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Nouvelle parution
Revue des Sciences Humaines, 303: N. Kremer (dir.), Le génie créateur à l'aube de la modernité (1750-1850)

Revue des Sciences Humaines, 303: N. Kremer (dir.), Le génie créateur à l'aube de la modernité (1750-1850)

Publié le par Marc Escola

Revue des Sciences Humaines, n°303/juillet - septembre 2011
Le génie créateur à l'aube de la modernité (1750-1850)

Édité par Nathalie Kremer


ISBN-13     978-2-913761-50-6
ISSN     0035-2195
décembre 2011
Nb de pages     265

24,00 € (22,80 € sur le site de la revue)

Ce numéro sur le « génie créateur » comble une lacune dans les études sur l'avènement du romantisme et la question de la création de l'art qui y est intimement liée.

En effet, les articles réunis ici examinent la question tant au niveau philosophique que littéraire, esthétique ou historique, d'une manière entièrement inédite et originale. Ainsi, la question du génie créateur est étudiée à partir de celle de l’enfance de l’artiste, de la femme-poète, du jeu d’échecs, du jeu de l’acteur au théâtre, des attributs du temps du génie, ou encore de la figure de l’ange chez Baudelaire. Ces enquêtes sont encadrées d’une série de contributions portant sur la philosophie du génie telle qu’on la retrouve chez Kant, mais aussi, en amont, chez Montesquieu, Diderot, Helvétius, Hume, Burke, et en aval, chez Herder, Hegel et Schopenhauer.

Chaque contribution offre un apport essentiel à la question centrale, qui est de savoir comment le génie se définit au tournant du XVIIIe siècle et du premier XIXe siècle, c’est-à-dire dans cette période où l’artiste tend à s’ériger en égal de Dieu.

Sommaire et résumés:

 

Jean-Alexandre Perras

L’invention associative : le génie à l’épreuve du sensualisme

Le point de départ de cette étude repose sur la tension qui existe entre l’exceptionnalité du génie et la difficulté qui en résulte à le définir. C’est de cette tension problématique dont il s’agit de mesurer les enjeux, en partant du problème suivant : pour faire du génie un objet de connaissance, est-il nécessaire de le sortir hors du temple, de rendre communes les opérations qui lui sont propres ? Cette question est examinée dans le cadre de la philosophie sensualiste d’Helvétius, où la faculté d’invention, qualité principale du génie, semble réduite à une simple opération analytique qui se distingue mal des opérations communes de l’esprit. Par ailleurs, le système helvétien a fait l’objet d’une lecture critique par Diderot, qui cherche à complexifier cette conception de l’invention en proposant le modèle de l’analogie, mais c’est aussitôt pour en montrer les limites. Chez lui, l’invention du génie ne peut se réduire totalement en système et se décrire à l’aide de modèles : elle repose sur une prudence et sur une désinvolture insaisissables.

 

Eleonora Vratskidou

Connaître, sentir, agir : le génie chez Johann Gottfried Herder

Cette contribution propose une lecture de la conception du génie à partir de l’oeuvre de Johann Gottfried Herder, et notamment de son traité Vom Erkennen und Empfinden der mensclichen Seele (1778), dans le contexte des approches cognitives du génie qui se développent au cours des Lumières. La théorie du connaître et du sentir qu’élabore Herder met en oeuvre le principe de la diversité individuelle et ancre ainsi l’originalité, catégorie fondamentale pour la réflexion sur le génie à cette période, dans la nature physio-psychologique de l’homme. Dans son traité Vom Erkennen und Empfinden, le génie est identifié au caractère singulier de l’homme, à son individualité, qui loin d’être a priori figée, constitue un potentiel à développer par l’agir, par la production d’oeuvres. La création géniale prend sa source dans l’individualité de la personne, dans sa façon subjective de sentir et de connaitre le monde et, en même temps, l’oeuvre qui en résulte vient aussi révéler, voire réaliser cette individualité dans le monde. Par la mise en valeur de cette interaction, Herder contribue largement au renouvellement significatif qui marque l’histoire du concept de génie artistique au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle : le génie est pensé de moins en moins comme un don, une disposition naturelle ou talent (ingenium), mais comme la réalisation singulière et originale d’un individu, dans et par sa création artistique.

