Essai
Nouvelle parution
M. Niqueux, Julia Danzas (1879-1942). De la cour impériale au bagne rouge

M. Niqueux, Julia Danzas (1879-1942). De la cour impériale au bagne rouge

Publié le par Université de Lausanne

Michel Niqueux,

Julia Danzas (1879-1942). De la cour impériale au bagne rouge, Syrtes, 2021.

EAN13 : 9782940628513.

Préface d'Etienne Fouilloux

Parution : février 2020,  éditions des Syrtes, Genève

Nombre de pages : 394

Prix : 22 €.

 

 

 

Le livre qu'on va lire opère une double résurrection : celle d'une femme russe du XXe siècle hors du commun et celle d'une œuvre méconnue. Née en 1879 à Athènes, d'un père diplomate, Ioulia Nicolaïevna Danzas est la descendante improbable d'un noble gascon émigré en Russie au temps de la Révolution française et d'une grande famille grecque d'Istanboul. Loin d'être isolé, son cas illustre le cosmopolitisme d'une partie de la noblesse d'Empire dans la Russie du XIXe siècle. Plus que certaines des filles de cette noblesse, Julie Danzas reçoit une éducation soignée qui lui permet d'entreprendre des études supérieures et même de fréquenter un temps l'université de Paris. Elle mène ensuite une vie en partie double. D'une fidélité sans faille au régime tsariste,  ce qui n'en fait pas pour autant une nationaliste russe, elle occupe une fonction de demoiselle d'honneur auprès de l'impératrice Alexandra Fiodorovna, femme de Nicolas II. Préposée aux œuvres caritatives et sociales de la tsarine, elle n'ignore donc pas la misère des couches populaires de Saint-Pétersbourg, mais se défie de l'entourage raspoutinien de sa souveraine. Cette tâche lui laissant des loisirs, elle peut laisser libre cours à ses interrogations métaphysiques, qui en font une figure représentative de « l'âge d'argent » de l'intelligentsia russe au début du XXe siècle : d'abord attirée par le scientisme hérité de son père, elle entame une quête spirituelle qui lui fait côtoyer la Gnose plutôt que l'Église orthodoxe officielle, trop engluée dans le siècle et trop dépourvue de ressources intellectuelles à ses yeux.

Le monde auquel elle est attachée s'effondre en 1917. La guerre déclarée, Julie Danzas s'engage avec ardeur sur le front au service de l'Empire  : dans la Croix-Rouge d'abord, auprès des blessés, puis comme sous-officier dans un régiment de cosaques, ce qui n'est pas banal. La chute du tsarisme et le coup d'État de Lénine, qu'elle vit comme un suicide national, bouleversent son existence. Elle y survit grâce à son bagage universitaire, comme enseignante et bibliothécaire, et participe au bouillonnement spirituel de Pétrograd au lendemain de la révolution. Sa conversion au catholicisme en 1920, aboutissement d'une longue quête mystique, entraîne sa chute. Membre de la petite communauté orientale de l'exarque Nicolas Fiodorov sous le nom de sœur Justine, elle arrêtée comme lui en 1923 et condamnée à dix ans d'internement.  Elle aurait pu sombrer, comme tant d'autres, dans la nuit et le brouillard du monde concentrationnaire. Elle en réchappe en 1932 grâce à l'intercession de Gorki, qui a pu apprécier ses qualités intellectuelles, et à un rachat par son frère émigré en Allemagne. Désormais membre du tiers-ordre de saint Dominique, elle ronge son frein dans le monastère occitan de Prouilhe, jusqu'à ce que l'Ordre des frères prêcheurs lui permette de mieux utiliser ses compétences. En septembre 1934, elle rejoint à Lille l'équipe du Centre dominicain d'études russes Istina du père Christophe-Jean Dumont qui lui doit une bonne part de ses publications, dans la revue Russie et Chrétienté notamment.

