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Nature morte, objets orphelins et choses particulières (revue Romantisme)

Nature morte, objets orphelins et choses particulières (revue Romantisme)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Eléonore Reverzy)

Nature morte, objets orphelins et choses particulières.

Appel à contributions pour un dossier de  la revue Romantisme (2022-4)

         

« Le domaine de la peinture est envahi en quelques années par les images d’un monde sans hommes (…) Tout se ramène au paysage ou à la nature morte ; lesquels ont été réduits eux-mêmes à un divertissement d’intérêt local » (Valéry : Degas danse dessin)

 

Il semble que l’on ne puisse aborder la nature morte que négativement ou tout du moins de manière obsidionale, tant ce genre pictural codifié au XVIIe siècle et qui fut considéré comme l’un des lieux de « l’instauration du tableau » (V. Stoichita) est longtemps resté un petit genre voire un mauvais genre, inscrit au bas de la hiérarchie, bien après la souveraine peinture d’histoire, à la suite du portrait et de la peinture de genre et derrière le paysage. Paradoxalement, le XIXe siècle qui fut celui du réalisme, de la marchandise et du capitalisme, n’a pas réévalué cette catégorie accessoire, tout en en favorisant l’essor, sous le coup d’un goût bourgeois et d’une idéologie matérialiste. Les toiles de peintres et les photographies, les cimaises des Salons et galeries et les pages des romans (P. Hamon) sont habitées, au XIXe siècle, d’objets choisis et disposés et de choses plus ou moins vivantes, qui s’apparentent à la nature morte : installation d’objets décoratifs ou triviaux (dans la photographie de son studio par Bayard, vers 1845), bric-à-brac du Cousin Pons de Balzac (1847) magasin d’accessoires désuets (L’Atelier du peintre de Courbet, 1855), éléments renversés (Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, 1866).

La société, l’art, les images et la littérature du XIXe siècle sont d’immenses « théâtres d’objets » (M. Charpy), où se produisent toutes sortes de jeux, d’intentions et d’inflexions. La nature morte – au XIXe siècle, le genre lui-même et sa taxinomie sont débordés par l’expansion et la colonisation des objets et des choses se multipliant comme une « immense végétation », comparée par Baudrillard à « une flore ou une faune » (Le Système des objets, 1968) – semble être privée d’autonomie (elle est « décorative », vouée aux dessus de portes, trumeaux, bibelots, marqueteries, enseignes, planches encyclopédiques, culs-de-lampes des chapitres de livres). Elle est condamnée à être intégrée en annexe à un plus englobant et régissant support ou contenant – selon la métaphore benjaminienne de « l’étui » –, vouée à la représentation de la marchandise, de la camelote ou des déchets, objets abandonnés, dévalués, objets au repos, objets faisant la pause, objets posés, objets hors-récit, hors-utilisation, hors-mouvement, sans prestige (représentant des outils ou de la nourriture, elle est près du corps, de la cuisine, des femmes), sans ironie (la nature morte ne serait que prosaïque et « sérieuse »), sans transposition possible (existe-t-il des natures mortes en musique, en littérature, en sculpture, en architecture ou au cinéma ?). Un simple hors-jeu pictural, une sorte de no man’s land dépourvu de sens, de narrativité, de valeur, en littérature un simple sous-genre du paysage ou de l’« intérieur », donc toujours plus ou moins privé de quelque chose ? Mais pour certains historiens d’art (V. Stoichita), elle est le genre par lequel la peinture peut s’émanciper, s’autonomiser et se penser comme peinture « pure », indépendamment des objets et sujets qu’elle représente. Elle serait également un genre pleinement sémantisé, un genre épidictique ou « moral ». Toute nature morte serait-elle plus ou moins une « vanité » ou relèverait-elle du « fétiche », de la « relique » ou du « testament », en devenant un « objet-personne » (N. Heinich) ? Au XIXe siècle, la nature morte ne serait-elle pas le genre emblématique du monde ? – d’un certain monde, industriel, consumériste et capitaliste, dont elle peut faire (c’est le propre du genre de l’épidictique) aussi bien la critique que la louange.

Ce dossier de Romantisme voudrait inviter ses contributeurs à répondre à l’invitation formulée par Michel Foucault dans Les Mots et les choses (1966) : « poser pour la première fois un regard minutieux sur les choses elles-mêmes », au XIXe siècle capitaliste et industriel où l’on produit des objets en abondance et en série, où on les consomme avec voracité, où on les désire ardemment, dans un régime de fascination ambiguë. Car en dépit de leur qualité matérielle, de leur rareté ou de leur médiocrité, les choses et les objets invitent à penser et à rêver, tant on projette à leur surface de sentiments intimes, de désirs à assouvir et d’affects voilés.

PISTES DE REFLEXION :

1)- La nature-morte en peinture et en photo au XIXe siècle : statut, typologie, tendances, thématiques, genres et typologie des supports et des compositions. Rapport au courant réaliste, à l’ère consumériste, à l’envahissement des objets industriels. Objets, marchandises et choses. Le kitsch. Ses dénominations dans les diverses langues (still-life, etc.)

2)- La nature morte « englobée » (incluse) dans le coin d’un plus vaste tableau à autre sujet (portrait, paysage, tableau de genre, d’histoire, « Intérieur »…) au XIXe siècle. N’est-elle, plus généralement, qu’un sous-genre du « Paysage », ou de l’« Intérieur » ?

