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Réparer la honte. Le rôle éthique et politique de la littérature, des arts et des médias (Revue Traits-d'Union)

Réparer la honte. Le rôle éthique et politique de la littérature, des arts et des médias (Revue Traits-d'Union)

Publié le par Marc Escola (Source : Revue Traits-d'Union)

Réparer la honte. Le rôle éthique et politique de la littérature, des arts et des médias

 

Pour son 11e numéro, la Revue Traits d’Union se propose de poursuivre la réflexion entamée dans le numéro précédent sur le rôle politique et éthique des arts et des médias. Il s’agira cette fois d’examiner la manière dont ceux-ci participent au renouvellement des normes émotionnelles de la honte, à des fins éthiques et politiques de lutte contre les discriminations. Comment la littérature, les arts et les médias participent-ils à l’identification, à la dénonciation et au renversement des hontes vécues et intériorisées ? Sous quelles conditions la mise en mots, en images ou en scène de la honte est-elle possible ?

La Revue Traits d’Union publie prioritairement de jeunes chercheurs, doctorants et docteurs depuis quatre ans maximum, en lettres, arts, sciences humaines et sociales.

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Depuis quelques années, le rôle politique des affects fait l’objet d’une préoccupation vive en sociologie et en philosophie morale. Axel Honneth invite notamment à repenser les enjeux moraux et affectifs au cœur des mouvements sociaux et politiques et esquisse une grammaire du conflit qui instaure une relation de causalité entre l’expérience du mépris et la lutte pour la reconnaissance (Honneth, 1992). Les émotions négatives de honte et d’humiliation constituent avant tout un facteur de subordination, mais une fois identifiées, elles peuvent également conduire ceux qui les subissent à revendiquer la reconnaissance publique et institutionnelle de l’injustice. Le processus d’identification des hontes vécues et des mécanismes de leur intériorisation semble ainsi constituer un outil majeur de la lutte contre les discriminations : il permet de distinguer, par-delà les offenses privées, des expériences communes et de fonder l’action politique et la revendication collective.

Or, des études récentes ont mis en évidence le fait que, face à ces préoccupations contemporaines, les arts, la littérature et les médias semblaient disposés à jouer un rôle dans cette construction de la reconnaissance. Alors que la littérature et les arts ont pu être considérés comme des champs autonomes qui n’auraient à répondre que de critères intrinsèques (Carole Talon-Hugon, 2019), l’émergence des préoccupations éthiques, voire thérapeutiques, rend ainsi visible une relation de continuité entre arts et médias, entre littérature et essais. Si les arts, la littérature et les médias peuvent réparer les vivants (selon le titre du roman de Maylis de Kerangal, 2013) et réparer le monde (Gefen, 2018), pourquoi ne permettraient-ils pas en effet de réparer la honte ?

La reconnaissance des hontes vécues occupe de fait une place considérable dans la production littéraire et culturelle contemporaine, ainsi que dans l’actualité médiatique et politique. Objet de nombreuses études en sciences humaines et sociales (Gauléjac, 1987 ; Eribon, 2009 ; Jaquet, 2014), la honte qu’entraîne la distinction des classes sociales est notamment au cœur de la production romanesque d’Annie Ernaux (La PlaceLa Honte), mais également d’Edouard Louis (Pour en finir avec Eddy Bellegueule). Le personnage du transclasse, parent triste du picaro et de l’arriviste des romans du XIXe siècle, a ainsi fait son apparition dans la sphère littéraire et théâtrale francophone (Charles Juliet, Lambeaux, 1995 ; Le Pays lointain, Jean-Luc Lagarce, 1995 ; Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu, 2018), mais trouve place également dans la production cinématographique (Cinq pièces faciles, Bob Rafelson, 1970 ; Retour à Forbach, Roger Sauder, 2017 ; Marvin ou la Belle Éducation, Anne Fontaine, 2017). Un film tel que Green Book (Peter Farrelly, 2018) met par ailleurs en évidence le fait que la honte liée à la classe sociale peut se coupler à la honte qui accompagne la racisation dont Frantz Fanon fait état dans Peau noire, masques blancs (“se blanchir ou disparaître”). Des ouvrages tels que La Tache de Philip Roth (2000), High Cotton (1992) ou Black Deutschland (2016) de Darryl Pinckney, et des films tels que Twelve Years A Slave (Steve McQueen, 2014) ont également mis en évidence cette intériorisation de la subordination et participé à sa dénonciation. La honte de la différence liée à une appartenance raciale ou à un rattachement à une origine issue d’une “minorité visible” a été mise en avant également dans L’Autre part (Florence Benoist, 2007), Trop noire pour être Française ? (Isabelle Boni-Claverie, 2015) et Ouvrir la voix (Amandine Gay, 2017), qui ont par ailleurs en commun de prendre la forme du documentaire, selon une corrélation qui mériterait d’être explorée.

