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"Ruptures écocritiques, à l'avant-garde" (Elfe XX-XXI)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Olivier Penot-Lacassagne)

Olivier PENOT-LACASSAGNE (dir.)

Elfe XX-XXI, été 2022 : « Ruptures écocritiques, à l’avant-garde »

 

« La dénonciation du passé ne peut tenir lieu de penser », écrit Isabelle Stengers dans Civiliser la modernité ?[1] Le ravage de la biosphère multiplie pourtant les raisons de refuser de reconduire l’existant ; il impose de changer le cours des choses, de reconsidérer les savoirs, de reprendre langue avec le vivant. L’état du monde est si dégradé qu’il nous faut maintenant « apprendre à vivre dans les ruines[2] », ruines qu’il s’agit de penser/panser.

Comment répondre, donc, aux mutations en cours, comment négocier le tournant radical où nous sommes engagés « sans se voir aussitôt accusé de tenir un “discours apocalyptique” ou, dans une version plus atténuée, un “discours catastrophiste”[3] » ? Peut-on encore discourir comme les Modernes qui, Bruno Latour l’a montré[4], ont « raté le monde » et « perdu la Terre » ?

Brisant avec l’ubris moderne, des « propositions cosmopolitiques[5] » et des poétiques du monde déchirent un XXe siècle « acosmique ». Le plus souvent marginalisées, ces voix dissidentes nous parviennent comme autant de ruptures intestines à la modernité, auxquelles l’urgence contemporaine confère une actualité qui ne peut plus être ignorée. D’un.e philosophe, d’un.e  scientifique, d’un.e artiste ou d’un.e poète.sse à l’autre, l’espace inédit d’un penser avec s’est ouvert peu à peu, espace d’une contre-modernité émancipatrice.

Ce penser avec, dans ses formulations décisives, passées et présentes, est l’objet de cette vingt-deuxième livraison de la revue Elfe (OpenEdition). Avec la notion de « géopoétique », celle de « contrat naturel », celles encore d’ « éco-poéthique » ou d’écologies – mentales, sociales et environnementales – corrélées, Kenneth White, Michel Serres, Michel Deguy ou Félix Guattari, après Günther Anders, John Baird Callicott, Ivan Illich, André Gorz, ouvrent le chemin. D’autres le poursuivent : le « terrestre » et la « géohistoire » de Bruno Latour, la « sympoïese » de Donna Haraway, l’ « écoféminisme » d’Émilie Hache, « l’habiter en commun » de Baptiste Morizot, les « autres usages du monde » de Philippe Descola, le « cosmopolitisme » d’Isabelle Stengers, la « localité », la « néguanthropie » ou le « pænser » de Bernard Stiegler, « le fini », « la finitude » ou « la possibilité d’un monde » de Jean-Luc Nancy. Ils et elles interpellent le présent dévasté des sociétés contemporaines.

Quelque chose de nouveau émerge, sans nostalgie, sans archaïsme, à « l’avant-garde d’un mouvement inéluctable[6] », quelque chose qui, nous déstabilisant, exige que nous redéfinissions notre (co)appartenance au monde, que nous reterritorialisions nos existences sur une Terre qui est autre, nous qui sommes arrivés à « une extrémité de notre histoire[7] ».

Cette livraison, à paraître à l’été 2022, présentera ces révolutions du savoir, ces bifurcations franches de la pensée, ces nouvelles cartographies du vivant : « points de résistance et d’intelligence[8] » qui aident à penser les impasses, sinon les désastres, de la modernité et permettent « d’enchaîner avec l’âge passé tout en se détachant de lui[9] ». Que sommes-nous devenus et où allons-nous, sur quelle Terre, nous encore Modernes et déjà ailleurs – post-Modernes qui prenons conscience de changer de monde et qui apprenons à l’habiter autrement ?

