire avec Michel Charles, que «le texte n'existe pas» hors d'une interaction avec le commentaire qui le constitue comme texte, eh bien l'histoire littéraire, comme n'importe quel geste critique, n'a nullement affaire à des textes en soi, mais construit ceux-ci selon certains protocoles et produit ainsi des objets d'un certain type – en l'occurrence, elle produit des objets essentiellement inactuels et non pertinents. Et cette inactualité n'a même pas les atours provocateurs de l'intempestivité; cette non-pertinence ne bénéficie pas davantage des charmes de l'impertinence. L'histoire littéraire travaille donc à écarter et à dénier ce qui, dans un texte ancien, assure sa lisibilité présente, et, partant, ce qui nourrit le désir de l'étudier ici et maintenant – y compris, pourquoi pas, de façon historique. L'histoire littéraire est ainsi une machine à inactualiser, ou à désactualiser les textes littéraires.

Car les textes, du moins ceux que nous étudions, sont actuels, du fait même que nous les étudions. À l'ouverture de Lire, interpréter, actualiser, Yves Citton partait en effet de ce constat indiscutable: «un texte littéraire ne continue à exister que pour autant qu'il nous parle, et […] il ne nous parle que par rapport à nos pertinences actuelles»[2]. D'où la promotion, de sa part, d'une pratique de lecture et d'enseignement de la littérature qui s'efforce donc d' «actualiser» les œuvres, c'est-à-dire d'installer résolument leur étude par rapport à nos actualités. Ce qui ne veut pas dire tourner le dos à l'Histoire; Yves Citton, en effet, «réhabilite» en partie l'histoire littéraire, non pour la vérité historique qu'elle permettrait d'atteindre pour elle-même, mais en ce qu'elle permet de confronter nos évidences présentes à une altérité, et ainsi d'altérer nos habitudes de pensée. La lecture des textes du passé à l'aune des préoccupations du présent offrirait l'occasion de trouver des réponses inédites ou oubliées à des questions actuelles, voire de reformuler ces questions ou même de modifier le partage entre ce qui est pertinent pour nous et ce qui ne l'est pas. La lecture actualisante, qui semble un anachronisme délibéré, ne ferait en réalité que redoubler, ou plutôt reconnaître, l'anachronie inhérente à des textes peut-être écrits autrefois mais lisibles et vivants aujourd'hui, et ainsi nous donner les moyens de réaffirmer la valeur de notre discipline. C'était du moins le propos défendu dans cet ouvrage de 2007, sur lequel Yves Citton a accepté de revenir aujourd'hui avec nous, en nous présentant, pour introduire la discussion, une intervention intitulée «détourner l'actualisation».


Arnaud Welfringer


Lire également:

  • "Deux raisons de ne plus actualiser et cinq brèves propositions pour ne plus actualiser", par Sophie Rabau.



Pages de l'Atelier associées: Actualisation, Anachronies, Interprétation, Pourquoi les etudes litteraires.


[1] Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature, Paris, Armand Colin, 2010; Jean-Marie Schaeffer, Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature?, Paris, Éditions Thierry Marchaisse, 2010; Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle, Climats, 2011; Yves Citton, L'Avenir des humanités, Paris, La Découverte, 2010.

[2] Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 26.



Arnaud Welfringer

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Novembre 2012 à 22h03.