Si le classisme et le racisme font ainsi l’objet d’une sensibilisation dans les productions littéraires et artistiques contemporaines, la réflexion sur la construction sociale des inégalités de genre n’est bien sûr pas en reste. Des productions artistiques sensibilisent par exemple aux tabous liés au corps féminin et oeuvrent à la déconstruire : honte des règles (American Honey, Andrea Arnold, 2016 ; Keep calm and Tampon, Claudia Lonow Rapaport, 2017 ; Chattologie, Klaire fait Grr, 2017 ; Period. End of Sentence, Rayka Zehtabchi, 2018 ; voir aussi les oeuvres de Gina Pane et d’ORLAN dans les années 1970), honte du sexe féminin (L’Homme facile, Catherine Breillat, 1967 ; L’Origine du monde, Liv Stromquist, 2014 ; Fruit of Knowledgeibid., 2019), honte de la sexualité (L’Amant, Marguerite Duras, 1984 ; La vie sexuelle de Catherine M., Catherine Millet, 2001 ; Pornocratie, Catherine Breillat, 2001 ; Dans le jardin de l’ogre, Leïla Slimani, 2014 ; Mutantes, Virginie Despentes, 2009 ; Hollywood : pas de sexe s’il vous plaît, Clara et Julia Kuperberg, 2017). Il conviendrait par ailleurs de réexaminer le trope scénaristique du rape and revenge selon cette perspective, afin de déterminer s’il favorise la reconnaissance du statut de victime (Monster, Patty Jenkins, 2003 ; Kill Bill, Quentin Tarantino, 2003 ; The Girl with the Dragon Tattoo, David Fincher, 2012).

Ce rapide panorama montre que les arts et les médias participent à la reconnaissance des hontes vécues et à leur déconstruction, comme le font encore les oeuvres qui questionnent les normes de genre et de sexualité (Tomboy, Céline Sciamma, 2011 ; Laurence Anyways, Xavier Dolan, 2012 ; Moonlight, Barry Jenkins, 2016). Il conviendrait de compléter ce premier ensemble. Dans quelle mesure par exemple la représentation de la vieillesse, qui se veut tantôt comique (Tatie Danielle, Etienne Chatiliez, 1990), tantôt dramatique (Amour, Michael Haneke, 2012 ; Happy End, ibid., 2017), entretient-elle ou déconstruit-elle la honte d’être perçu comme vieux ?

Par ailleurs, il est nécessaire de distinguer plusieurs stratégies de réparation des hontes dans les arts et médias. Si les uns se livrent à une identification et à une reconnaissance en rendant visible la souffrance vécue, d’autres favorisent un retournement du stigmate et sa revendication en fierté, voire déplacent les hontes sur les coupables : “la honte doit changer de camp”, affirmait, à partir des mots de Gisèle Halimi, une campagne nationale contre le viol en 2010.

Mais si la réparation de la honte passe par un double processus de déconstruction et de déplacement, de de-shaming des victimes et de shaming des coupables, faut-il alors en conclure qu’il existe des usages éthiques de la honte ? Peut-elle devenir l’instrument du châtiment ? Plus encore, constitue-t-elle un outil souhaitable pour favoriser l’engagement, comme c’est par exemple le cas lorsqu’elle est au service de l’écologie et sert à condamner les pollueurs-payeurs ? Plus généralement, dans les discours politiques et militants, quels sont les procédés rhétoriques employés pour assigner un caractère honteux aux actions, paroles, idées ou intentions de l’adversaire, et pour déconstruire le shaming dont on est la cible ? Comment ces guerres des hontes se déploient-elles dans la sphère publique, et dans quelle mesure sont-elles productives ? On peut par exemple s’interroger sur le rôle du shaming auquel s’adonne chaque camp dans le cadre d’un mouvement de grève. Par ailleurs, dans le contexte actuel de crise sanitaire mondiale, on peut se demander dans quelle mesure le phénomène du shaming – dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux - se fait le relais des consignes gouvernementales.

Ce numéro de la Revue Traits d’Union souhaite accueillir des contributions de toutes disciplines des lettres et sciences humaines et sociales qui interrogent la place de la honte dans les arts, la littérature et les médias et le rôle de ceux-ci dans le processus de réparation des hontes subies. De quels outils ces lieux d’expression et de communication disposent-ils ? Sont-ils efficaces, utiles, plaisants, critiques, scandaleux ? En quoi cette préoccupation éthique et thérapeutique entraîne-t-elle un déplacement du rôle de l’art et l’artiste dans la société contemporaine ? Conduit-elle à une requalification des arts comme média ou à un rapprochement de la littérature avec l’essai ou le manuel ? Enfin, quelles sont les limites de cette entrée dans les oeuvres par la honte des uns plutôt que par la haine des autres ?

