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Tomber en amour au siècle des Lumières

Tomber en amour au siècle des Lumières

Publié le par Marc Escola (Source : Catherine Gallouët)

Appel à contributions pour volume collectif

Tomber en amour à l’époque des Lumières

 

Quarante ans après la publication de l’ouvrage fondateur de Jean Rousset Leurs yeux se rencontrèrent (1981), le moment semble venu de réexaminer la scène de première vue et ses discours, à l’aune des récents travaux consacrés à l’histoire des émotions, aux études de genre et aux études intermédiales. Pour Jean Rousset, « [l]a scène de rencontre est partout – ou presque » ; elle incarne un « modèle permanent », un code amoureux « continu, résistant aux coupures culturelles » qui se « répète depuis deux millénaires » au fil d’étapes récurrentes – mise en place, effet, échange et franchissement – et de multiples « variantes, écarts ou amplifications[1] », débordant de la passion amoureuse sur l’affection amicale ou filiale.

Période de grandes mutations, le xviiie siècle voit évoluer la conception de l’individu alors que l’empirisme revalorise l’expérience comme moyen pour accéder à la connaissance. L’expérience personnelle trouve sa place en littérature dans les romans-mémoires ou les romans épistolaires, propres à l’introspection et aux confidences. Le xviiie siècle est aussi l’époque d’un tournant affectif majeur, perçu comme « l’invention du sentiment » (Philip Stewart), emblématisé par la « surprise de l’amour » que connaissent les personnages de Marivaux, et couronné par le succès de La Nouvelle Héloïse tandis qu’un goût pour les larmes et le pathos se développent (Anne Coudreuse). Le volume envisage donc le thème de la « naissance de l’amour » en tant que topos ou « modèle permanent[2] », tout aussi présent dans la fiction romanesque et le théâtre que dans les autres productions culturelles et artistiques.

L’on sait que l’ « origine de la passion[3] » – ou le « commencement du fait amoureux[4] » pour reprendre les mots de Roland Barthes – est un sujet de prédilection chez les moralistes comme chez les romanciers. Cette naissance graduelle de l’amour, que Stendhal nomma « cristallisation du sentiment amoureux » (De l’amour, 1857), s’oppose à la naissance de la passion dont la métaphore la plus connue, le coup de foudre, attestée dès le XVIIe siècle, va se développer au XVIIIe siècle pour entrer en 1798 dans le Dictionnaire de l’Académie[5]. L’amitié, l’admiration, l’amour filial et parental se construisent selon les mêmes codes et sont aussi des « liaison[s] particulière[s][6] » entre individus. Toute affection peut se développer selon les mêmes modalités, cristallisation ou surgissement de l’amour comme le montre la rencontre entre Marianne et Mme de Miran.

Que la passion naisse « par coup de foudre ou par “cristallisation”, par action brusque ou par actions lentes[7] », la fiction romanesque des Lumières va s’en emparer et fournir de nombreux exemples : des Grieux rencontre Manon, Marianne et Valville s’aperçoivent à la messe, Zilia et Aza à la fête du soleil. Les exemples ne sont pas limités à la fiction romanesque – peut-on élargir notre perspective en interrogeant les correspondances (Mme de Graffigny), les recueils d’anecdotes, les almanachs, les dictionnaires (le Dictionnaire d’amour de Dreux du Radier), les catéchismes d’amour et autres textes variés ?

L’expression canadienne « tomber en amour », calquée de l’anglais to fall in love, rend parfaitement compte de ce surgissement qui peut être amoureux mais aussi amical. Par un heureux hasard, les contemporains de Marivaux – qui lui attribuèrent à tort l’expression tomber amoureux[8] – raillaient également l’expression « tomber en amour » : « ARLEQUIN. Tomber amoureux. Oh ! pour celui-là, je ne l’avais pas encore entendu. / Mlle RAFFINOT. Hé, oui, tomber amoureux. Ne dit-on pas tomber malade ? Or, comme l’amour est une maladie, on doit dire tomber amoureux, et tomber en amour, comme tomber en apoplexie[9]

La critique littéraire a pris position sur ce topos et les spécificités du xviiie siècle : « le mythe du coup de foudre est […] un article de foi du credo romanesque[10] », pensé comme « universel, exploité également par les auteurs masculins et féminins, et affectant les protagonistes des deux sexes, et cela, quelle que soit la forme narrative[11] ». La « problématique de la différence sexuelle[12] » s’impose aussi pour dégager une « narration masculine du coup de foudre[13] » et aborder, entre autres, comment la singularité féminine informe la valeur de la première rencontre et, de fait, la naissance de l’amour. Dans la mesure où s’y trouve impliquée la naissance d’un amour filial et parental, les scènes de reconnaissance, topoï récurrents de la tradition romanesque, révèlent d’autres perspectives sur la naissance de cette autre « liaison particulière ». Sans nécessairement entrer dans la problématique de l’inceste, le cas de Cleveland rencontrant Cécile, suggère, en outre, la confusion qui peut régner dans la rencontre des objets d’amour.

