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Turbulences (Revue Socio-anthropologie, n° 44)

Turbulences (Revue Socio-anthropologie, n° 44)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Pauline Hachette)

Turbulences

Revue Socio-anthropologie​, n° 44, 2021

 

Dérivé de turbulentia (trouble, perturbation), une « turbulence » désigne au XVe siècle une « agitation bruyante ». Ce terme est ensuite employé au pluriel pour désigner des « troubles (politiques, sociaux, etc.) », et au singulier pour nommer un « esprit de trouble », soit un esprit tourné vers la controverse et la révolte. Depuis le XXe siècle, il est principalement utilisé comme terme scientifique pour signifier la formation de tourbillons dans un fluide (en particulier en météorologie). 

Ce dossier se propose d’interroger des phénomènes de turbulence sociale et de recherche d’intensité, dont tout porte à penser qu’ils vont s’accroissant. Sports et loisirs à sensations fortes, espaces de « défoulement », mais aussi performances esthétiques extrêmes, les activités manifestant un surplus d’énergie et jouant avec les limites du débordement sont devenus légions. Elles semblent traduire un désir soutenu et puissant de susciter un état « astructurel » (Duvignaud, 1977), de mener une vie démesurée, ou encore de vivre une expérience pour elle-même, c’est-à-dire pour ce qu’elle suscite comme dépense, don, voire perte de soi. Là où l’emotional turn des sciences humaines nous a souvent amenés à prendre en considération les affects et à les intégrer à l’épaisseur des individus et à la logique de leur action, comme des réactions révélatrices de valeurs et de dysfonctionnements, des moteurs ou des décisifs, ces comportements sociaux mettent en jeu des affects recherchés pour eux-mêmes, comme stimulations, et non comme réactions. 

Que ce soit à titre individuel ou collectif, cette quête d’un plus de vie produit des désordres localisés mais aussi des réorganisations. Ces forces fluides, plus ou moins contenues, plus ou moins spectaculaires, ne paraissent avoir aucune autre fin rationnelle que de briser l’ordre, de rompre avec les habitudes et la normalité afin d’éprouver le sentiment d’une vie comme rafraîchie. Cette insurrection contre une existence jugée froide et inexpressive attire en même temps qu’elle inspire une certaine crainte parce qu’elle bouscule un peu trop vivement l’ordre. Ce sujet saturé d’énergie, insaisissable, indiscernable et imprévisible, est, lorsqu’il se manifeste spontanément, une figure de l’ingouvernable. Le pouvoir en connaît peu les limites et peine à le juguler sinon à le canaliser. Si les remous et les troubles qualifient usuellement les épisodes d’une contestation sociale qui, à l’occasion, se complaît à l’exercice de la violence, nous souhaitons interroger ici plus largement les forces qui agitent les individus, les tumultes qui les entraînent hors du cours de leur existence ordinaire, les lieux et activités que ces puissances créent pour se déverser, tout autant que ceux qui lui sont proposés pour les acclimater. En d’autres termes, il s’agit d’examiner les ressorts de l’être intense ainsi que d’envisager comment la société s’occupe des flux d’affectivité qui la traversent. 

Cette thématique de la dépense d’énergie a été étudiée par les sociologues et les philosophes. Aux comportements déterminés par l’esprit économique d’utilité, ses principes d’acquisition et de conservation et le plaisir modéré qui l’accompagne, Georges Bataille (1949) opposait les conduites improductives de dépense que représentent l’art, le jeu ou encore le luxe ou les sacrifices. Les analyses classiques de Roger Caillois (1988) ou de Jean Duvignaud sur la fête, sa temporalité singulière, les transgressions et la dilapidation qu’elle autorise, abordaient d’une autre façon ces comportements turbulents et passionnés de l’individu en société. Il nous semble intéressant de se demander comment ces analyses nous parlent de notre contemporain. Plus proche de nous, Tristan Garcia (2016) a interrogé cette vie intense, issue du fantasme électrique qui trouve sa légitimité dans une recherche de puissance et une affirmation de sa présence au monde, supposée échapper au décompte. Mais il peut être aussi pertinent d’envisager ces modalités de l’excès par l’angle opposé, autrement dit par la forme de manque qu’elles traduisent peut-être. Peut-on y voir des manifestations d’une certaine crise de la sensibilité qui oblige à monter en intensité ? Sont-elles des marques de notre difficulté à percevoir les nuances et la densité des « micro-affects » qui fluent perpétuellement dans nos relations au vivant (Morizot, 2020) ?

Quêtes de ruptures et d’intensifications pour imprimer des marques sur un quotidien trop réglé, stratégies cathartiques diverses visant à purger une énergie physique ou affective conçue comme excessive ou perturbante, ces différents comportements interrogent les seuils et limites de la société contemporaine, les vicissitudes des énergies qui la portent et leur efficacité pragmatique, mais aussi la richesse et la variété des perceptions et affects que nous parvenons à y éprouver. Ces turbulences apparaissent également comme des façons de chercher de nouvelles formes d’accord avec un monde lui-même troublé et agité (Haraway, 2016). Notre dossier veut se pencher sur la façon dont la société est ainsi questionnée dans ses valeurs, dans les lieux qu’elle secrète pour endiguer les turbulences, les affects négatifs qu’elle suscite (ennui, impuissance, inexpressivité, sentiment de se manquer inévitablement, etc.) et les attachements qui y sont favorisés ou entravés. 

Les contributions peuvent provenir tant des disciplines socio-anthropologiques que d’autres champs tels la philosophie, l’histoire ou l’esthétique.

