Essai
Nouvelle parution
S. de Beauvoir, Cahiers de jeunesse

S. de Beauvoir, Cahiers de jeunesse

Publié le par Marielle Macé

Simone de Beauvoir, Cahiers de jeunesse

(texte établi, édité et présenté par Sylvie Le Bon de Beauvoir)

Paris, Gallimard, 2008, 864 p.

EAN : 9782070120420

29,00 €

Présentation de l'éditeur :

Comment devient-on soi ? TeIle est la question que posent les Cahiers de jeunesse de Simone de Beauvoir.
Quandils commencent, en 1926, leur rédactrice a dix-huit ans et " Simone deBeauvoir ", telle qu'elle deviendra célèbre, n'existe pas. Nous allonsassister, de page en page, à sa naissance, en vertu de la métamorphosede mademoiselle de Beauvoir, jeune bourgeoise catholique du début duXXe siècle, en celle que ses amis appelleront le Castor, une femmelibre. Il est rare d'assister sur le vif à une pareille "invention desoi".

"J'accepte la grande aventure d'être moi ",écrit-elle, et cette phrase symbolise la difficile entreprise où ellese jette, courant tous les risques sans aide, avec sa prodigieusevitalité et son ardent amour de la vie. En effet, ce n'est passeulement comme femme qu'elle se cherche, c'est comme individu, et celabien avant de faire la connaissance de Jean-Paul Sartre, en 1929. Quandnous tournons la dernière page, en 1930, un être nouveau existe, dontl'assurance et l'autonomie nous frappent : " Conscience de toute maforce...
Etrange certitude que cette richesse sera reçue, que cette vie sera source où beaucoup puiseront. Certitude d'une vocation. "

(Sylvie Le Bon de Beauvoir)

* * *

Dans Libération du 10/7/8, on pouvait lire un article consacré à ce livre :

"Castor junior

Simone de Beauvoir. On acommencé l'année civile avec la réédition de plusieurs de ses essais etl'ouvrage de Danièle Sallenave, «Castor de guerre». On achève l'annéescolaire avec ses «Cahiers de jeunesse» inédits.


PHILIPPE LANÇON

QUOTIDIEN : jeudi 10 juillet 2008 Simone de Beauvoir Cahiers de jeunesse 1926-1930 Texte établi, édité et présenté par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Gallimard, 854 pp., 29 euros.

Beauvoir à 18 ans ? Même Sagan n'a pas fait mieux. Ces six Cahiers de jeunesse,écrits presque quotidiennement de 1926 à 1930, révèlent la précocitéd'un stradivarius de l'analyse intime. Ils étaient sept, le premier adisparu, reste 800 pages. Si un peintre devait les illustrer, ce seraitCorot ou Foujita. Si une ombre devait les couvrir, ce serait celle du Grand Meaulnes. Et si un sentiment les porte, c'est bien entendu l'amour.

Simone est alors en Sorbonne, puis à l'Ecole normale supérieure. Audébut, elle émerge de sa bonne famille, visite Lourdes et aime lecousin Jacques. Au milieu, elle devient amie avec MauriceMerleau-Ponty, puis vit une amitié amoureuse avec Jean Maheu. A la fin,son amie d'enfance Zaza meurt, le cousin Jacques en épouse une autre,elle est devenue le Castor : elle a rencontré Sartre, le «chevalier de la vie contingente», et a choisi d'unir leurs vies dans l'enthousiasme et les souffrances qu'elle prévoit.

«Rectitude». Peu à peu, le ton et la forme ont changé :l'adolescente angoissée du début, flottant dans une introspectionrabâchée, laisse place à une jeune femme plus sobre, moins triste,décrivant davantage ses rencontres et ses journées. Trois ans dedécouverte et de crise, donc, où tout en elle se détermine : elle lit,sent, frémit, juge, écrit, se juge, se relit, contrôle sa courbe detempérature et de réflexion, dresse régulièrement des bilans et desprogrammes de vie. L'ensemble est déjà guidé par cette volonté depenser systématiquement ce qu'elle vit ou croit vivre - par le souciobsédant d'être soi et d'être assez libre pour le devenir.