 

Pierre J. Truchot

Le génie en pratique : une approche du génie chez Montesquieu

C’est à partir d’un questionnement des écrits sur l’art de Montesquieu qu’il en est induit une théorie du génie. Il appert de ce questionnement que la figure du génie montesquivien est fort éloignée de la conception, plus traditionnelle, du génie romantique : autant la première désigne le génie comme une possession pour l’être qui le détient, autant la seconde défend une conception ontologique du génie. Dès lors, chez Montesquieu, c’est dans la pratique, dans un savoir-faire à l’oeuvre, qu’il faut chercher et apprécier le génie.

L’intérêt de cette conception du génie est qu’elle permet de dresser une esquisse méthodologique d’une histoire de l’art ne progressant plus par sauts qualitatifs d’une école à une autre mais selon une esthétique du passage.

 

Daniel Larangé

Le génie créateur dans l’idéalisme allemand de l’Aufklärung au Sturm und Drang (Kant Goethe – Hegel – Schopenhauer)

Le génie est une catégorie latine que la philosophie allemande reprend à partir de la philosophie grecque, puis du christianisme primitif. L’approche philologique est incontournable dans la pensée romantique qui accorde une place majeure à la réalité historique qu’enferme le mot dans sa racine : le génie grec relève d’une transcendance, alors que le génie latin se manifeste comme immanence. Le concept de « génie » se trouve au fondement de l’idéalisme allemand. Kant considère le génie comme une disposition innée de l’esprit qui surgit spontanément de la nature. Il consiste donc à ordonner ce qui semble désordonné en décelant un système là où aucune règle n’a encore été formulée. Le génie s’exprime seulement dans l’art, car sa vision ne concerne que des représentations éclairant le monde. C’est pourquoi il sert d’interprète entre la nature et la culture. Cela conduit Goethe à inscrire le phénomène dans une Naturphilosophie. La liberté du génie correspond alors à celle de la nature, et la création géniale est libre parce que naturelle. Cette liberté est d’autant plus créatrice qu’elle donne l’impression d’être limitée par des contraintes extérieures et des règles. Cette liberté est nécessaire au principe de l’amour qui sustente toute création. La contribution de Hegel marque l’apogée de l’idéalisme romantique : elle perçoit la présence d’une Raison  dans l’Histoire et la voit se manifester dans le génie politique. Le génie habite virtuellement le coeur de l’Esprit et peut s’exprimer quand le Moi subjectif de l’artiste s’amenuise au profit de son oeuvre par kénose révélant ainsi un Soi objectivé. Schopenhauer poursuit la réflexion théologico-métaphysique sur un plan mystique, mettant l’emphase sur le rôle prédominant de l’imagination dans l’émergence du génie : l’artiste reste un enfant parce qu’il peut encore s’émerveiller de la beauté du monde là où l’adulte ne voit plus que platitudes et désolations.

 

Christophe Madelein

Le génie : un chaînon manquant entre le goût et le sublime?

L’année 1757 a vu paraître Of the Standard of Taste de David Hume, en même temps qu’une nouvelle conceptualisation du sublime par Edmund Burke, avec laquelle il a changé l’apparat notionnel de l’esthétique de façon décisive. Burke n’étais pas tant conscient de la portée que prendrait sa contribution théorique à l’histoire de l’esthétique : son introduction sur le goût, rédigée en réaction à l’ouvrage de Hume, cadrait dans sa conception du « beau », mais paraissait inconciliable avec la théorie du sublime – contrairement à l’interprétation montesquivienne du goût que Burke connaissait pourtant bien. Le beau, le sublime et le goût se trouvaient pris dans un rapport de contradictions internes. L’introduction du concept de « génie », comme talent particulier qui surpasse la seule application des règles de l’art, a contribué à complexifier la réflexion, tout en permettant à Immanuel Kant de s’en saisir pour bâtir sa théorie globale sur le goût, l’art, le beau et le sublime.