Penser avec exige de réévaluer en profondeur les savoirs dont nous héritons et d’accueillir les tentatives de concevoir autrement, en coappartenance, notre aventure terrestre. Quelques aspirations guideront cette réflexion collective :

 

  • Se défaire des habitudes de pensée propres aux Modernes, « qui ne sont jamais de leur temps » et relèvent de ce que Latour appelle « l’Ancien Régime Climatique ». Produire une critique des éléments axiomatiques d’une modernité écocide, dont le présent semble « privé d’avenir » (Nancy).
  • Activer notre capacité de répondre à ce que cette époque dite de transition écologique nous demande, nous qui sommes désormais dans le monde, interpelés par ce monde qui fait intrusion, contraints d’ « atterrir » pour « résister à la perte d’orientation commune[10] ».
  • Explorer et inventer « par-delà nature et culture[11] » d’autres façons de composer (avec) le monde, d’autres genèses, d’autres engendrements.
  • Réévaluer les représentations, les catégories, les partages d’un humanisme moderne étriqué : sujet (naturaliste)/objet (naturalisé) ; humain/autre-qu’humain ; vivant/non-vivant ; matière, ressources, inertie des choses naturelles, res extensa/formes de vie ; ici-bas/au-delà ; terrestre/universel « humain » ; fini, finalité, finitude/ infini, etc. 
  • Reconsidérer l’anthropos des sciences et des humanités à l’âge de l’Anthropocène[12]. Analyser les expériences contemporaines d’une « nature » naguère représentée par les arts et depuis peu présentée par les sciences.
  • « Repeupler l’imagination », faire émerger de nouvelles possibilités de dire, de sentir, de fabuler. Créer les conditions d’une sensibilité différente, « cosmopoétique » et « cosmopolitique ».
  • Au-delà du conformisme des disciplines (et des modes d’intelligibilité qu’elles défendent), promouvoir une compréhension renouvelée de la complémentarité ou de la cohabitation des savoirs. Par-delà une modernité qui a défait les interdépendances et privilégie les monocultures disciplinaires, apprendre comment les savoirs s’impliquent, entrent en composition, peuvent faire sens en commun.
  • Créer donc des zones d’échanges interdisciplinaires, fabriquer des savoirs pertinents qui soient autant de ressources par rapport aux situations inédites nous mobilisant. Esquisser les contours d’une poétique et d’une politique des relations, des solidarités, des combinaisons, des entremêlements.
  • Réévaluer ainsi nos manières d’habiter le monde, s’ajuster et réapprendre à faire territoire (de la figure de l’ « Humain », Moderne aveuglé qui « prend la Terre », à celle du « Terrestre », qui est « pris par la Terre[13] »).

 

Ce projet ne se confond pas avec le récent verdissement, parfois opportuniste, des corpus et des discours. Ce qui est ici et là présenté comme une « acclimatation épistémologique » du paradigme écologique par les sciences humaines et par les humanités paraît nettement insuffisant. L'acclimatation supposée, l'adaptation souhaitée, tout en traduisant une réelle prise de conscience, ne rendent pas compte des dissidences éco-logiques et des résistances éco/géo/poét(h)iques qui tentent depuis près d’un siècle de refonder une postmodernité vivable sans l’abandonner aux obscurantismes anti-modernes. Et sans doute importera-t-il d’interroger les discours d’éviction, souvent méprisants, d’un « terrestre » obstinément réduit à l’inerte, au rural, au terroir, au local, à l’humus nauséeux, à la bêtise provinciale, tenus par les porte-voix, académies et institutions d’une modernité triomphante.

Une volonté de rupture travaille souterrainement l’anthropisme moderne depuis très longtemps. C'est cette rupture contre-culturelle enfin intelligible, c'est cette contre-modernité enfin audible, qu'il conviendra de présenter et d'analyser dans ce numéro d’Elfe. Il s’agit bien, comme l’écrit Isabelle Stengers, de « résister au désastre ». Négocier un tournant radical, pratiquer de nouveaux savoirs, « repanser la raison[14] », concevoir une autre économie politique, promouvoir de nouvelles Lumières. Sur les territoires que nous arpentons (philosophique, scientifique, littéraire, artistique, anthropologique, écologique, politique), les questionnements diffèrent bien sûr, les modes d’analyse et de récit varient, mais une même volonté de refondation et de bifurcation les relie.  