Les auteurs qu'elle cite en exergue de chaque cahier ou qu'ellerecopie dedans sont nombreux et sans défaut de génie, Gide, Claudel,Ramuz, Laforgue, Valéry, Tagore, Wilde, Mauriac, Alain-Fournier,Rimbaud, Alain, Cocteau. Mais, s'il devait ne rester qu'une devise etun programme, ils seraient de Jacques Rivière, le directeur de laNouvelle Revue française. La devise : «Fièvre, clairvoyance, ardeur.» Le programme : «Ce que j'ai à faire, c'est développer ma vie selon sa rectitude, de ne rien épargner.»Simone est si austère et sincère dans la recherche d'elle-même, de savolonté d'être elle-même, qu'elle veut souffrir (elle y parvient assezbien) et refuse ou se méfie de la joie (Sartre la guérira momentanémentde ça). Elle prend également soin d'éviter les médiocres et les «barbares», un mot pris chez Barrès. Les barbares sont les hommes qui «ne comprennent pas et brutalisent ce qui les dépasse : le contentement de soi».

Chez elle, on ne se contente pas : tout, plutôt que «connaître le goût odieux du déjà-vu, du déjà-senti».En quoi, malgré la différence d'allure et d'attitude dans la réponse àcette poisse, Sagan n'est pas si loin. La jeunesse des meilleurs, ilfaut l'aimer pour ça : toujours elle se surprend, jamais elle neconsent. Le bonheur, les arrangements ? Il y a vraiment «bien autre chose à faire». Quoi ? Vivre sa vie comme telle, la monter à cru et foncer dans «le réel à l'état pur», un gaz invivable et une expression de Valéry que Simone répète volontiers. Le 5 octobre 1926, elle note : «J'ai l'air d'une jeune fille qui fait telle ou telle chose, mais je promène un dieu en moi.» Et ce dieu exige, puisqu'il est écrivain.

Quel écrivain ? Psychologique, d'abord. C'est sa pente, sa tentation. «Mongoût le plus profond est un goût de minutieuse analyse ; je m'attacheplus à moi qu'à la vie que je mène […]. L'analyse psychologique resteratoujours ma passion.» Cette passion a besoin de souffrance : «J'aime les choses et les êtres qui peuvent le plus me faire souffrir ; ces raffinements de sensibilité, ces élégances de pensée, ces complications subtiles, c'est cela que j'aime.» Elleles étudie sans fin, en elle et chez les autres : sa famille, ses amis,les étudiants de la Sorbonne, puis, à partir de 1929, tous les «petits camarades» qui gravitent autour de l'Ecole normale supérieure : Paul Nizan, dit «le Grand-Duc» ; tel autre, dit «le Tapir» ; Raymond Aron, appelé «Aron» ; Jean Maheu, dit «le Lama», rebaptisé Herbaud dans Mémoires d'une jeune fille rangée, qui a raté le concours et qui présenta Simone à Sartre ; Sartre, enfin, qui devient très vite «mon lépricorne», «le baladin», «mon petit mari». Le mari, c'est celui avec qui elle couche.

Quel écrivain ? Moraliste, ensuite. Sa raideur et son sérieux,qu'elle connaît et analyse très bien, sont assouplis et comme dilatéspar son intelligence sensible et la tenue précoce de la phrase -classique, fervente de l'antithèse, en limite de pastiche desépistoliers du Grand Siècle : elle a toujours un côté marquise,distribuant ridicules et leçons. La vie l'envahit tant que si elle doitl'accueillir, puisqu'il n'y a rien d'autre, il lui faut se durcir pourne pas se dissoudre. Sartre le lui fait remarquer, le 25 novembre 1929,tandis que meurt Zaza : «Vient le moment où il n'est plus rien demoi qui ne soit pris. Et alors, comme il me disait hier, je crois queje peux souffrir plus qu'aucune femme au monde.» Cela, c'est la Simone ouverte, déchirée, fusionnelle. Mais, dans la parenthèse de rétablissement qui suit, Beauvoir apparaît : «Ensachant heureusement que je m'en tirerai, que ça ne fait rien desouffrir, en sachant que je trouverai des remèdes quand je ne chériraiplus ma peine comme le plus sensible signe du don que j'ai consenti.»