3)- La nature morte est-elle « exportable » (musique ? cinéma ? architecture ? caricature ? arts décoratifs ? céramique – voir la vogue des plats en néo-Palissy au XIXe siècle ?). Peut-on parler de « nature morte » en littérature – en poésie ? dans le roman ? – au théâtre ? Y a-t-il un « style » de la nature morte en littérature (effet de mise en liste, parataxe, métonymies et métaphores, rythmique particulière etc.) ? Rapport aux divers  genres littéraires.

4)- Nature morte et effets de sens : existe-t-il des natures mortes sérieuses, ironiques, comiques, symboliques, caricaturales, fantastiques (Grandville), allégoriques (les « Vanités »), épiques, « genrées » (les ingrédients d’une cuisine féminine d’une part – voir les tableaux de la visite du Christ chez Marthe –, les trophées d’une chasse virile d’autre part) etc. ? Quels « effets » de la nature-morte (l’effet de réel ; le trompe-l’œil ; la polarisation de l’attention ; la mise en demeure du monde ; un effet d’intérêt local –Valéry) de « proximité » (W. Benjamin) ? Louange ou critique (épidictique) du monde des objets. La nature morte comme effet de don, d’accueil. Comme scène d’une Cène ?

5)- La nature morte comme illustration (« illustrante », en annexe) : publicité, livres de gastronomie, arts de dresser une table, planches d’encyclopédies, prospectus, enseignes.

6)- L’étalage, la vitrine de musée ou de magasin (d’exposition), le dessus de cheminée, le reposoir. Tout groupement (sun-) d’objets  (syn-thétique, sym-bolique, syn-crétique, sy-métrique…) sur un support fait-il une nature morte ? Une collection est-elle une nature morte ? Pose, pause, composition, déposition, exposition. Typologie des voisinages.

7)- Le discours de la critique d’art, des Salons sur la nature morte au XIXe siècle.  Les raisons de la dévalorisation de la nature morte dans la hiérarchie des genres. Y a-t-il une théorie de la nature-morte au XIXe siècle ? Un enseignement de la nature morte ? Des manuels ? Y aurait-t-il à l’inverse (mais où ?) un « retour » de la nature morte, la redécouverte de certains artistes du XVIIIe siècle (Chardin…) chez certains historiens de l’art et écrivains (Goncourt…) ?

8)- Les concepts de la nature-morte (au XIXe siècle) : le petit, le manipulable, le détail, le face-à-face, la proximité, le « à hauteur d’homme », l’intime, l’infime, l’hétéroclite, le banal, le prosaïque, l’ordre et le désordre, la place et le déplacé, le voisinage incongru.

9)-Temps, récit et espace dans la nature morte. Tout objet est-il impliqué, prospectivement ou rétrospectivement, dans un récit ?

10)- Formes et structures de la nature morte picturale au XIXe siècle : le plan vertical, le plan horizontal (le « coin de table »), l’alignement, la pyramide, le tas, le vrac.

11)- L’objet/ La chose vs l’animal/le végétal.

12)- Nature morte et méta-re-présentation : les natures mortes représentant des livres, des objets iconiques (statuettes), des images, des tableaux, des mannequins, des bibelots figuratifs, des constructions déjà esthétisées (bouquets).

13)- Etudes de cas, d’un tableau.

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ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Bertrand-Dorléac (Laurence) : Pour en finir avec la nature morte (Paris, Gallimard, 2020)

Caraion (Marta), dir. : Usages de l’objet, Littérature, histoire, arts et techniques, XIXe-XXe siècles (Seyssel, Champ Vallon, 2014).

Caraion (Marta) : Comment la littérature pense les objets (Ceyzerieu, Champ Vallon, 2020).

Charpy (Manuel) : Le théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle et identité sociale. Paris, 1830-1914, Lyon, Ecole normale supérieure, 2010.

Hamon (Philippe) : Rencontres sur tables et choses qui traînent. De la nature morte en littérature (Genève, Droz, 2018).

Jollet (Etienne) : La Nature morte ou la place des choses (Paris, Hazan, 2007).

Heinich Nathalie, « Les objets-personnes. Fétiches, reliques et œuvres d’art », in Bernard Edelman et Nathalie Heinich, dir., L'art en conflits. L'œuvre de l'esprit entre droit et sociologie, (Paris, La Découverte, « Armillaire », 2002).

Schapiro (Meyer) : « Les Pommes de Cézanne. Essai sur la signification de la nature morte » et : « L’Objet personnel, sujet de nature morte. A propos d’une notation de Heidegger sur Van Gogh », dans : Style, artiste, société (trad. fr. Paris, Gallimard, 1982).

Sterling (Charles) : La Nature morte de l’Antiquité à nos jours (catalogue, Paris, RMN, 1952)

Stoichita (Victor) : L’Instauration du tableau : métapeinture à l’aube des temps modernes (Droz, Genève, 1999).

N° spécial de la Revue d’Histoire Littéraire de la France, n°2, 2018 (« Littérature et nature morte au XIXe siècle »).

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Propositions d’articles à remettre pour le 1er septembre 2021 à :

Philippe Hamon : philippe.hamon56@gmail.com

Bertrand Tillier : bertrand.tillier@univ-paris1.fr.