 

Yvan Gros

La querelle du génie. Entre génie et médiocrité, la figure du joueur d’échecs au XVIIIe siècle

Le mythe du génie  se construit sur la conviction qu’il existe un lieu où le hasard n’existe pas. Le jeu d’échecs le démontre et par là même, permet de mesurer l’intelligence, de distinguer l’homme de génie de l’homme médiocre. L’homme de génie sera cet homme capable de maîtriser cet espace de pure causalité. Il illustre en quelque sorte une nouvelle forme d’héroïsme qui insiste sur la performance intellectuelle. Le mythe du génie s’intègre dans un système qui repose sur le culte du mérite, au détriment du système inique de la naissance. La contrepartie de la recherche perpétuelle du génie prend forme dans la stigmatisation de la médiocrité, car les mises en scène de l’intelligence s’achèvent souvent par le spectacle du dérisoire. Ce dispositif dissimule mal une autre réalité qui fait du jeu d’échecs, non pas le symbole d’une pensée hypertrophiée, mais comme pour Rousseau, le moyen de mettre en veille sa pratique philosophique et de ne laisser en usage qu’une mécanique stérile. C’est cette stratégie d’enfermement de la pensée que certains philosophes cherchent à dénoncer en déconstruisant le mythe du génie et en restaurant la part de hasard  essentielle à la compréhension de la vie humaine : c’est l’enjeu de ce que nous avons appelé « la querelle du génie ».

 

Christof Schöch

Le temps du génie. Attributs temporels du génie créateur et idées sur la temporalité au XVIIIe siècle français

Dans le cadre conceptuel d’une histoire des idées esthétiques, la présente contribution met à profit la perspective de la temporalité pour montrer l’existence d’une couche sémantique souvent négligée du génie créateur, celle de ses nombreux attributs temporels. La contribution procède à une relecture d’un certain nombre de textes pertinents de la seconde moitié du XVIIIe siècle français, parmi lesquels ceux de Saint-Lambert, Marmontel, Diderot, Helvétius, l’Abbé Pluche et Nivelle de La Chaussée. Elle montre que ces penseurs ont décrit une véritable ‘chronographie’ du génie, lui donnant des attributs temporels et décrivant son activité dans des termes temporels. Il y a ainsi le moment heureux et intense du génie, la rapidité du geste créateur génial, le refus de la tradition et des normes, le rapport ambivalent au présent qui tantôt le produit, tantôt le méconnaît, ou l’avenir incertain dans lequel le génie se projette. Elle montre également comment certaines idées sur le temps qui se font jour au XVIIIe siècle, comme la pensée de l’instant, de la tradition ou du progrès, donnent tout son sens à cette chronographie du génie créateur.

 

Laurence Marie

Théoriser le génie de l’acteur dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : de l’imitation à l’expression

Les premiers traités exclusivement consacrés au jeu du comédien sont publiés dans les années 1740-1770, au moment où est réhabilité l’effet produit sur la vue du spectateur. Prenant leurs distances avec l’assimilation de l’acteur à un orateur qui déclame un texte, la plupart de ces ouvrages valorisent la gestuelle du comédien en s’inspirant de l’expression picturale des passions. En cela, ils restent essentiellement tributaires d’un modèle imitatif, conformément aux principes de l’esthétique classique qui régissent également la peinture. Or, dès la fin des années 1740, quelques rares théoriciens tentent de rendre compte du jeu des grands acteurs selon un autre paradigme, qui sera développé à la fin du siècle. Ils soulignent comment le jeu de l’acteur de génie échappe, au moins partiellement, à l’approche mimétique au profit d’une conception expressive, apparentée au mouvement et à la subjectivité de l’esquisse. Cette nouvelle approche met à mal la théorisation car elle tire son efficacité du fait qu’elle apparaît impossible à maîtriser entièrement. Elle fait émerger une conception nouvelle de l’art, entendu non comme une technique mimétique, mais comme le fruit d’émotions incontrôlables exprimées par des acteurs élevés au rang de génies créateurs.