Les contributions pourront alors aborder les axes suivants.

Modalités de la première rencontre :

Jean Rousset proposait les modalités suivantes : mise en place, effet, échange, franchissement. Peut-on dégager des éléments récurrents quelle que soit la forme d’amour envisagée (regards, soudaineté, amour, transformations) ?

À qui s’adresse le récit du coup de foudre ? Existe-t-il un « contrat narratif du coup de foudre[14] » entre narrateur/narrataire (Gallouët) ?

Les injonctions sociales (milieu social, religion, etc.) conditionnent-elles la possibilité ou non d’un coup de foudre ? Comment se ressent le poids des conventions sociales et de la condamnation morale sur les femmes ?

Existe-t-il un imaginaire masculin et un imaginaire féminin de la scène de première vue ?

La scène de première rencontre peut-elle entraîner un désir de possession non partagé ? 

La différence avec l’objet aimé sur laquelle se base le désir de possession (Gallouët) peut-elle se baser sur d’autres différences (différence géographique, d’origine, et même de civilisation, de position dans les rapports de pouvoir, etc.) ?

Langue des émotions :

Comment dire le trouble ? Quels sont les enjeux d’une narration a posteriori dans une analepse ? Quelle est la part de mise en scène ? de reconstruction ?

Comment se développe la métaphore du coup de foudre ? La métaphore du feu est-elle toujours actuelle ?

Le coup de foudre instantané et idéalisé dans le roman n’est-il autre chose que l’expression du désir érotique ?

À quoi correspondent les émotions ? L’Encyclopédie envisage le « transport » comme un phénomène médical et renvoie à l’extase, d’autres émotions comme l’enthousiasme donnent lieu à des descriptions plus précises et fines.

Discours et implications socioculturelles :

À en croire La Rochefoucauld, « [i]l y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour[15]. »

Quel est l’héritage de l’amour courtois, de l’innamoramento pétrarquiste, de la carte de Tendre et de la galanterie ?

Quel regard les manuels de séduction ou les essais comme Le Dictionnaire d’amour de Dreux du Radier portent-ils sur la naissance de l’amour ? les almanachs et les catéchismes d’amour ?

Comment la naissance de l’amour ou de l’amitié est-elle envisagée dans les manuels de civilité et chez les Moralistes ?

Comment le coup de foudre est-il envisagé par rapport au mariage amoureux (Daumas) à une époque qui évoque le bonheur (Mauzi) ?

Les injonctions sociales (milieu social, religion, etc.) conditionnent-elles la possibilité ou non d’un coup de foudre ? Comment se ressent le poids des conventions sociales et de la condamnation morale sur les femmes ?

Quelle est la résonance des discours scientifiques (théorie de l’attraction, électricité) sur la pensée de l’amour ?

Les grands succès de librairies ont-ils des scènes de première vue marquantes ? Quel horizon d’attente ont-ils forgé chez leurs lecteurs et leurs lectrices ?

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Pistes bibliographiques :

Ariès, Philippe, « L’amour dans le mariage », Communications, 35, Sexualités occidentales. Contribution à l’histoire et à la sociologie de la sexualité, 1982, p. 116-122.

Barthes, Roland, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977.

Basilio, Kelly, « Incipit romanesque et coup de foudre amoureux », Poétique, vol. 157, n°1, 2009, p. 69-88.

Daumas, Maurice, Tendresse amoureuse. xvie-xviiie siècles, Perrin 1996, Hachette 1997.

—, Le Mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 2004.

—, Le Système amoureux de Brantôme, Paris, L’Harmattan, 1998.

Flandrin, Jean-Louis, « Amour et Mariage au xviiie siècle », Le Sexe et l’Occident : Évolution des attitudes et des comportements, Paris, Le Seuil, 1981.

Gallouët, Catherine, « Le coup de foudre ou les avatars de la différence sexuelle dans le roman du xviiie siècle », Féminités et masculinités dans le texte narratif avant 1800. La question du “gender”, éd. Suzan van Dijk & Madeleine van Strien-Chardonneau, Louvain, Peeters, 2002, p. 319-334.