Après avoir suivi le Centre à Paris en 1936 et obtenu difficilement la nationalité française, elle part pour Rome à l'automne 1939. Accueillie par le cardinal Tisserant, secrétaire de la Congrégation pour l'Église orientale, elle y termine sa vie aventureuse en 1942.

Ainsi résumé, le parcours de Julie Danzas semble couler de source. Illusion ! Pour le reconstituer, Michel Niqueux a dû assembler patiemment les multiples pièces du puzzle que fut la vie de son héroïne et vaincre de nombreuses difficultés, rareté et dispersion des sources en particulier, qui l'ont obligé à faire flèche de tout bois, sans pour autant parvenir à supprimer toutes les zones d'ombre : ainsi la formation universitaire de Julie Danzas à Paris demeure-t-elle mal connue. Fondée sur les documents autobiographiques, de rares documents officiels et des témoignages indirects, la partie biographique de son travail est un modèle du genre.

La seconde partie n'est pas moins intéressante, car elle démontre la cohérence et l'importance d'une oeuvre, d'autant plus difficiles à restituer qu'elle est pour partie inédite, écrite sous divers pseudonymes et dispersées en trois langues différentes, le russe, le français et l'italien. Le choix de Michel Niqueux illustre trois des cinq volets de cette œuvre édifiée au milieu des pires difficultés. Il ne reprend pas les travaux de jeunesse de Julie Danzas sur les origines du christianisme ni son livre important sur la Gnose (1913, en russe). Il ne reprend pas non plus ses travaux pour Istina sur les bouleversements de la société soviétique au tournant des années 1920 et 1930, qui n'ont plus aujourd'hui qu'un intérêt historique. Nostalgique de l'empire des tsars et victime du nouveau régime, Julie Danzas n'éprouvait aucune sympathie pour celui-ci, mais sans verser toutefois dans un anticommunisme primaire : armée d'une documentation de première main, elle voulait faire comprendre ce qui se passait en URSS et non prononcer des condamnations a priori. Les textes sélectionnés par Michel Niqueux illustrent bien les trois autres volets de son oeuvre. Tel est le cas pour ses travaux sur l'histoire des origines et l'expansion du christianisme en Russie, ainsi que, de façon de façon connexe, pour ceux sur les développements récents de la pensée religieuse russe. Aussi solides que ses travaux sur l'Union soviétique, ils ne sont pas non plus exempts d'une discrète volonté apologétique : c’est l’idéal de catholicité qui lui a fait rejoindre l’Église catholique, et c’est cette catholicité qu’elle aspire à retrouver dans une orthodoxie qu’elle voudrait voir revenir à ses sources universelles.

Mais la partie la plus attachante de l'oeuvre est son versant autobiographique. Tout en le publiant in extenso en russe dans un autre cadre, Michel Niqueux cite largement le journal inédit intitulé « Seule avec moi » (1914-1922), véritable « histoire d'une âme » dans laquelle se lit le lent cheminement de Julie Danzas vers le catholicisme. Et il reprend in extenso Bagne rouge, qui n'a guère suscité d'échos lors de sa publication, anonyme mais facilement identifiable, en 1935. D'une manière dont la sobriété ne nuit pas à l'effet sur le lecteur, Julie Danzas y décrit son voyage à travers le Goulag, au cours duquel elle a bien failli disparaître. Son témoignage aurait dû alerter par sa précocité, mais surtout parce qu'il est le fait d'une femme, ce qui est exceptionnel. Par delà des renseignements précieux sur les camps d'Irkoutsk ou des îles Solovki, deux traits retiennent particulièrement l'attention : la longueur et la rigueur des déplacements en train entre les différents lieux de détention ; et la particularité de la population féminine du Goulag où la proportions de détenues de droit commun est très supérieure à ce qu'elle est dans les camps masculins, ce qui accroît d'autant la dureté des conditions de vie des « politiques » et des « religieuses » parmi elles. Bagne rouge n'est pas un témoignage de plus sur l'univers concentrationnaire soviétique, mais une pièce unique en son genre, dans tous les sens du terme.

