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Regards (im)pudiques: désir de transgression et interdits dans le cinéma, la littérature et les autres arts

Regards (im)pudiques: désir de transgression et interdits dans le cinéma, la littérature et les autres arts

Publié le par Université de Lausanne (Source : Michaël Abecassis)

Regards (im)pudiques: désir de transgression et interdits dans le cinéma, la littérature et les autres arts

Michaël Abecassis et Maribel Peñalver Vicea (éds)

Argumentaire:

L’affiche[1] du dernier film de Pedro Almodóvar, Madres paralelas, a été censurée par Instagram. Selon ce réseau social, cette affiche est porteuse d’« un contenu à caractère sexuel ou pornographique”, peut-on lire sur le site web de Eldiario.es. Le poster montre, en gros plan, un téton dans un œil en noir et blanc, sur un fond rouge, d’où perle une goutte de lait à la place d’une larme. La censure imposée à cette affiche métaphorique et intertextuelle, qui a été substituée tout de suite à une autre plus classique par son affichiste espagnol, Javier Jaén, relance aujourd’hui la question de la pudeur, de l’exhibition indécente, des interdits, du désir de transgression. 

À la suite de cette polémique, l’affichiste espagnol a déclaré : « La controverse est tellement absurde que j’ai du mal à croire qu’en 2021 quelqu’un puisse être offensé par cela”[2]. L’affiche du téton, qui constitue, entre autres, une métaphore de la maternité, fait partie aujourd’hui de la censure cinématographique. Le désir de transgression d’Almodóvar n’est pas un sujet nouveau, l’historique de ses affiches en témoigne.

Depuis ses débuts, le cinéma est, sans conteste, le lieu, par excellence, d’une mise en crise des rapports entre le visible et l’invisible. Cette goutte de lait, que le graphiste espagnol a voulu représenter, dé/voile, par déplacement iconique, ce qui est invisible aux yeux des spectateurs : la larme d’un œil qui pleure, métaphore oculaire qui n’est pas sans rappeler celle du Chien andalou. La monstration de ce sein en gros plan décèle tout en cachant, et « c’est là que ça manque le plus […], [car] ce n’est jamais assez. L’image cinématographique est hantée par ce qui ne s’y trouve pas » (P. Bonitzer, Le regard et la voix, 1976). 

Dans À propos de Nice (1930) de Jean Vigo, les images qui se juxtaposent exercent une fascination indéfinissable sur le spectateur, comme celle d’une jeune aristocrate assise dont les tenues changent au point de se révéler nue. Volonté de troubler ou désir de révéler la vérité nue, le film habille et déshabille, déconstruit pour mieux reconstruire. 

Comment approcher aujourd’hui la question de l’interdit, de la pudeur, cet objet de pensée, cet instinct impénétrable à l’autre qu’on a du mal à dévoiler ? On peut y voir d’emblée une connotation mythologique, et cette notion d’interdit qui est le propre des mythes grecs et romains. Le regard d’Eurydice lancé en arrière est un acte de transgression, tout comme le regard d’Actéon sur Artémis prenant son bain. La punition pour celui ou celle qui a fixé l’interdit est immédiat et possède un arrière-goût de péché originel. Eurydice disparaît pour toujours dans les ténèbres, Orphée inconsolable périt, déchiré entre les mains des Bacchantes, et Actéon est transformé en cerf avant d’être dévoré par ses chiens. On retrouve d’ailleurs cette métaphore du regard foudroyant et foudroyé tel celui de la Gorgone dans Les Yeux sans visage de Georges Franju, un film qui a beaucoup influencé Almodóvar dans La piel que habito (2011), mais également celle de la déchirure. L’œil représenté par Buñuel et Dali qui est tranché par le rasoir transforme le spectateur en voyeur et le plonge dans l’introspectif et le spirituel où le réel reste à être reconstruit.

Voilée, La Pudeur (de l’italien Pudicizia), taillée sur marbre blanc, est une sculpture d’Antonio Corradini qui date de 1752, appartenant à la période baroque rococo. Sous un voile, au tissu léger, et pour dissimuler ses courbes, la statue se montre impudique et semble vouloir fermer les yeux comme si elle était plongée dans une méditation ou une transcendance spirituelle. 

Dans le domaine de la peinture, on peut ainsi constater le geste de pudeur qui caractérise la Naissance de Vénus de Botticelli (1484-5), par la position de ses bras. Le peintre a-t-il vraiment voulu qu’elle cache ses attraits? La Vénusimpudique de Rubens dans son Allégorie de la vue (1617) est le point de mire du regard. Les représentations de Vénus ou Aphrodite dans l’art sont multiples, elle peut être gracile, charnelle ou parée ‘des plis de l’infini’[3], pour citer la terminologie deleuzienne. Le marbre cache son âme et la beauté incarnée est là pour être contemplée au point d’aveugler.