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La journée d’étude aura lieu le 3 octobre 2020. Les articles seront attendus pour le 1er novembre 2020.

Les propositions de contributions, rédigées en français en 500 mots maximum, doivent être adressées au plus tard le 1er juillet 2020 à l’adresse contact@revuetraitsdunion.org.

Merci d’y joindre une courte bio-bibliographie (avec notamment votre université et votre laboratoire de rattachement), ainsi que de préciser si vous souhaitez participer à la journée d’étude et/ou contribuer à la publication. 

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Bibliographie indicative

Arel, Stephanie N., Affect Theory, Shame, and Christian Formation, Palgrave MacMillan, 2016.

Bernard M., Gefen A., et Talon-Hugon C. (dir.), Dictionnaire Arts et Emotions, Paris, Armand Colin, 2015.

Blondiaux L. et Traïni C. (dir.), La Démocratie des émotions : dispositifs participatifs et gouvernabilité des affects, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.

Bouson, J. Brooks, Shame and the Aging Woman. Confronting and Resisting Ageism in Contemporary Women’s Writing, Palgrave MacMillan, 2016.

Deonna Julien, Raffaele Rodogno, et Fabrice Teroni, In Defense of Shame: The Faces of an Emotion, Oxford ; New York, OUP USA, 2011.

DiAngelo Robin et Michael Eric Dyson, White Fragility: Why It’s So Hard for White People to Talk About Racism, Boston, Beacon Press, 2018.

Eddo-Lodge Reni, Why I’m No Longer Talking to White People About Race, 01 éd., London Oxford New York New Delhi Sydney, Bloomsbury Publishing PLC, 2018.

Emmanuelle Camille, Sang tabou : essai intime, social et culturel sur les règles, Paris, La Musardine, 2017.

Eribon Didier, Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009.

Fanon Franz, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.

Fanon Franz, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002.

Gauléjac Vincent de, La névrose de classe : trajectoire sociale et conflits d’identité, Paris, Payot & Rivages, 2016 [1987].

Gefen Alexandre, Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle, Paris, Éditions Corti, 2017.

Honneth Axel, La lutte pour la reconnaissance, traduit par Pierre Rusch, Paris, Les Éditions du Cerf, 2000.

Hypatia: A Journal of Feminist Philosophy, Special Issue: Gender and the Politics of Shame, été 2018.

Hutchinson, P., Shame and Philosophy. An Investigation in the Philosophy of Emotions and Ethics, Palgrave MacMillan, 2008.

Jaquet Chantal, Les transclasses ou La non-reproduction, Paris, PUF, 2014.

Laurent S. et Leclère T. , De quelle couleur sont les Blancs ?, Paris, La Découverte, 2013.

Lordon Frédéric, Les Affects de la politique, Paris, Seuil, 2016.

Lordon Frédéric, La Société des affects : pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013.

Maddison Sarah, Beyond White Guilt: The Real Challenge for Black-White Relations in Australia, Sydney, Melbourne, Auckland, London, Allen & Unwin, 2011.

Martin Jean-Pierre, La Honte. Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, 2017.

Memmi Albert, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Gallimard, 1985.

Ogien Ruwen, La liberté d’offenser : le sexe, l’art et la morale, Paris, La Musardine, 2007.

Ogien Ruwen, La honte est-elle immorale ?, Paris, Bayard, 2002.

Origgi G. (dir.), Passions sociales, Paris, Presses universitaires de France, 2019.

Rey-Robert Valérie, Une culture du viol à la française : Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner », Libertalia, 2019.

Rimé Bernard, Le Partage social des émotions, Paris, Presses universitaires de France, 2005.

Scambler G., A Sociology of Shame and Blame. Insiders Vs Outsiders, Palgrave MacMillan, 2020.

Scott James, La Domination et les arts de la résistance. Fragments d’un discours subalterne, Éditions. Amsterdam, 2009.

Talon-Hugon Carole, L’art sous contrôle : nouvel agenda sociétal et censures militantes, Paris, Presses universitaires de France, 2019.

Tisseron Serge, La honte : psychanalyse d’un lien social, Paris, Dunod, 1992.

Traïni C. (dir.), Émotions... mobilisation !, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2009.

Williams Linda, Screening sex : une histoire de la sexualité sur les écrans américains, traduit par Raphaël Nieuwjaer, Nantes, Capricci, 2014.