Vivre et penser « les pieds sur terre ». C’est cette configuration et cette exigence écocritiques que cette livraison veut explorer à travers la diversité de leurs manifestations théoriques ou fictionnelles ; poétiques, comme narratives ou dramatiques.

 

[1] Isabelle Stengers, Civiliser la modernité ? Whitehead et les ruminations du sens commun, Dijon, Les Presses du réel, 2017, p. 166.

[2] Ibid., p. 197.

[3] Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond/La Découverte, 2015, p. 251.

[4] Ibid., p. 273.

[5] Isabelle Stengers, « La proposition cosmopolitique », in Jacques Lolive et Olivier Soubeyran, L’Émergence des cosmopolitiques, Paris, La Découverte, 2007, p. 45-68.

[6] Ibid., p. 290.

[7] Jean-Luc Nancy, La Peau fragile du monde, Paris, Galilée, 2020, p. 9.

[8] Isabelle Stengers, Résister au désastre, Marseille, éditions Wildproject, 2019, p. 44.

[9] Ibid., p. 80.

[10] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017, p. 11.

[11] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

[12] « L’homme passe infiniment l’homme : on peut dire que cette phrase de Pascal a ouvert la saison qui nous vient », Jean-Luc Nancy, op. cit., 4e de couverture.

[13] Bruno Latour, Face à Gaïa…, op. cit., p. 324.

[14] Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? Paris, Éditions Les liens qui Libèrent, 2020, p. 473.

 

Quelques livres…

ANDERS Günther, La Menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique (1981),Éditions du Rocher / Le Serpent à plumes, 2006.

ANDERS Günther, Hiroshima est partout (1995), Paris, Éditions du Seuil, 2008.

BAILLY Jean-Christophe, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013.

BAIRD CALLICOTT John, Éthique de la terre (1985), Marseille, Éditions Wildproject, 2010.

BÉCHET Arnaud et MATHEVET Raphaël, Politiques du flamand rose. Vers une écologie du sauvage, Marseille, Éditions Wildproject, 2020.

BERTRAND Romain, Le Détail du monde. L’art perdu de la description de la nature, Paris,Éditions du Seuil, 2019.

BOURG Dominique, Les Sentiments de la nature, Paris, La Découverte, 1993.

BOURGEOIS-GIRONDE Sacha, Être la rivière, Paris, P.U.F., 2020.

CALLENBACH Ernest, Ecotopia (1975), Paris, Éditions Rue de l’échiquier, 2018.

CAMPBELL Andrea (dir.), New Directions in Ecofeminist Literary Criticism, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2008.

CARSON Rachel, Printemps silencieux (1962), avec une introduction d’Al Gore (1994), Marseille, Éditions Wildproject, 2019.

COLLECTIF COMM’UN, Habiter en lutte (Zad de Notre-Dame-des-Landes, Quarante ans de résistance), Paris, Éditions Le Passager clandestin, 2019.

DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

DESCOLA Philippe, Une Écologie des relations, Paris, CNRS, 2019.

DUPUY Jean-Pierre, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Éditions du Seuil, 2002.

DUPUY Jean-Pierre, Petite Métaphysique des tsunamis, Paris, Éditions du Seuil, 2005.

Écologie & Politique, n° 57 (« Retour sur Terre. Pour une éthique de l’appartenance »), coordonné par Jacques LUZI et Mathias LEFÈVRE, 2018.

FEL Loïc, L’Esthétique verte. De la représentation à la présentation de la nature, Seyssel, Éditons Champ Vallon, 2009.