Lors d'un premier bilan de personnalité, en 1926, elle découvre en elle ce terrible sérieux, «unsérieux austère, implacable, dont je ne comprends pas la raison maisauquel je me soumets comme à une mystérieuse et écrasante nécessité[…]. C'est lui qui règle ma vie. Et d'abord il m'interdit ce qui n'estpas essentiel». Toujours elle se surveille. Si elle méprise, elleméprise aussitôt son mépris. Quand elle devient accessible à la pitié,moins dure envers les faiblesses des autres, qu'elle a tendance àprendre pour des lâches, elle se demande : «Est-ce d'avoir compris que je suis en grande partie irresponsable de ma vertu ?» Dans ce subtil aveu, l'orgueil de sa valeur est mis à nu, comme accablé de modestie.

On n'est pas responsable de ce qu'on est ; on le devient de ce qu'onfait. Elle commence un roman, se dégoûte. Face au flux sensible de lavie, les mots sont des émissaires aux semelles de plomb. Une phrase deBarrès la marque : «Pourquoi les mots, cette précision brutale qui maltraite nos complications ?» Parce qu'il n'y a rien d'autre pour signifier la violence de la vie. «Simone de Beauvoir avant Simone de Beauvoir»,comme titre sa fille adoptive en préface du livre - et comme l'éclairerétrospectivement, avec une implicite condescendance, la fin de Mémoires d'une jeune fille rangée ?Simone surtout, Beauvoir déjà, et même mieux que Beauvoir : tout cequ'elle aurait pu être. Un écrivain a parfois plus de talent que derésultat.

Passion. Ici, à 20 ans, rien n'est encore sanglé par la légende,dans la geste héroïque et agaçante du couple Sartre-Beauvoir,sanctifiée aussi bien par ses apôtres que par ses dénonciateurs. Il n'ya guère que dans les lettres à son amant Nelson Algren, vingt ans plustard, qu'elle se montrera aussi libre dans l'expression de ses désirs,doutes et contradictions. Mais, contrairement à la femme de 1947,l'étudiante n'a pas encore ses choix faits. Jusqu'à Sartre.

C'est naturellement l'amour qui mène la danse. Bien plus qu'un fantasme, il est une expérience fondamentale de la volonté : «Le sentiment le plus propre à tremper et à éprouver une âme.» Comme la vie, il n'a «pas de valeur morale», il faut simplement le vivre. Le mieux serait «l'amour pour un être de valeur à peu près égale à la vôtre, et c'est là le plus difficile, peut-être leplus fécond. Il n'est pas une subordination et il laisse à celui quiaime le soin de chercher ses propres directions, de mener une vieintellectuellement indépendante.» Elle ne rencontrera Sartre quedeux ans après avoir écrit ça : il semble déjà attendu, comme ladémonstration d'une existence voulue.

La démonstration a commencé par l'amour que lui inspire le cousinJacques, sa première passion, platonique. Jacques l'ouvre à lalittérature la plus récente. Il est un reste d'enfance, le seul hommequ'elle tutoie. Pendant trois ans, elle invente cet amour qui n'existepas, ou si peu. Elle se fait la vie dessus, comme un chaton lesgriffes. Elle apprendra finalement, le 30 septembre 1929, par une amie,qu'il en épouse une autre. Entre-temps, en juillet 1928, Sartre a surgiet, très vite, en lui faisant réviser ses oraux pour le concours deNormale, l'a conquise intellectuellement. Le corps suivra, un an plustard. Les minutes de la conquête sont notées jour après jour.