Les contributeurs sont invités à inscrire leurs propositions dans l’un des quatre axes suivants :

Axe 1 : Espaces d’intensité spontanés et organisés. Cet axe s’intéresse aux lieux de la dépense, que ceux-ci soient proposés par des institutions et des entreprises ou qu’ils résultent de façon plus spontanée de l’action de la population. Comment sont organisés les lieux de la dépense, ces espaces où le quotidien saturé est momentanément suspendu ? Comment sont-ils pensées pour encadrer « le défoulement » et en fixer les limites autorisées ? En bref, comment ces lieux de régulation, dans des formes novatrices ou traditionnelles, contraignent à la dépense tout en en limitant parfois la portée ? Dans la pratique de sports extrêmes, les loisirs suscitant des sensations fortes ou proposés comme lieux d’évacuation d’émotions excessives, dans les fêtes spontanées qui entendent proposer des fulgurances émotionnelles (Soirées « Projets X »), mais aussi dans certaines formes de contestation sociale violente, il s’agit non seulement d’appréhender comment s’organisent, voire se ritualisent, les émotions intenses mais d’analyser également comment on leur donne sens et comment elles se racontent.

Axe 2 : L’imaginaire cathartique contemporain. Certains lieux dévolus à l'expérience de la décharge énergétique et émotionnelle, comme les chambres de destruction (fury-rooms) ou les séances de cri (scream therapy), mettent plus précisément en avant un rêve de purge cathartique. Assez éloignée du dispositif traditionnel de la catharsis et des vertus accordées à la représentation, la purgation s’apparente ici davantage aux promesses de « détox » faites à un individu conçu comme « en excès ». Notre époque semble ainsi marquée par un imaginaire cathartique singulier qu’il conviendrait de mieux cerner. Ce devenir du rêve cathartique demande également à être interrogé dans son domaine esthétique d’origine. La recherche de fulgurance de nombreuses performances, la mise en danger de soi dans des pratiques artistiques et scéniques extrêmes jouant avec les « limites dépassées » (Ardenne, 2006) et les frontières du tolérable suscitent chez le spectateur désarroi et dégoût (Talon-Hugon, 2003). Comment ces formes artistiques mettant en jeu l’outrance et la transgression sont-elles à comprendre en termes de « purgation » ? Nous proposons ici aux auteurs d’interroger les transformations et les persistances des formes de catharsis « classiques » ainsi que les nouvelles modalités de cet imaginaire. 

Axe 3 : Que nous dit la relecture des anthropologues, sociologues et philosophes qui s’étaient attachés à travailler cette thématique. G. Bataille, M. Henry, R. Caillois, G. Duvignaud, pour ne citer qu’eux, avaient fait du sujet de la dépense un élément considérablement important de leurs réflexions. Dans ce numéro, nous attendons des propositions qui visent à en faire une relecture, en particulier au regard de l’époque contemporaine. Que peut-on conserver de leurs thèses et comment pourraient-ils nous aider à lire les formes de dépense et les rapports à la transgression qui se manifestent dans notre présent ?

Axe 4 : Quelle critique de la société porte en lui le sujet intense : Il s’agit dans cet axe d’interroger la portée critique de cette quête d’expressivité et les formes de vie et styles (Macé, 2016) qu’elle dessine.  En somme, tout porte à croire que cette recherche d’intensité affecte l’ordre, qu’elle met en cause les institutions, leur organisation temporelle, la façon dont elles traitent la matérialité du monde et les relations qu’elles permettent ou empêchent. Néanmoins les manifestations turbulentes peuvent aussi faire apparaître d’autres façons de composer avec un monde lui-même troublé et ouvrir sur des manières mouvantes et inventives de faire-ensemble et avec notre environnement (Haraway, 2016). Nous nous demanderons alors si ces questions de dépense et d’intensité sont susceptibles de thématiser la négativité du présent et d’ouvrir à une critique novatrice de la société.

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Modalités de soumission

Une intention argumentée d’environ 5 000 signes est attendue pour le 1er décembre 2020. Elle précisera l’objet et le questionnement de recherche, les données et la méthodologie mobilisées, comme les enseignements tirés, afin de faciliter le travail d’arbitrage.

Elle doit être adressée aux deux coordonnateurs du dossier Romain Huët et Pauline Hachette : 

rhhuet@gmail.com ; phachette@yahoo.fr.

La notification des propositions pré-sélectionnées sera donnée aux auteurs le 20 décembre. Elle ne vaut pas pour acceptation du texte définitif qui sera soumis à une double évaluation en aveugle. La remise des textes rédigés (entre 25 000 et 35 000 signes) est fixée au 15 février 2021

La parution du numéro 44 « Turbulences » aura lieu en décembre 2021.

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Bibliographie

Ardenne, P. (2006) Extrême : esthétiques de la limite dépassée, Paris, Flammarion.

Bataille G., (1949) La Part maudite, Paris, Minuit.

Caillois, R. (1939) L’Homme et le sacré, Paris, Gallimard.

Duvignaud, J. (1977) Le don du rien, Paris, Téraèdre.

Garcia T. (2016) La Vie intenseune obsession moderne, Paris, Éd. Autrement.

Haraway, D. (2020) [2016] Vivre avec le trouble (trad. V. Garcia), Vaux-en Velin, Des mondes à faire.

Macé, M. (2016) Styles, Paris, NRF Essais, Gallimard.

Morizot, B., (2020) Manières d'être vivant : Enquêtes sur la vie à travers nous, Actes Sud.

Talon Hugon, C. (2003) Goût et dégoût : l'art peut-il tout montrer ? Nîmes, Jacqueline Chambon.