Le nu féminin tout comme le nu masculin place la peinture dans une quête d’idéal et de beauté esthétique. Le nu est l’apanage des Dieux et la pudeur le propre du commun des mortels qui a osé regarder. Une fois consommé le fruit de la connaissance, Adam et Eve prennent conscience de leur nudité et c’est ainsi que naît la pudeur. 

La pudeur a ainsi mobilisé de nombreuses réflexions dans tous les domaines des sciences humaines. S’il existe des images censées enfreindre les normes, c’est pour des raisons culturelles, chaque période de l’histoire privilégiant un aspect différent. À l’heure actuelle, dans les réseaux sociaux les internautes entretiennent une relation impudique à l’autre. L’internet a modifié largement la consommation de l’exhibition, qu’elle soit individuelle ou collective. La pudeur, souvent mal considérée, est “méprisée par une société marchande qui fait de l'exhibition le ressort du spectacle, et radicalement rejetée par les adeptes imbéciles de l'épanouissement du moi qui croient voir, dans les déclarations prétendument sincères et l'effroyable je dis ce que je pense, les éclats aveuglants de la Pure Vérité” (J. Morel Cinq-Mars, Désir de voir, désir de voile, 2002)

Mais si la pudeur existe, c’est sous le voile de l’autre. C’est le regard d’autrui qui confère un caractère pudique ou impudique à une image ou un objet, que ce soit réel ou imaginaire. L’être humain tend à cacher « ce qui peut exciter le désir ou le dégoût d’autrui » (J.C. Bologne, Pudeurs féminines : Voilées, dévoilées, révélées, 2010), le regard étant sexualisé. Voir l’autre me voir implique une prise de conscience du rapport d’altérité. On sait que « tout n'est pas communicable n'importe comment, à n'importe qui, n'importe quand. Il est des savoirs d'un autre ordre que ceux de la science : ils relèvent de l'initiation; ils exigent une discrétion, une retenue » (J-M. Domenach, «La pudeur est un savoir», À temps et à contretemps, 1991). Lamartine a, pour sa part, écrit que « la pudeur de l'écrivain consiste à dévoiler le faux, et l'impudeur à dévoiler le vrai!» (1851). D’après Flaubert, c’est « le plus bel ornement de la femme » (Dictionnaire des idées reçues, 1953). 

Cet instinct qu’est la pudeur non seulement « protège mais garantit le désir » (J. Morel Cinq-Mars, 2003). Elle se manifeste dans son rapport à l’autre. La dimension de l’altérité y est ainsi inhérente. Les écritures du moi sont tributaires de cette vertu fragile, l’amour du masque étant un sujet incontournable. S’écrire soi-même enclenche une écriture de la pudeur/impudeur où le moi/surmoi/ça déterminent, à corps et à cris, l’instance du « je » énonciateur par les mouvements d’alternance de (dé)voilement, et de manière fragmentaire. L’autocensure, chez l’écrivain ou l’artiste, serait-elle un effet de la pudeur ? Que désire-t-on masquer à l’autre, quand on s’écrit soi-même? Comment cacher ce qui trouble l’inconscient ? Investissements de la pudeur. L’érotisation, qui lui en est redevable, devient corollaire de l’écriture qui cherche à tisser des évitements langagiers plutôt qu’à élaborer un déshabillage explicite.

Pour Anaïs Frantz, la pudeur féminine se manifeste dans le « tissage du texte » (Le Complexe d’Ève : la pudeur et la littérature, 2013). Cette pudeur féminine, destinée à gérer une économie virile, recouvrerait une pudeur poétique d’un être de langage, qui nu dans la scène du péché originel, répondra à cette nudité par l’invention d’une technique : le tissage, le voile, la confection du vêtement, qui est aussi la technique du tissage du texte. 

La voix de l’acteur/ l’actrice qui habille un personnage, tout comme celle du chanteur ou de la chanteuse est aussi une forme de tissage qui cherche à dissimuler, leurrer, voire séduire. Que cache la voix des protagonistes ? Le chant énigmatique des sirènes dans la mythologie montre combien la voix empreinte de sensualité peut être à la fois le point d’attrait de la parole qui séduit et un piège captieux qui peut faire sombrer dans l’inconnu. Diabolique, la voix divise comme l’indique son étymologie et derrière cette invitation à la luxure se cache la mante-religieuse prête à dévorer sa proie.

Dans le cadre de la performance, le sujet de la pudeur n’a guère été abordé. Comment ce sentiment pulsionnel est-il capable de libérer ou de façonner le corps du performeur ou de la performeuse ? Dans quelle mesure ce type de spectacle implique-t-il une libération corporelle, garante d’authenticité, étant donné qu’il s’agit d’une nudité subversive ? Pourrait-on parler dans la performance d’un regard rétrospectif cristallisant la nudité immaculée de l’enfance/du paradis dans la scène du péché originel? La fluidité intrinsèque de sa nature convertit ce genre de spectacle qu’est la performance en une transgression des catégorisations ou des codes établis des représentations. Qu’en est-il de la pudeur dans le corps à corps avec le spectateur ? Comment le corps du performeur ou de la performeuse étreint-il celui du spectateur qui est hors de la scène ?