 

Stéphanie Loubère

Sapho, le génie au féminin

« Les femmes n’ont aucun génie » déclare Rousseau dans la Lettre à d’Alembert (1758). À la fin du XVIIIe siècle, il faut reconnaître que le débat sur le génie est masculin : fait par des hommes, sur les hommes et pour les hommes. Les femmes sont laissées pour compte dans ce débat, alors même que l’on assiste à une redéfinition de la notion de génie. On commence à admettre que le génie peut être un homme pauvre et de classe inférieure (la figure du poète malheureux, qui crée dans la souffrance et meurt méconnu, laissant à la postérité le soin de constater son génie acquiert peu à peu de paradoxales lettres de noblesse) mais la femme de génie peine à obtenir son droit de cité dans la République des Lettres.

Pourtant, au tournant du siècle, la figure de Sapho s’impose comme modèle du génie conjugué au féminin, et invite à penser ce qui était impensable : la nature universelle de l’enthousiasme créateur. Les visages de la  « Sapho des Lumières », pour reprendre l’expression d’H. Krief, sont multiples et parfois ambigus : si la Corinne de Mme de Staël constitue une dénégation véhémente de la thèse de Rousseau, certaines figures de Sapho proposent une vision réductrice de la femme de génie.

 

Bérengère Chapuis

L’ange de Baudelaire, ou le génie créateur à l’heure de la modernité

La question de l’inspiration et du génie créateur occupe, selon nous, deux versants dans l’imaginaire collectif : celle de l’ingenium ou maîtrise technique d’un côté, idéologiquement liée au travail et donc à la modernité industrielle, celle du genius ou génie inexplicable de l’autre, relié cette fois à l’idée d’un don intransmissible et propre à un seul individu.

À l’heure où la société, mue par les progrès scientifiques et techniques, s’avance dans la modernité, remet en cause l’existence de Dieu et explore une nouvelle conception de la beauté et des arts, une figure se trouve paradoxalement convoquée dans des oeuvres de plus en plus nombreuses et ce pendant plus d’un siècle : j’ai nommé l’ange. L’oeuvre de Baudelaire, qui donne à voir comme nulle autre la modernité dans tous les sens du terme (scientifique, spirituel, politique, artistique et en particulier esthétique), témoigne du passage de l’ange comme figure biblique à l’ange comme mythe moderne.

Or l’ange n’est autre, nous le verrons, que le visage que le génie baudelairien donne à l’inspiration, c’est-à-dire au génie créateur dans tous les sens que ce nom « magique » convoque.

 

Thierry Laugée

Le génie créateur enfant. Théories et iconographie de la faculté d’invention dans la première moitié du XIXe siècle français

La manifestation précoce du talent dès l’enfance est un mythe accompagnant la quasi-totalité des biographies d’artistes au XIXe siècle. Récit des premiers prodiges du créateur, il se veut la préfiguration de l’avenir radieux du génie. C’est sur cet épisode récurrent, son illustration et ses codes dans la première moitié du XIXème siècle français que porte cette étude des théories du génie romanesque. S’il n’est plus considéré comme une entité extérieure à un homme agissant sur sa destinée, l’origine du talent reste énigmatique à l’aube du romantisme. Les principales interrogations se concentrent autour de la question du don : le génie naît-il génie ou le devient-il par un apprentissage sérieux et intensif ? En d’autres termes, le génie est dans un cas vu comme un phénomène extraordinaire, dans le second il n’est que le fruit d’un travail assidu et patient, un mérite plus qu’un présent divin. Cette contribution ne prétend pas résoudre le mystère de l’apparition des facultés géniales mais envisage de décrypter les codes narratifs, iconographiques ainsi que les enjeux didactiques  de la redéfinition des premières manifestations du génie créateur.