En quelques séances, la générosité sartrienne la soulève etl'emporte : il est bien l'homme qui permet à ceux qui l'abordent dedevenir le meilleur d'eux-mêmes. Le 22 juillet 1928, elle note : «Extraordinaireinfluence de Sartre - depuis treize jours que je connais ce garçon, ila fait le tour de moi, me prévoit et me possède. Besoin intellectuel desa présence, émoi devant sa sympathie. Doute, bouleversement,exaltation. Je voudrais qu'il me force à être un vrai quelqu'un, etj'ai peur.» Parce que c'est lui, parce que c'est elle, tout s'éclaire, même le pire. Il a beau lui dire : «J'aimerais mieux renoncer à la vie contingente que de te voir malheureuse», elle sent ce que la liberté sartrienne peut signifier : «Toutde même je sais trop ce qu'est Sartre pour consentir jamais àl'encombrer quand je le gênerai, et à jouer sur son désir de ne pasfaire mon malheur ; mais mon premier mouvement serait de m'accrocher àlui coûte que coûte. Ce que je souffrirai !»

Cependant, il faut se détacher de Jacques. Dans Mémoires d'une jeune fille rangée,publié en 1958, Sartre paraît l'emporter aussitôt, comme sans effort.Les cahiers révèlent une cohabitation plus intense, faite deva-et-vient : «Ce n'est pas drôle d'aimer deux hommes, et si passionnément chacun.» L'amourpour Sartre est solide, concret, dominé. Mais il n'est pas tous lesjours clair. Souvent, c'est ouragan sur le Castor. Elle paraît alorss'être choisie à travers lui et en lui, corps et âme, presque comme unemystique : «Et ce soir mon admiration pour cet homme, cetanéantissement passionné devant lui. Le plus grand. Illustre ou raté degénie, n'importe. Il est tout.» Parfois, il apparaît comme une nécessité et un renoncement : «Sartre n'est ni bonheur ni amour. Il est la possibilité de vivre avec ni l'un ni l'autre.»Aimer Sartre ne l'empêche d'ailleurs pas, un jour sur deux, de vouloirépouser Jacques - ou de souffrir par son fantôme. C'est la saison dessincérités parallèles.

«Double». En faisant un mariage d'argent et en n'osant pas lelui dire, le cher cousin choisit pour elle. Conclusion à propos del'homme qui a tant fait marcher la machine à imaginer, à souffrir, àpenser : «Quoi ? C'est là tout ? Pauvre, pauvre homme.» Et, quelques pages plus loin : «Mon rêveur si faible et si peu héroïque que j'avais si somptueusement paré de sa faiblesse.»Il finira alcoolique, presque clochardisé, dans les années 50, commeune contre-épreuve du succès de celle qui l'aima. Elle consacre à sadéchéance, dans Mémoires d'une jeune fille rangée, trois pages d'une magnifique dureté. On y lit : «Le volontarisme ne paie pas.»Celui des autres, sans doute. Car celui des nouveaux amants va payer.Sartre est arrivé à point nommé pour que Simone, à 22 ans, se décideCastor. Là-dessus, les Cahiers de jeunesse confirment l'interprétation rétrospective qu'elle en fait dans Mémoires d'une jeune fille rangée : «Sartrerépondait exactement au voeu de mes 15 ans : il était le double en quije retrouvais, portées à l'incandescence, toutes mes manies. Avec lui,je pourrais tout partager. Quand je le quittai au début d'août, jesavais que plus jamais il ne sortirait de ma vie.» 20 octobre 1930, avant-dernière page des Cahiers : «Je veux faire quelque chose, je veux, je veux. Vous m'aiderez, petit homme.»

La philosophe Geneviève Fraisse réunit chez Actes Sud, sous le titre Le Privilège de Simone de Beauvoir, des articles et conférences sur «l'écrivaine» qu'elle a connue. Le numéro de janvier-mars des Temps Moderneslui est consacré, sous le titre : «La transmission Beauvoir.» On peutenfin lire au Mercure de France une réédition des entretiens sur leféminisme, effectués de 1972 à 1982, entre Simone de Beauvoir et lajournaliste allemande Alice Schwarzer."