GORZ André, Écologica, Paris, Éditions Galilée, 2008.

GORZ André, Le Fil rouge de l’écologie (entretiens), Paris, Éditions EHESS, 2017.

GUATTARI Félix, Les Trois Écologies, Paris, Éditions Galilée, 1989.

HACHE Émilie, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Paris, La Découverte, 2011.

HACHE Émilie (dir.), De l’univers clos au monde infini, Paris, Éditions Dehors, 2014.

HACHE Émilie, Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Éditions Cambourakis, 2016.

HARAWAY Donna, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences-Fictions-Féminismes (anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan), Paris, Exils éditeurs, 2007.

JONAS Hans, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1979), Paris, Éditions du Cerf, 1990.

JONAS Hans, Une Éthique de la nature (1993), Paris, Flammarion, 2017.

LARRÈRE Catherine et LARRÈRE Raphaël, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Paris, Flammarion, 1997.

LARRÈRE Catherine et LARRÈRE Raphaël, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, Paris, La Découverte, 2015.

LATOUR Bruno, Politiques de la nature, Paris, Éditions La Découverte & Syros, 1999.

LATOUR Bruno, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, Paris, La Découverte, 2015.

LATOUR Bruno, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.

LEOPOLD Aldo, La Conscience écologique (1949), Marseille, Éditions Wildproject, 2013.

MACÉ Marielle, Nos Cabanes, Lagrasse, Éditions Verdier, 2019.

MARTIN Nastassja, Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, Paris, Éditions La Découverte, 2016.

MORIZOT Baptiste, Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Éditions Wildproject, 2016.

MORIZOT Baptiste, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020.

MORTON Timothy, The Ecological Thought, Cambridge (MA, É.‑U.), Harvard University Press, 2010.

PINSON Jean-Claude, Habiter en poète, Paris, Éditions Champ Vallon, 1995.

ROOS Bonnie et HUNT Alex (dir.), Postcolonial Green. Environmental Politics and World Narratives, Charlottesville, University of Virginia Press, 2010.

SCHOENTJES Pierre, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Éditions Wildproject, 2015.

SERRES Michel, Le Contrat naturel, Paris, Éditions François Bourin, 1990.

SERRES Michel, Retour au Contrat naturel, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2000.

STENGERS Isabelle, Civiliser la modernité ? Whitehead et les ruminations du sens commun, Dijon, Les Presses du réel, 2017.

STENGERS Isabelle, Résister au désastre, Marseille, Éditions Wildproject, 2019.

STIEGLER Bernard, Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Paris, Éditions Galilée, 2009.

STIEGLER Bernard, Dans la disruption, Paris, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2016.

STIEGLER Bernard, Qu’appelle-t-on panser ? 2. La leçon de Greta Thunberg, Paris, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2020.

TALLY Robert T. et BATTISTA Christine M. (dir.), Ecocriticism and Geocriticism. Overlapping Territories in Environmental and Spatial Literary Studies, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016.

TRASSARD Jean-Loup, Verdure, Mazères, Éditions Le Temps qu’il fait, 2019.

WESTPHAL Bruno, La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007.

WHITE Kenneth, Le Poète cosmographe, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1987.

WHITE Kenneth, L’Esprit nomade, Paris, Grasset, 1987.

WHITE Kenneth, Le Plateau de l’Albatros. Introduction à la géopoétique, Paris, Grasset, 1994.

WHITE Kenneth, Panorama géopoétique (entretiens), Éditions de la Revue des Ressources, 2014.

 

Modalités de participation

Les propositions, d’environ deux pages rédigées, enrichies d'une bibliographie indicative, devront être adressées avant le 31 mai 2021 à l’adresse suivante :

olivier.penot-lacassagne@sorbonne-nouvelle.fr

Les auteurs et autrices seront informé.e.s des résultats fin juin 2021. Une première version des articles devra être rendue le 31 décembre 2021.