—, « De la séduction à la contrainte : la dégradation d’un topos dans le roman du xviiie siècle », Violence et fiction jusqu’à la Révolution, éd. M. Debaisieux & G. Verdier, Tübingen, Narr, 1998, p. 313-325.

Loubère, Stéphanie, « Un abc libertin des Lumières : le Dictionnaire d’amour de Dreux du Radier », Dix-huitième siècle, vol. 38, n°1, 2006, p. 337-350.

—, « Les almanachs d’amour », LumenActes de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle, tome XXVII, 2009.

—, Leçons d’amour des Lumières, Paris, Classiques Garnier, coll. « L’Europe des Lumières », 2011.

Martin Moruno, Dolorès, « Le coup de foudre : l’histoire d’une émotion électrique dans le monde francophone (xviiie-xixesiècles) », Influxus, 2015. 

[URL : https://www.influxus.eu/article1021.html]

Mouchet, Dictionnaire portatif, contenant les anecdotes historiques de l’amour, depuis le commencement du monde jusqu’à ce jour, Paris, Buisson, 1788.

Picciola, Liliane, « La scène de première vue dans la comédie cornélienne : comment rire du coup de foudre ? », À la rencontre. Affinités et coups de foudre, éd. Marie-Paule Berranger & Myriam Boucharenc, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2012, p. 157-172. [URL : http://books.openedition.org/pupo/2494]

Rousset, Jean, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, Paris, José Corti, 1981.

Schurmans, Marie-Nöelle, « D’amour et du feu », SociologieSDossiers, Émotions et sentiments, réalité et fiction, 2013. [URL : http://sociologies.revues.org/3157]

Vasak, Anouchka, « De l’orage dans l’air », éd. Alain Corbin, La pluie, le soleil et le vent. Une histoire de la sensibilité au temps qu’il fait, Paris, Aubier, 2013, p. 143-176.

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Modalités de soumission

Les propositions d’articles, d’environ 250 mots, suivies de quelques lignes de présentation bio-bliographique de l’auteur, sont à envoyer pour le 1er juillet 2021 à Catherine Gallouët gallouet@hws.edu et à Élodie Ripoll elodie.ripoll@ilw.uni-stuttgart.de.

Après acceptation, les articles seront à remettre pour le 1er décembre 2021 et ne dépasseront pas 7500 mots, notes et bibliographie comprises. 

L’acception des propositions ne garantit en aucun cas l’acception des articles soumis.

 

 

 

[1] Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, Paris, José Corti, 1981, p. 7 sq. et 10.

[2] Ibid.

[3] Théodule Ribot, La psychologie des sentiments, Paris, F. Alcan, 1896, p. 21.

[4] Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977.

[5] « On appelle figurément Coup de foudre, la naissance subite d’un amour violent. »

[6] Diderot & Yvon, Article AMITIÉ, (Morale.), Encyclopédie, vol. I (1751), p. 361b-362b : « L’amitié suppose la charité, au moins la charité naturelle : mais elle ajoûte une habitude de liaison particuliere, qui fait entre deux personnes un agrément de commerce mutuel. »

[7] Théodule Ribot, La psychologie des sentiments, p. 21.

[8] Voir Françoise Rubellin, « L’apparition du mot “marivaudage” et de l’expression “tomber amoureux” », Marivaudage : théories et pratiques d’un discours, éd. C. Gallouët & Y. G. Schutter, Oxford, Voltaire Foundation, 2014, p. 11-17.

[9] Fuzelier, Alain-René Le Sage & Jacques Philippe d’Orneval, Les Amours déguisés (1726) cité par Françoise Rubellin, « L’apparition du mot “marivaudage”… », art. cit., p. 15.

[10] Pierre Fauchery, La Destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle, Paris, Armand Colin, 1972, p. 271.

[11] Catherine Gallouët, « Le coup de foudre ou les avatars de la différence sexuelle dans le roman du xviiie siècle », Féminités et masculinités dans le texte narratif avant 1800. La question du “gender”, éd. Suzan van Dijk & Madeleine van Strien-Chardonneau, Louvain, Peeters, 2002, p. 333.

[12] Ibid., p. 325.

[13] Ibid., p. 333.

[14] Catherine Gallouët, « Le coup de foudre ou les avatars de la différence sexuelle… », art. cit., p. 327.

[15] La Rochefoucauld, maxime 136.