Le multiculturalisme a apporté des perceptions bien diverses de ce sentiment qu’est la pudeur, notamment reliées à la question du voile. La pudeur de la “femme voilée” est un sujet qui ne cesse de susciter un grand intérêt: le voile est-il toujours rattaché à la notion de la pudeur seulement, ou à la pudeur aussi face à Dieu?, comme se le demande J. Morel Cinq-Mars dans Quand la pudeur prend corps, 2002D’un point de vue historique et anthropologique, la relation de la pudeur au voile et au corps a fait l’objet de la publication intitulée: Voile, corps et pudeur: Approches historiques et anthropologiques (Religions et modernités) 2015, sous la direction de Y. Foehr-Yanssens, S. Naef et A. Schlaepfer. Les auteurs de cet ouvrage, sous la perspective des monothéismes, des sociétés multiculturelles et du féminisme islamique, sans évacuer le sujet de la pudeur, estiment que le voile, en plus de son caractère politique, jouerait “un rôle dans certains processus d’érotisation du rapport amoureux  […] revendiqué par un certain nombre de femmes au nom d’une autonomie personnelle revendiquée”. Ce mouvement d’érotisation ne viendrait-il pas notamment de la pudeur? 

Comment la pudeur devient-elle un instrument d’érotisation du monde? Le désir de transgression fait-il replier le monde aujourd’hui ou, par contre, le fait-il progresser ? D’après le sociologue F. Chateauraynaud (2021)  « la trangression est souvent nécessaire pour inventer des mondes[4] », mais aussi une « réponse à de mauvais traitements, à un sentiment d’injustice, d’indignité, de violations de valeurs[5] ». Comment mettre en scène la pudeur aujourd’hui dans le cinéma, la littérature, la performance, les arts ou les réseaux sociaux? Est-ce qu’elle aurait un rôle constructif et positif dans le monde actuel?

En ces temps pandémiques d’enfermement, les réseaux sociaux ont-ils déclenché, à plus forte raison, un défoulement de la pudeur ? Comment les relations (im)pudiques se cristallisent-elles de nos jours? L’art du dé/voilement pudique est sans conteste relié à la provocation, la séduction, l’indécence, voire l’obscénité. 

Ce volume collectif accueillera des travaux interdisciplinaires touchant, de près ou de loin, à cette notion sous toutes ses formes, couvrant toutes les périodes de l’histoire. Les études pourront proposer des analyses venant d’horizons bien divers, ou encore proposer une réflexion plus théorique et pluridisciplinaire s’inscrivant dans les domaines du cinéma, la littérature, la psychanalyse, la sociologie, le théâtre, la performance, l’anthropologie, la linguistique, le discours social (la presse, la publicité), la musique/la chanson. 

Dans le cadre de cet appel, nous voudrions privilégier les axes suivants, mais cette liste est loin d’être exhaustive :

La pudeur dans le cinéma ou autres arts (peinture, photographie, musique, sculpture, théâtre)

La pudeur féminine/textuelle  

Regards, pudeur/impudeur et nudités

Pudeur, corps et performance

La pudeur dans la psychanalyse

Mythologie et pudeur

Rapports (im)pudiques dans les réseaux sociaux 

Érotisations de la pudeur

Voile et (im)pudeur 

Les affects de la pudeur

Manifestations corporelles de la pudeur : peau, chair, gestes. 

La tessiture de la voix comme véhicule de pudeur ou d’impudeur

Pudeur et chanson

Regards et interdits : nudités corporelles

Politiques de la pudeur 

Les propositions de contribution en français ou en anglais (entre 2000 et 2500 signes, accompagnées d’une notice bio-bibliographique) sont à adresser simultanément à Michaël Abecassis (michael.abecassis@mod-langs.ox.ac.uk) et à Maribel Peñalver Vicea (mi.penalver@ua.es) au plus tard le 30 janvier 2022. Une réponse sera envoyée aux auteurs avant le 30 mars 2022. Les articles seront à rendre avant le 30 décembre 2022. 

 

Michaël Abecassis (Université d’Oxford) 

Maribel Peñalver Vicea (Université d’Alicante)

 

[1] Il s’agit du premier essai d’affiche, avant la première du film en Espagne.

[2] https://smoda.elpais.com/moda/actualidad/el-creador-del-cartel-viral-de-la-pelicula-de-almodovar-si-el-pezon-fuese-de-un-hombre-no-lo-habrian-censurado/

[3] Gilles Deleuze, Le Pli, Leibnitz et le baroque, 1988.

[4] Lire magazine littéraire, janvier-février, 2021.

[5]Ibid.