Née à Athènes et morte à Rome, après avoir séjourné à Saint-Pétersbourg, aux îles Solovki et à Paris, Julie Danzas a vécu l'une de ces vies que le terrible XX siècle a broyées. Comparable sur bien des poins à ceux d'Ettie Hillesum, de Margarete Buber-Neumann ou d'Édith Stein, son itinéraire éclaire d'une lumière sombre, non seulement l'histoire de la Russie entre tsarisme et communisme, mais aussi et surtout l'histoire religieuse de la Russie en révolution.

Étienne Fouilloux

Professeur émérite d'histoire contemporaine

Université Lumière – Lyon 2 

 

SOMMAIRE

Préface, par Étienne Fouilloux                                5

PREMIÈRE PARTIE

Une « existence extraordinairement mouvementée »

PRÉSENTATION

Des sources inédites                                        

Une docu-biographie                                        

Conventions                                           

I - Devant les énigmes du monde

Noble russe d’ascendance française                                

Questions et aspirations de la pensée (1906)                       

II - Demoiselle d'honneur de l'Impératrice

Un « mysticisme malsain »                                   

Le drame de l'Impératrice Alexandre Fiodorovna. Raspoutine               

Dans les salons politico-religieux de Saint-Pétersbourg                   

La défense de l'Empire                                    

III - Du gnosticisme au christianisme

À la découverte du catholicisme                                

La quête de la divinité. Aperçus de l'histoire du gnosticisme (1913)           

Seule avec moi. Journal inédit                                

« J'ai toujours souffert d'être une femme »                           

IV - Dans la guerre et la révolution

Sur le front (Seule avec moi)                                    

La révolution de février 1917 : « la Russie périt ! la Troisième Rome est morte ! »     

Le défaitisme : un « suicide national »                            

Après la révolution d’octobre : bibliothécaire et enseignante                

Collaboratrice de Gorki                                    

Seule avec moi (suite)                                        

V - SŒUR JUSTINE

L'Union de la Sagesse universelle                                

Sœur Justine                                            

    Le choix du rite oriental                                

    La communauté du Saint-Esprit                            

Seule avec moi (suite) : « La quête est achevée, je suis moniale »                

Justina ! Justina ! Itinéraire de l'âme vers Dieu (L'ineffable)

VI - le « bagne rouge » (1924 - 1932)

L'arrestation                                            

Le camp des îles Solovki                                    

L'intercession de Gorki. La libération                            

VII - En France : soviétologuE ET HISTORIENNE DE LA PENSÉE RELIGIEUSE RUSSE (1935 - 1939 )

Au monastère de Prouilhe : un « suicide spirituel » et intellectuel                 

Au Centre dominicain d’études russes Istina. Russie et chrétienté                

    Les ouvrages publiés par Istina                            

    Les dossiers sur les problèmes sociaux de l’URSS                    

    Les comptes rendus et les revues de la presse soviétique                

    Les articles sur l’Église et la spiritualité russes                    

Contributions à l’Histoire générale de l’Église                        

Entretiens. Messager des Russes catholiques en France (1938-1940)            

Une difficile naturalisation française                                

VIII - DANS LA VILLE ÉTERNELLE

La théologie catholique et l’athéisme marxiste (1941)                    

Les derniers jours                                        

Conclusion : Une vie en enfer et au paradis                            

 

DEUXIÈME PARTIE

Textes

Confessions et souvenirs 

*Ce que je suis                                        

*Seule avec moi                                        

*L’ineffable                                            

*Un cas de possession                                    

Bagne rouge                                            

Histoire du christianisme en Russie

Le nationalisme religieux russe                                

*L’intercession mariale dans la piété russe                            

*La restauration du Patriarcat et l'Église dans la Révolution                 

La cour de Russie et Raspoutine

*Le moujik sacré.                                        

Bibliographie, abréviations.